Cet article s’adresse particulièrement à ceux pour qui la musique électronique n’est pas plus intelligente qu’une stratégie d’auto-tamponneuse. La techno a été un truc punk à sa naissance. En 1980, dans les caves et dans les clubs, elle n’est pas encore « le son dancefloor » de la première radio des coiffeuses. Puisqu’ici seul le détail compte et qu’on est entre gentlemen, faisons un retour en arrière dans le Chicago des eighties avec Jerome Derradji, papa obsessionnel de « Bang The Box » et « Kill Yourself Dancing », les deux dernières compilations de raretés sorties sur le sujet.

Jerome Derradji, est un jeune de 41 ans qui a décidé de sortir des disques à notre époque, ce qui lui vaut déjà une première salve d’applaudissements. Il suit sa femme à Chicago en 2000, et s’y installe avec ses jouets : Still Music, Stilove4music et Past Due Records ; trois labels, trois aires de jeux différentes équipée chacune de joujoux différents. Avec Past Due Records, Derradji s’amuse à ressortir et remasteriser les merveilles soul et funk des greniers ; et Dieu et James Brown savent qu’il y en a plein les bacs, des merveilles. Il faut poser sur sa platine sa compilation « The Americain Boogie Down » – un tour sur Youtube m’a suffit personnellement – pour tomber d’accord avec lui : il y existe des myriades de tubes au groove incontestable, au potentiel à casser la baraque, et tristement inconnus du grand public, plus apte à faire confiance à Omar Sy pour leur concocter la meilleure playlist d’Earth Wind and Fire possible. Pour illustrer en chiffres l’impact du travail de Jerome Derradji : on parle de 330 vues Youtube pour le cosmique groovy de Get It de Morning After, que ce petit patron sort en exclusivité de nulle part. Pour l’audace, une ola maintenant s’il vous plait.

Mais des mecs qui se vident les poches et diminuent leur espérance de vie en bataillant avec les squelettes rachitiques d’anciennes maisons de disques pour sortir des vinyles en ce troisième millénaire, il y en a d’autres. Si vous connaissez Gonzaï, vous remarquerez que le magazine a même tendance à tailler sur place le piédestal qu’il faut pour tous ces gars qui subliment la musique et lui rendent les honneurs qu’elle mérite. Si Derradji est un cas un peu à part, c’est que le blanc-bec, pas carriériste pour un sou, n’a pas cherché à devenir une référence en la matière. Il a dû en chiner des vieilleries de black music. Quand on lui demande, par échange mail, ce qu’il paie en droits pour faire ses projets, son humble réponse reste ; « beaucoup de travail… ». Oui, il a dû s’en coltiner, des heures d’écoute de boogie. Et dire que la funk, la soul, ce ne sont même pas ses jouets préférés.

Pièce jointe MailEn fait, difficile de savoir s’il a un joujou préféré d’ailleurs. Italo, acid, techno ? Puisque avec ses deux autres labels, Stillov4Music ou StillMusic, il va produire les bizarreries électroniques à deux milles lieux des trouvailles soul exhumées sur Past Due Records. À traîner dans son catalogue, on a l’impression que l’explorateur prend plaisir à jouer l’archéologue pour retrouver les origines, les premiers plans, les premières notes d’une musique électronique qu’on écoute aujourd’hui naturellement, comme si les boucles, les basses qui font « boum boum » et qui secouent les popotins avaient toujours été évidentes. Comme si Derradji était un chercheur, et que son objet de recherche était la base de la base. « Il faut comprendre mon attachement à cette musique que j’aime: Disco, House et Techno. Après treize ans aux US, il me semble normal de documenter leur création, d’abord à Chicago, car personne ne l’a jamais vraiment fait. Redonner une voix aux créateurs de cette musique et de partager leurs histoires pendant qu’ils sont toujours là pour témoigner. Ce sont les vrais pionniers de la musique électronique américaine et ils suivent une grande tradition africaine américaine de création musicale basée autour de la danse. »

Jerome Derradji rejoint donc sa femme à Chicago, à l’aube du troisième millénaire. Après avoir grandi dans la soul, vécu la french touch, il a fait de la House de Chicago son objet d’étude et rend ce mois deux copies de son évaluation écrite. La première s’appelle « Kill Yourself dancing », un voyage dans le temps à l’époque du Chicago des années 80 et du label Sunset Mobile Disco. La seconde, « Bang The Box », retrace l’histoire du label de Matt Warren (ex-membre de Sunset Records) à la fin des eighties. On y découvre Razz, Modern Mechanical Music, Matt Warren, Master Plan… Des titres à faire danser les jeunes seniors, à énerver les parents, mais surtout à comprendre d’où sort la techno chicagoan. Comme on a rarement l’occasion de s’entretenir avec un expert, j’ai décidé de poser quelques questions courtes à Monsieur Derradji. Ces réponses écourtées sont ci-dessous, après découpage des banalités susmentionnées. Du reste, si vous voulez en savoir plus sur le pourquoi du comment du succès de la Concrete, du Rex et de la musique à prendre de l’ecstasy, Derradji n’aura pas toutes les réponses… Mais vous en apprendrez plus en essayant de danser sur ses compilations qu’en discutant avec le programmateur du Silencio.

Beaucoup de DJ ont une théorie sur les écoles Chicago et Détroit. On dit par exemple que le son de Détroit, martial, dur, serait dû aux répercussions sociales – la pauvreté et le chômage. Quelle est ta théorie sur la naissance du son de Chicago?

D’abord, je ne suis pas tout à fait d’accord sur Détroit. Dans les années 80, Détroit était une ville beaucoup plus active et “riche” que maintenant. Beaucoup de kids à Détroit travaillaient pour les Big 3, dans l’industrie automobile, attribuant la dureté et la répétition de leur musique à celle de la chaîne de robots en usine. Ce qui s’est passé à Détroit et à Chicago est extrêmement similaire. Dans une ère de DJ radio et club – disco, boogie et italo, new wave, les kids parfois aisés ont décidé de reproduire cette musique eux-mêmes afin d’avoir plus de disques à jouer dans leurs soirées et à la radio. Les artistes de Détroit sont venus voir ce que Chicago faisait et vice versa, tous ont commencé, dans la même tradition que les labels soul et disco, à enregistrer des tracks dans des studios semi-pro voire très pro et à sortir leurs propres disques pour les jouer à la radio et en club. Cette scène était, bien sûr une scène à part et nouvelle, mais très proche de l’esprit de la scène disco de New York où enfin cette jeunesse gay, freaky et différente socialement pouvait atteindre une liberté d’expression tant réprimée dans les années 70 aux US. La house a eu un effet unificateur à Chicago, où toutes les classes sociales se retrouvaient pour danser. Très vite, la jeunesse s’est emparé du phénomène et a commencé, grâce au coût peu élevé des machines, à monter ses propres studios d’enregistrement et à balancer des perles house (et techno à Détroit) pour le reste du monde.

Et, à l’inverse, quelles ont été les répercussions sociales ou sociétales de la house à Chicago?

Dans une optique plus sociale, les minorités américaines l’ont toujours été, encore plus aujourd’hui – de façon institutionnalisée – mis à part dans l’accès au travail et la progression sociale. Cette musique est une vraie révolution sociale en soi, un moyen de monter l’échelle sociale qui était refusée par l’accès à une meilleure éducation, meilleure vie, meilleur travail que pour les Américains “blancs” typiques, etc… À Chicago, qui est une des villes les plus ségrégatives des US, cela a permis à de nombreux artistes de devenir professionnels et de vivre de leur musique.

On retient facilement deux noms aujourd’hui, Marshall Jefferson et Frankie Knuckles et son club, le Warehouse. À quel point est-ce important dans l’histoire de la house? Combien de mecs ont eu envie de devenir DJ en écoutant Frankie au Warehouse?

Frankie Knuckles et Ron Hardy sont et restent la clé de l’origine de la House. Leur influence, à Chicago et sur le reste du monde, n’a toujours pas été égalée, à mon humble avis, et ils inspirent toujours de nombreux Djs. Mais en effet, Marshall Jefferson, Chip E, Vince Lawrence, Armando et beaucoup d’autres ont rajouté des éléments essentiels à la fondation de la House de Chicago.

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Certains titres sont beaucoup plus violents que ce que l’on appelle « house » aujourd’hui. Parfois, c’est carrément « punk » : y avait-il un état d’esprit punk dans la musique électronique pendant cette période 85-88?

Bien sûr. C’est un mouvement de jeunesse, DIY comme le punk. Bien avant que les majors arrivent à Chicago et aseptisent le son jusqu’à le diluer dans une pop inintéressante, pour les masses – ce que l’ont revit encore aujourd’hui avec beaucoup d’artistes américains.

Il y a l’idée sous-jacente qu’on ne peut pas faire mieux que les premiers arrivés. Est-ce que c’est le cas selon toi dans la house chicagoan?

Chaque vraie musique est en constante évolution et est aussi une image assez précise, mais complexe des temps durant lesquels elle a été créée. De la House de Chicago sont nés des centaines de mouvements musicaux qui continuent à pousser l’enveloppe aujourd’hui. Dans une perspective où (beaucoup) d’artistes passéistes sortent aujourd’hui des pâles copies de tracks faits à Chicago en 80 ou 90, parce qu’ils utilisent les mêmes machines, là je suis d’accord avec toi en effet. On ne peut pas faire mieux que l’original.

Comment s’est formée cette scène house? Quels étaient les points communs entre Matt Warren, Miguel Garcia, et Ralphi Rosario par exemple?

C’est une question qui doit être développée dans un livre entier. Pas dans une interview. Les points communs entre Matt, Miguel et Ralphi, est qu’ils étaient tous potes et passionnés par la musique. Ils voulaient être Dj et produire des disques. Le reste, c’est une des nombreuses histoires de la création de la House à Chicago.

Que réponds-tu à un ingrat qui te dit que Master Plan, c’est de l’eurodance?

Que j’aimerais bien écouter ce qu’il écoute. Les étiquettes ne sont pas importantes. Ce qui compte, c’est le résultat sur le dance floor.

En néophyte, je ne connaissais aucun des DJ que tu avais sélectionnés. Est-ce normal?

Si c’est normal pour toi, c’est normal pour moi. La beauté de la musique ou toute autre forme d’art, c’est qu’il y a toujours des choses à découvrir, connexion internet ou pas.

En fait si, j’avais déjà entendu Matt Warren. Des autres artistes, je ne connais rien. C’est même difficile de trouver des infos sur ces gars. Ils sont tombés dans l’oubli?

Oui, comme beaucoup d’autres. Nous vivons dans une culture de consommation ou le “nouveau” est plus important que l’ancien. J’espère changer cela en ce qui concerne la House de Chicago et son histoire.

Jerome Derradji // Compilations Kill Yourself Dancing et Bang the Box // Still Music
http://www.itstillmusic.com/

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