La première réflexion qui s’impose à l’écoute de « Benidorm Dream », c’est que le plus important dans la musique n’est pas forcément ce qu’on entend. Un disque, quel qu’il soit et pour autant qu’on l’écoute jusqu’à sa fin, ce sont des centaines d’interstices où viennent se loger des notes invisibles et une part de nos propres fantasmes ; trois notes juxtaposées qui évoquent ce morceau qui passait à la radio le jour de votre premier baiser, un son de basse fretless rappelant les disques de jazz rock qu’écoutait papa le dimanche à la maison, bref plein de choses subjectives qui permettent à l’objet qu’on entend de devenir cette autre chose que l’objet qu’on entend, et dans lequel l’auditeur injecte une part de lui-même. Quand le transfert mémoriel échoue, on parle de disque de merde. Quand la projection fonctionne, et que l’on a réussi à s’approprier cette musique composée par un autre pour en faire ce film imaginaire où l’on joue bien plus que le rôle d’un spectateur, on parle d’une réussite. Evidemment tout un tas d’autres paramètres entrent en compte et viennent compliquer cette histoire déjà pas simple dite de la chronique de disque dans une époque qui n’en a plus rien à foutre. Selon que vous serez fonctionnaire ou lecteur du Figaro, esthète amateur de bon goût ou lecteur de Rock & Folk, unijambiste ou tétraplégique, allergique au concept de musique d’avant-garde inécoutable ou sensible au coton des T-Shirts arborés par 99% des musiciens n’ayant plus rien d’autre à se foutre sur le cul pour étayer leur prêt-à-penser, and so on…. Disons que l’évaluation d’un disque, en somme, tient à ce quelques détails qui font notre singularité face à la rondelle qui tourne.
Dans le cas présent, il est évident que si votre adolescence se résume à un best-of de Sting usé jusqu’à la corde par maman pendant qu’elle lavait vos caleçons maculés de taches honteuses, « Benidorm Dream » devrait sans surprise vous en toucher une sans faire bouger l’autre. En revanche, si les pyramides futuristes de Blade Runner vous ont mille fois plus obsédé que la fermeture du CBGB, que l’évocation du mot ‘’condor’’ vous évoque les synthés de la B.O. des Mystérieuses cités d’or et que le Gabber vous rappelle ce bout d’adolescence merdique des années 90 passées avec une veste en jean siglée Metallica à danser comme un mongolien sous sédatif sur des beats technos inavouables, il y a fort à parier pour que « Benidorm Dream » évite la poussière sur votre discothèque, aujourd’hui, demain et même après.
On se gardera bien d’hurler au chef d’œuvre – le mot a depuis longtemps été vidé de son sens, mais « Benidorm Dream » est au moins l’œuvre d’un chef indien dont le talent premier réside dans sa capacité à diluer dans l’inconscient collectif une dose d’agressivité répulsive que même la vision cauchemardesque de David Guetta remixant le Boléro de Ravel avec un clip de Woodkid en bonus peinerait à égaler. A la tentation d’un instant de modernité éphémère où tout se jouerait sur les codes du moment (pyramide de franc-maçonnerie + typo fluo + ritournelle psyché-minimaliste sur fond de refrain contestataire synchronisable pour une pub de parfum Givenchy), Koudlam répond par un disque intense où tout commence par une pochette digne des meilleurs livres de Stephen King. C’est un disque d’horreur mélodique où le coup d’état est permanent, où le single (Negatif Creep) est électroniquement anxiogène, et où les meilleurs titres (Transperu, Landc Apes et ses cris d’aigles bioniques, Nostalgia et ses douze minutes de romantisme post-urbain) donneront suffisamment de grain à moudre aux torréfacteurs du bon goût. Le Cardinal de Retz ayant déclaré qu’ « on est plus souvent dupé par la défiance », ne restait donc plus qu’à interviewer celui qui cristallise tant les esprits au points qu’autour de lui c’est le mur de Berlin revisité : d’un coté les fans qui crient au génie, de l’autre ceux qui hurlent à l’imposture.
L’entretien est réalisé au studio du label Pan European. Après 30 minutes d’échauffement à discuter d’alcoolisme et de cet improbable T-Shirt de Michael Jackson floqué façon maillot du PSG qu’arbore le chanteur ce jour là (« un truc trouvé en Inde », ça s’invente pas), il est enfin temps de lever le voile sur ce mystérieux rêve de Benidorm, cité balnéaire espagnole reconverti le temps d’un disque en voyage au bout de l’enfer paradisiaque.
Lorsque j’ai reçu l’EP précédent « Benidorm Dream », l’esthétique sonore, le clip de Jamie Hartley, tout cela m’a donné l’impression d’avoir affaire à une musique visuelle, un objet qui se regarde plus qu’il ne s’écoute et qui se partage ; en bref une musique exportable sur les réseaux sociaux [Koudlam tique] Et bref je me demandais, pour débuter l’interview, quel était ton avis sur cette interprétation.
Ce n’est pas réfléchi, mais je vois ce que tu veux dire. Après le recul on peut l’interpréter de cette façon mais au départ c’est simplement avoir la capacité de composer la musique que je voulais écouter. Est-ce que par exemple tu vas dire ça d’un disque de Vangelis ? Bah non. La musique, c’est l’Art le plus instinctif, celui qui permet de donner une perspective du monde…
Reformulons alors. Depuis quelques années la musique se vide de son sens ; chacun sort des disques sans propos qui décrivent de moins en moins le monde qui nous entoure. Chez toi, et depuis le départ, il y a toujours un lien avec le monde dans lequel tu vis. Sur « Benidorm Dream », au delà de la musique agressive on entend l’Europe actuelle, le concept de divertissement poussé à son extrême, la critique du tourisme de masse. De ce fait, ça ne me semble pas se résumer à un simple disque, il y a plusieurs grilles de lecture.
Oui, ça carrément. En ça il y a l’idée d’un album concept autour de la ville – et c’est marrant d’ailleurs car j’ai appris récemment que Vangelis avait composé un disque entier à Rome coincé dans une chambre d’hôtel, nommé « The City » – mais oui, au départ il y a l’envie de faire un album dont la ville serait le héros. Mais en même temps, « Benidorm » initialement c’était juste un fantasme : j’ai presque voulu faire ce disque avant d’y aller, rien que le nom de la ville m’inspirait des chansons… C’était presque même pas la peine d’y aller pendant plusieurs mois.
Qu’est-ce que t’as foutu à Benidorm d’ailleurs, pendant tout ce temps ?
Euh… attend [Koudlam n’aime pas être interrompu, chaque réponse nécessite une concentration et un cheminement de pensée qui change d’avec les interviews monosyllabiques en mode junket de rockeurs analphabètes]. Le mot « Benidorm », ça sonnait bien, ça sonnait comme un gros Bouddha vulgaire et rigolard avec au bout, la sagesse. Et je me disais que ce serait cool que ma musique ressemble à cette idée. Après « Goodbye », mon but c’était de faire une espèce de variété du futur, limite standardisée, sauf qu’à la fin ça ne ressemble pas du tout à ça. Quand le premier single Negative Creep est sorti, tout le monde s’est jeté à pieds joints dans le truc ‘’gabber’’, moi le mouvement gabber j’ai rien contre mais c’était loin d’être une influence ; je pensais beaucoup plus au Jumpstyle, à tous ces gamins qui dansent dans des terrains vagues… Et au final, l’album ressemble pas du tout à l’EP. Tout le monde s’est ‘’excité’’ sur Negative Creeep alors que pour moi All For Nothing c’est un gros tube. Et j’ai vu personne en parler…
Tout à l’heure nous parlions d’urbanisme. Qu’est-ce qui te fascine dans le concept de ville ?
Depuis tout gamin je suis fasciné par ces zones délaissées où il se passe toujours un truc propice à l’errance, à l’imaginaire. Avec mon frère, on allait chez ma grand-mère en banlieue de Grenoble et on allait toujours jouer dans des coins démoniaques, taggés partout, tu savais jamais si un fou allait pas t’emmerder au coin de la rue et nous on jouait dans ces trucs pré-fabriqués… Et encore aujourd’hui, quand t’es dans une ville, tu vas où ? Qu’est-ce que tu fais ? Notre Dame c’est magnifique mais c’est à pleurer tellement tout idée d’émotion est neutralisée par le tourisme. L’ambition ce serait peut-être de louer des cars de touristes que tu emmènerais au bord du périph pour leur faire visiter les meilleurs tags révolutionnaires… Enfin bref, les lieux où l’on se sent le plus à l’aise sont toujours à la marge ; il y a un charme de science-fiction là dedans.
Quand on parle de toi, c’est souvent le mot « apocalypse qui revient et… [des amis entrent et sortent de la pièce, c’est le bordel comme toujours]
Ouais… c’est toi qui l’as inventé ce mot !
Ah non, il est même réutilisé dans la bio qui accompagne « Benidorm Dream ».
Arthur Peschaud [boss de Pan European, qui rentre dans le studio] : Tu sais que c’est un des premiers mots inventés par l’Homme ?
Bon c’était pas le sens de ma question. Le mot ‘’apocalypse’’ est devenu très connoté pour définir ta musique ; finalement est-ce que ta fascination pour la désolation urbaine ne se résume pas à ce moment où la nature reprend ses droits sur la construction humaine ? Ca s’applique à Benidorm comme aux pyramides incas…
Oui. C’est le principe de la ruine. Tu te rends compte que si tu laisses une autoroute à l’abandon pendant 5 ans, le truc est plié.. Oui, ça me fascine.
Le truc qui marche toujours pour composer un tube, c’est de créer les conditions d’une lutte inaudible et puis tout conclure par une harmonie.
Connais-tu le travail de cet artiste contemporain nommé William Basinski ?
Non.
Il est l’auteur de « The Disintegration Loops », un album dont l’originalité tient au fait que Basinski, en aout 2011, avait par hasard retrouvé de vieilles bandes enregistrées 20 ans plus tôt, et avait décidé de les transférer sur un support numérique pour rebosser dessus. Sauf qu’au fur et à mesure qu’il numérisait ces archives, les bandes magnétiques se désintégraient en imprégnant le nouvel enregistrement de la poussière produites par les particules d’oxyde de fer. Pour faire vite, le disque a été terminé le matin même des attentats du 11 septembre auxquels Basinski a assisté puisqu’il vivait à Manhattan, ce qui lui a permis de boucler la boucle sur le coté désintégration.
Ah ouais ? C’est pas lui qui se branle ?
Euh…
Ah merde, ça c’était une vidéo sortie un an après le 11 septembre ; c’était un type qui avait fait un clip où il se branlait devant une télé diffusant les images des deux tours s’effondrant… et la musique était cool.
Je te parlais de Basinski parce que c’est un formidable exemple d’altération d’une production humaine par la nature.
Effectivement. C’est vrai que dans le principe même de composition, ça vient avant tout d’une réflexion sur la matière, comme pour tout le monde ; une note en appelant une autre et ainsi de suite. C’est quoi déjà la citation connue de Mozart ? « Mettre uniquement en liaison des notes qui s’aiment ». Moi quand je fais de la musique, j’ai tendance à croire que je lie des matières qui s’aiment. Evidemment je ne sais pas comment on fait un bon morceau, mais certains principes fonctionnent toujours bien pour y arriver : le seul problème c’est qu’on les oublie. Le truc qui marche bien pour tous les musiciens c’est simple : tu crées les conditions d’une lutte inaudible et puis à la fin tu conclues tout par une harmonie. Ce que je suis en train de te dire, je me le dis à moi-même hein. Je me dis que si demain je fais ça, j’aurais un bon morceau, ah ah !
La recette d’un tube c’est donc : une friction, et un dénouement.
Voilà.
Que vises-tu lorsque tu composes « Benidorm Dream » ? Un principe de postérité qui rendrait la musique durable parce que résistante aux modes ? Ou est-ce l’énergie de l’instant présent sur de la matière spontanée ? [C’est l’instant Cahiers du cinéma]
Il y a tout un tas de facteurs qui peuvent parasiter ma façon de faire de la musique ; et tout le but c’est d’arriver à s’en extraire. C’est un peu naïf de répondre ça mais la seule chose que je recherche c’est le frisson. Et quand j’ai ça, bah je me pose pas la question de savoir ce qui m’a amené là. C’est une lutte avec la matière, encore une fois, et plein de questions parasites. Mais oui, bien sûr que je pense à des conneries comme ça [la postérité] parce que je n’ai pas envie de faire un truc de merde. Mais ce sont des considérations légitimes ET parasitaires. Tout mon truc c’est d’essayer d’en rigoler un peu de temps en temps pour que le vrai truc arrive.
Parlons de frissons. Je l’ai eu que quatre morceaux du disque. Toi, en tant qu’architecte du bordel, es-tu obligé de l’avoir sur tous les morceaux pour assumer le disque ?
Je ne m’oblige pas à ça, sur ce disque mon truc c’était de mener à son terme l’envie du « 1 idée = 1 morceau ». Après, certains morceaux peuvent être des faire-valoir pour d’autres ; si tu prends le groupe Ween, t’auras deux morceaux qui vont te foutre le frisson et des dizaines d’autres à écouter comme des passerelles. Ce que j’aime bien chez eux [chez Ween], c’est l’humour et l’intelligence. Ce qui n’est pas très commun, chez un artiste. Même moi à un moment j’étais super sérieux et j’ai du réagir dans mon propre processus.
T’as peur de te faire piéger par l’étiquette « musique sérieuse » ?
Non. Parce que c’est sérieux ce que je fais. C’est un jeu sérieux. C’est le truc romantique.
Le romantisme c’est sérieux ?
Non. C’est une citation de Friedrich, le chantre du romantisme : « l’art est un jeu sérieux ». Moi je m’en bats les couilles du romantisme, je veux dire, c’est à la fois très bien mais c’est aussi un fléau.
Paul Williams, à un moment j’avais réfléchi à l’appeler et puis…
Sans transition avec le romantisme, un titre comme Tycoon of Love, est-ce un clin d’œil à Mirwais pour le traitement de la voix vocodée façon crooner digital ? Au premier abord, je me suis même dit que le morceau aurait pu être placé sur le dernier Daft Punk. Et sans rougir.
Ce disque [« Random Access Memories »] est mortel, pourtant j’étais critique ; c’est monstrueux et dieu sait que je suis pas leur plus grand fan… pour moi c’est leur plus grand disque, et de loin. Et puis j’étais dégouté du featuring avec Paul Williams, pour moi ce gars là est une star pour les zicos et en même temps il zone à faire des concerts pourris à Santa Barbara, on dirait des conférences, ah ah ! En bible musical, j’ai évidemment la B.O. de Phantom of The Paradise et j’avoue que j’étais vert qu’ils réussissent à l’avoir ; à un moment j’avais réfléchi à l’appeler et puis…
Et donc Mirwais, aucun rapport. Sauf à l’époque de « Goodbye » où Benoit Sabatier (Technikart) m’avait fait écouter une nana au vocoder [Yas] qu’il avait produit, et que je trouvais dégueulasse. Moi c’est pas du tout ça. Ce morceau, je l’ai écrit à un moment où j’étais un peu sur ma faim, artistiquement ; et c’est à cette époque qu’on m’a fait écouter du R&B. Les prod’ m’ont fasciné, et maintenant avec les Franck Ocean & co, même les ricains mainstream, on touche à un niveau ou c’est plus du M Pokora, tu vois ce que je veux dire ? Bref, ça m’a fait tripper. J’ai donc voulu faire un standard du genre en tordant un titre rock pour aboutir à cet accident, mais cool.
Ce matin en pissant je me suis dit que « Benidorm Dream » était un disque panoramique, au sens où le disque ouvre le champ de vision.
C’est ça.
« Benidorm Dream », c’est toi de A à Z ?
Oui.
Mais comment ça se passe alors ? On pourrait presque cette scène de Phantom of the Paradise avec Winslow Leach emmuré par son producteur pour pisser de la copie sans dormir
Arthur : C’est un peu ça ! L’endroit où les morceaux ont été maturés, c’est quatre murs médiévaux dans un ancien truc clinique où tu traverses de longs couloirs façon Walking Dead pour aller pisser…
Koudlam : Avec un néon qui marche pas, horrible.
As-tu aussi vécu ce moment, puisqu’on est dans la métaphore, où l’acteur de Phantom of the Paradise, défiguré par l’accident, se fait triturer la voix par son producteur Swan [incarné par Paul Williams], bouton après bouton, réglage après réglage, pour trouver le preset parfait ?
A fond ! C’est un truc que je recherche depuis le début : modeler une sorte de personnalité à travers la voix. Avec toute la technique à laquelle on a désormais accès, on peut fabriquer des identités et c’est que j’applique à chacun de mes albums.
Tu parles d’une usine de fabrication des personnalités. La fiction est-elle plus importante que la réalité ? Koudlam est-il plus intéressant que Gwenael Navarro?
Bien sûr. Que ce soit en interview ou dans la création visuelle, c’est toujours une adaptation. Et quel intérêt à montrer ce que je suis en vrai ?
Mais alors comment réagis-tu face aux interviews de bloggeur lifestyle [que leur profession me pardonne ce raccourci intellectuel résumant à dire qu’ils possèdent le quotient intellectuel d’un chimpanzé fringué chez Uniqlo] qui te demandent tes « cinq lieux préférés, tes dix derniers coups de cœur, etc » ?
Arthur : Je peux répondre à cette question ? Spotify fait des campagnes de pré-lancement d’album où tu bois répondre à une série de questions de débiles mentaux.
Koudlam : Les questions étaient tellement connes que je les comprenais pas. Ca relevait presque du métaphysique, du genre : « qu’est-ce que le son pour toi ? » ou encore « quel membre du règne animal pourrait faire la meilleure musique ? ». Qu’est-ce que tu veux répondre à ça ?
Bah : le condor !
Ouais mais non… bon en tout cas j’ai répondu avec des copié-collé de citations de Schopenhauer.
Koudlam // Benidorm Dream // Pan European
http://koudlam.com/
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