Resituons. La collection Re:pacific de la maison d’édition lausannoise art&fiction propose des livres rédigés par des artistes – comprenez, des auteurs qui ne viennent pas forcément des Lettres. Sans titre d’Hubert Renard retrace les souvenirs d’une œuvre d’art fictive, ou Le Dossier Alvin d’Alessandro Mercuri raconte la vie d’un sous-marin de poche. Le dernier de la pile est signé Pierre Escot. Le Carnet Lambert est une tentative de définir ce qu’est le Carnet Lambert. Un programme borgésien auquel Pierre Escot s’attelle avec sériosité, humour et virtuosité. Ainsi commence le livre :
Les yeux ouverts
le fardeau imaginaire
la mémoire vive
aucune formule ne restreint la légende.
Carnet Lambert
faites que quelque chose reste droit
n’importe quoi
mais qu’au moins cette chose reste droite
la vue devient de plus en plus faible
faites que je puisse voir encore.
Des hommes sont venus.
Ils parlaient fort pour se vendre
ils n’arrêtent pas de se vendre
entre les biscottes à beurrer et les nouvelles du jour.
Carnet Lambert, tout le monde le sait, ce n’est pas un secret.
Tout le monde le voit mais personne ne l’attrape.
C’est le premier élément d’une définition qui sera filée tout au long du livre. On apprendra que le Carnet Lambert « n’est pas un camion à pizza », « n’est pas un homme de l’espace », « n’a rien à voir avec une fourchette » ou bien « ce qui est dit interfère sur le Carnet Lambert. » Pierre Escot bâtit et renforce la légende d’un carnet mythique au nom si banal : ni Martin, ni Lefèvre, mais Lambert.
Chaque ouvrage de la collection art&fiction arbore un sous-titre annonçant le contenu. Ici, c’est Extraits. Les pages ne contiennent que les fragments d’un tout, dont l’auteur-même ne soupçonne son intégralité. Ce dernier ne rechigne pas à parler du Carnet Lambert : « c’est un texte cubiste, à plusieurs attaques. C’est la thèse et l’antithèse. Ce n’est pas une parodie mais c’est parfois une autoparodie. L’idée, c’est de donner des pistes au lecteur. » Les pistes, justement, sont une alternance d’éclats de proses et de ce que Pierre Escot appelle de « textes programmatiques. » À plusieurs moments du récit, Pierre Escot braque et s’engage sur des thèmes : le kit, l’abonnement, l’emballage. Certains vers sont des amorces de pétards métaphysiques. Extraits choisis :
La collectivité a toujours raison, c’est sa croyance.
La croyance sert l’emballage.
L’emballage à toujours raison.
La raison, c’est la nécessité d’avoir un emballage.
D’ailleurs. Le Carnet Lambert est-il l’emballage ? Le Carnet Lambert est-il un kit ? Ou l’inverse ? Cela sera selon votre appréciation.
Pierre Escot a commencé à l’écrire en 2000. Le point de départ est seulement le titre. En 2004, Pierre Escot a rédigé 60 % du texte, mais il mettra près de 8 années à l’achever. Entre-temps, il publie Planning. Ce texte, présenté sous forme d’un agenda, dépeint en quelques mots et bouts de phrases le quotidien sur une année d’une ordure finie. Pierre Escot avoue avoir eu du mal à terminer Le Carnet Lambert. Car si on ne sait pas où il débute on ne sait encore moins où il s’achève.
Plus qu’un objet littéraire, Le Carnet Lambert est une pièce d’art contemporain. Un manuel Fluxus à l’attention du lecteur. Si chacun voit dans la baleine blanche de Moby Dick ses propres obsessions, chacun comprendra le Carnet Lambert selon ses propres projections. L’ouvrage – Nécronomicon bienveillant – happe le lecteur, non pas dans une mise en abîme gadget, mais dans un vortex de proses. Une fois l’état de stupéfaction passé, nous commençons alors notre propre construction du Carnet Lambert. La lecture devient alors un acte créatif. Puisque le Carnet Lambert peut se lire dans le sens que l’on souhaite, notre propre Carnet Lambert ne sera donc constitué que de perspectives impossibles à la M. C. Escher. Et si l’on pense avoir déchiffré le fabuleux calepin, il faudra cependant recommencer, puisque n’oublions pas que Le Carnet Lambert n’est qu’une proposition du carnet Lambert.
Pierre Escot // Le Carnet Lambert // art&fiction
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