Tarbes est une ville sans intérêt. Pourtant, j’y reviens sans cesse car c’est là que je suis né, et que j’ai grandi. Musicalement, j’ai peu de raisons d’être fier de ma ville : entre Yvette Horner et Boulevard des Airs, pas de quoi frimer. Oui, sauf qu’il y a aussi Agnès Gayraud, La Féline, et sa pop moderne unique. Dans son dernier album, le quatrième, elle se penche sur ses souvenirs de la ville.

Musicalement, Agnès Gayraud y prouve qu’elle fait toujours partie de ces artistes essentiels dans le paysage. La qualité des arrangements, l’intelligence des paroles : ce qui fait aimer ses précédents disques est toujours là. Que l’album soit mieux ou moins bon que les précédents est secondaire, ils forment tous une œuvre cohérente et de qualité. Mais surtout, je suis bien incapable de trancher. Parce que l’impact de cet album est disproportionné à mes yeux. Et profondément ambigu.

La Féline - Tarbes - Indiepoprock

Comment juger avec recul un album s’ouvrant avec des mots collant au mot près à ma situation ? Elle comme moi avons quitté Tarbes après le lycée, durant lequel la certitude du départ était déjà là. Je pense moi aussi aux Pyrénées à l’ombre desquelles j’ai grandi ; je vais moi aussi dormir chez ma mère durant les quelques fois où je peux revenir. Nous y faisons la même chose : y revenir. Et arrivé au second titre de l’album, je partage le même constat. Tarbes est une ville moyenne, post-industrielle, ancienne garnison devenue ville quasi-fantôme après la fermeture d’un arsenal qui faisait office de poumon économique. Une ville qui « n’est pas la dernière », et c’est peut-être le pire tant son nom suscite l’indifférence (alors que tout le monde ou presque connaît la voisine Lourdes).

Bref, une ville comme tant d’autres. « À peu près » précise la chanteuse. Ce peu qui fait toute la différence. Ce peu chargé de souvenirs. Parce qu’entendre prononcer les mots « Caminadour », « Jean-Baptiste Reffye », « Brauhauban » ou lire le nom « Solazur » est profondément lunaire à mes yeux. Ces endroits qui n’existaient alors que pour moi et mes amis d’enfance deviennent une forme artistique. C’est donc ça, ce que ressentent les fans caennais d’Orelsan ?

Mais c’est là qu’émerge un rapport étrange à ce disque. Son Tarbes n’est pas le mien. « Je t’aime comme tu es », chante-t-elle, « je n’aime pas qu’on te critique ». Moi je ne fais que ça. Je n’aime pas la ville. Comment expliquer cette différence ? Déjà, nous avons 17 ans d’écart : je n’ai même pas vécu le déclin de la ville, je l’ai vu déjà endormie. Mais surtout, contrairement à elle, je n’y ai jamais vécu. Mon univers jusqu’à mon bac, c’était Vielle-Adour, village de 600 habitants à 10 kilomètres au Sud de Tarbes. Sans même une boulangerie ; juste un garage, et des jeunes n’ayant que le rugby et les bécanes pour tuer le temps. À la place des dealers des bords de l’Adour, je côtoie plutôt les paysans du village. Nous n’avons même pas fait le même lycée : elle était à Théophile Gauthier, à deux pas de la place de Verdun. Moi à Marie Curie, plus excentré, au Sud. Deux kilomètres à pied : un monde de différence. Les lieux fréquentés ne sont pas les mêmes, je ne fréquente que très peu le centre-ville. Il reste, encore aujourd’hui, un monde extérieur, où je ne passais que si vite.

Tout ceci provoque un dédoublement dans mon écoute du disque, parfaitement incarné par le titre Le Garçon Sur Le Toit et son ambiance bashungienne. Je connais cet univers, je l’ai côtoyé. Mais jamais vécu. Si la ville est un territoire où elle évolue naturellement : je lui ai toujours été antagoniste. L’attachement n’est pas le même. Trop proche pour me laisser entraîner dans sa vision ; trop lointain pour ne pas sentir une étrangeté.

Pourtant, le fond émotionnel est identique. Celui qu’on développe en grandissant dans un coin de France dont on sait qu’il ne compte pas. Avec, en fond, la certitude d’un ailleurs à venir – loin d’ici. Que la vie se fera hors de cette morne prison. Mais avec déjà une échappatoire : la musique. Moi aussi « je sentais la musique ». Ces moments nous ont construit, et nous ont menés à nous faire face à travers ce disque. Quel étrange reflet me renvoie La Féline. Celui venu d’un passé révolu, et pourtant toujours là, à la faveur d’une ville figée. Si Tarbes est endormie, je vous laisse d’ailleurs imaginer la vitesse de transformation de mon petit village. Oui, mais dans tous les cas, il n’est plus le territoire vécu. Il est le territoire délaissé. « Tout doit disparaître » : mais alors pourquoi tout est encore là ? Quelles choses avons-nous laissées en suspens à notre départ ?

Malgré ces décalages, si légers qu’ils font voir le disque flou, une chose ne trompe pas. À l’écoute du disque, je sens que nos regards sont les mêmes. Celui que l’on portait auparavant vers le Nord, alors qu’on ne pensait qu’à partir. Puis celui que l’on pointe désormais vers le Sud. Vers les Pyrénées, ce socle immobile, ce rempart protecteur. Maternel. J’ai grandi sous la protection du casque du Lhéris, elle à l’ombre de la Panthère des Pyrénées. Rien d’étonnant à ce que le titre soit le morceau de bravoure du disque. Grandir en voyant ce paysage imposant à structuré nos pensées, sans doute même plus qu’on ne l’imagine. Elles ont un goût d’enfance, une matrice à laquelle on ne peut que revenir. Toute la richesse de Tarbes réside en dehors de la ville : dans ces montagnes dont elle est la porte d’entrée. Avec elles toute une culture, qui surgit brièvement dans le titre « Fum », qui me transperce de part en part, avec ces polyphonies dont je n’ai compris la richesse qu’après mon départ. Et cet accordéon, non pas en clin d’oeil à Yvette Horner donc, mais bien éloge de la beauté d’un instrument que je défendais déjà ici il y a bien longtemps (c’est à dire avant le covid). La beauté pure de ce titre est-elle aussi évidente à qui ne connaît pas la région ? Aucune idée. Je suis pris dedans.

En réalité, le plus grand choc est venu au début de l’album, avec les premières secondes de Une ville moyenne. Avec ces voix prises sur le vif, et leur accent caractéristique. Sans doute que toute personne née au Nord de Bordeaux n’y perçoit aucune différence avec un autre accent du Sud. Pour moi, il est synonyme d’enfance. C’est en partant que j’ai découvert que je le portais aussi en moi. Pour Agnès Gayraud comme pour moi, ce choc du retour se fait sentir dès le quai de gare. Je n’ai aucun regret d’être parti. Mais je ressens le besoin de me confronter, encore et toujours, à cette part de moi. Au besoin de défendre cette culture. C’est pourquoi, comme elle, je reviens encore et toujours à cette ville que je n’aime pas. Mais qui est la clé de mon cœur. Et quand je prends la route de Pau pour retourner chez moi, j’ai moi aussi un petit pincement. Et plus assez de mots pour le dire.

La Féline // Tarbes // Kwaidan Records
https://lafeline.bandcamp.com/album/tarbes

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