C’est l’histoire de quatre jeunes mecs blancs issus d’une ville française que personne n’arrive à placer sur la carte, c’est l’histoire d’un deuxième album qui ressemble à Giverny, en Normandie, et d’où sont issus les membres de You Said Strange, auteurs d’un « Thousand Shadows Vol. 1 » absolument impeccable dans sa volonté de réconcilier les guitares et ce qu’on appelait jadis le rock de salon.

« Le beau est toujours bizarre ». La citation n’est pas de Christophe, qui s’en servira pour le plus célèbre de ses albums tout en colonnes romaines et en rock-smoking, mais de Baudelaire. C’était en 1855 pour résumer l’Exposition universelle à Paris, et ce qu’on n’appelait pas encore une punchline allait pas mal infuser dans la culture contemporaine, au point que la phrase soit ces jours-ci utiliser à tort et à travers à propos de n’importe qui, n’importe quoi.

Pas certain que les frères Carrière aient beaucoup pensé à Baudelaire en créant You Said Strange en 2011. Dix ans plus tard, et alors que sort leur deuxième album « Thousand Shadows Vol. 1 », on est tout de même troublé par la bizarrerie qui l’entoure, tant l’idée même d’écouter un album de rock chez soi semble être devenue anachronique, martienne. Autant même que le concept d’un groupe de mecs prêts à supporter l’odeur de leurs chaussettes respectives dans des hôtels miteux pour être payés au Smic à jouer dans des salles pour des gens masqués flashcodant leurs smartphones pour commander des bières. Ce n’est d’ailleurs pas la seule raison qui explique l’étrangeté de ce disque tombé du ciel ; l’autre étant qu’il propose une vision lumineuse au-delà des amplis branchés et de la joie animale qu’on peut avoir à faire joujou avec une guitare au volume 10. Et ça, c’est aussi de plus en plus rare.

Peut être une image en noir et blanc de 5 personnes et texte qui dit ’THOUSAND SHADOWS THEY AGO WHILE YOU SAID Believ 3лanaR housand main the Y by STRANGE лeme here em could tall USI they million while for i 2 say could stand can hopedthe here feared they're shadows drifted trembling tall A million door Believe say thon the SAY VOL. Here is our Second Album This the first it Play it loud Here our Second Album first part of it Play it loud’

Avant cela, You Said Strange s’était déjà fait un nom en accolant le sien à celui de Peter G. Holmstrom, guitariste co-fondateur de The Dandy Warhols. C’est à lui qu’on doit la production du premier album « Salvation Prayer » (2018), signé d’ailleurs chez des Anglais (Fuzz Club), preuve que les frontières entre la Normandie et l’Anglo-saxonnerie sont aussi minces que celles entre Eric Zemmour et le bras droit levé.
Trois ans plus tard, et sans transition, « Thousand Shadows Vol. 1 » fait l’effet d’une petite bombe. Et c’est un peu comme si le groupe s’était auto-bombardé, puisque le disque a été enregistré à la maison, à Evreux, loin des distractions (cf les années Covid) et presque loin du lointain, aurait-on envie de dire. Un home studio, une console analogique, des câbles branchés. Basta. Ah non, on oubliait : il y a des vrais morceaux, comme dans un jus d’orange mal pressé, à commencer par ce titre d’ouverture (Mourning Colors) qui donne immédiatement la couleur : une section rythmique montée comme une cavalerie, des riffs hésitant entre coldwave et post-punk et cette voix d’outre-tombe grattant la terre pour un peu respirer. Une sorte de suicide raté, en somme, et qui fait beaucoup penser à Television pour l’entremêlement des cordes qui donne parfois l’impression d’un son absolu ; là où tant d’autres disques s’épuisent à simplement enregistrer des instruments sur la même mesure. D’ailleurs, quelqu’un a-t-il des nouvelles de The Horrors ?

On pardonnera l’hommage un peu trop appuyé de Thousand Shadows au Lust for Life d’Iggy Pop ; idem pour l’accent anglais qui permet au moins de comprendre l’essentiel des paroles – mais est-ce vraiment le plus important ? Ce dont on se souviendra en revanche, c’est de la capacité de ce disque à faire oublier sa couleur (du noir clair, genre de la gouache mouillée) et ses origines (le rock) pour ouvrir le champ des possibles ; on pense notamment à la seconde partie vrillant légèrement vers l’art rock de Roxy Music avec des cuivres et des sax ; des sons qu’on entend désormais beaucoup moins que la vibration des notifications sur nos smartphones.

Si ce papier semble un peu obsédé par la boite carrée qui nous sert aujourd’hui de lien au monde, c’est peut-être parce que « Thousand Shadows Vol. 1 » permet de s’en écarter pendant 33 petites et longues minutes. C’est cette bizarrerie qui s’impose au finish, ce petit miracle consistant à absorber l’auditeur dans quelque chose qu’il croyait avoir oublié, la possibilité d’un disque rock qui s’écoute en solitaire, pour ses pleins et ses déliés, ses montées et ses descentes ; ses variations, en gros. Comme un voyage à travers les hautes montagnes de Normandie (LOL), et une arrivée sur Landed, piste de clôture comme on en entend peu, pas bâclée ni cuite vite fait au micro-ondes, mais qui pue la jouissance de quatre gars heureux de communier dans un western enfantin. Et Baudelaire de conclure, dans son compte-rendu de 1855 :  « je ne veux pas dire que le beau est volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie naïve, inconsciente… ». OK Charles, on a compris : « Thousand Shadows Vol​.​1 » est clairement l’un des meilleurs albums de rock français sortis en 2021.

You Said Strange // Thousand Shadows Vol​.​1 // EXAG Records, Le Cèpe Records, Freakout Records
https://yousaidstrange1.bandcamp.com/album/thousand-shadows-vol-1

En concert à la Maroquinerie, le 17 décembre.

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