Tandis que l’esprit du rock semble s’infarcir d’embourgeoisement et de prétention, le cinquième album d’Interpol, "El Pintor", convoque sa puissance et sa profondeur de sens.

Interpol était attendu au tournant, mais était aussi mal barré. Le dernier album, qui portait simplement le nom du groupe, avait révélé une composition moins profuse et un son plus lisse. Autant la première partie de l’album était digne d’éloges, quoique sans merveille, autant la seconde marquait une fatigue morale, voire une dépression totale, ce qui est pour le moins gênant.

Cette face B commençait par la seule mauvaise chanson d’Interpol, Always Malaise, dont il n’y a que l’extro d’écoutable. Ensuite ils se laissèrent aller à un brillant mais écrasant diptyque : Safe Without et Try it on (« je suis en sécurité sans », et « essaie-le », titres qui parlent manifestement d’addiction). Suivi de deux chansons langoureuses, que ne peuvent apprécier que les fans : All of the Ways (« de toutes les manières »), qu’il ne vaut mieux pas écouter assis au bord d’un pont ; et The Undoing (« l’annulation »), hymne sportif où l’on entend ce slogan : Al puro perder el ganar non compara, ce qui signifie qu’à la pure défaite, nulle victoire ne se compare.

Mais reconnaissez-le, c’est toujours quand on est le plus mal barré qu’on s’en sort le mieux. Et on l’a senti, le départ d’un des membres fondateurs, le bassiste Carlos Dengler, a beaucoup pesé sur l’album de 2010. C’était comme si il était déjà parti en fait.

El Pintor, anagramme d’Interpol    

Jusque-là, on savait qu’Interpol, ça incluait des trips avec la mer (The Lighthouse), des soirées à parler avec des bouchers polonais (Roland), à évoquer des ex instables qui tombent et se noient dans des bouches d’égout (Stella was a diver and she was always down). Beaucoup d’histoires d’amour, parce que Paul Banks est un séducteur, quoiqu’un peu pervers, comme nous tous (Leif Eirikson, The Specialist, la fin de The New, Public Pervert, Mammoth, Breaker 1…).

Toutefois, le côté peintre, ça a surtout été sur le troisième album, où enfin nous avions un visuel, et c’était Our love to admire, qu’ils auraient dû compléter en Notre amour pour ce qu’il s’agit d’admirer la sélection naturelle soft de notre société contemporaine. Ecoutez un jour les paroles de No I in Threesome, vous m’en direz des nouvelles.

Sur la couverture d’ »El Pintor », des mains se touchent, et vous vous dites : on aura de la grâce cette fois. La peinture des moments fatidiques. Oui et non.

Une première chose surprendra l’auditeur : la grosse machine. Sur l’album homonyme, »Interpol », il y avait un son très pur et raffiné, sauf peut-être pour la magnifique et dépressivissime Memory Serves, conçue manifestement pour faire chialer comme une madeleine.

Ici en revanche, nous avons une grosse machine lancée à fond de train, et pour accentuer le trip, une voix légèrement sous-mixée. Du coup, l’album pâtit à la première écoute d’une relative uniformité. Allons-y carrément, c’est un album monocouche.
Le revers de la médaille, comme sur Antics du même groupe, ou sur Oh ! Inverted World des Shins, c’est que la qualité intrinsèque des chansons peine à se détacher. Il y a quelque chose de symphonique et de réussi dans cet album, qui se caractérise par la quête d’un son renouvelé. Mais malgré la qualité des arrangements, on ne manquera pas de trouver le son d’Interpol encore plus glacé et plus lisse depuis que Dengler a décidé de mettre les bouts.

L’album est enchanteur et poétique, moins sombre plus rock que le précédent. Cherchant moins la complication, il parvient mieux au but. « El Pintor » donnera donc parfaite satisfaction, même s’il n’est ni légendaire ni révolutionnaire.

Quelques peintures

Blue Supreme et Twice as hard, sont envoûtantes de par leur aspect brillant et glauque, art dans lequel le groupe est passé maître, et qu’ils ont su renouveler avec talent. Ancient Ways est remarquable tant par son air que ses paroles. Le refrain montant comme une marée menaçante. La puissance de la chanson s’apprécie par son traitement fin, et aussi parce qu’elle est menée tambour battant. L’essentiel n’est pas de composer deux refrains et trois ponts, mais de ne pas s’appesantir sur les parties. En ce sens, Ancient Ways est peut-être, comme le reste de l’album, une des compositions les plus simples et les plus énergiques du groupe.

Ce retour à une vigueur fondamentale ne manquera pas de déstabiliser l’auditeur habitué à la musique d’Interpol. Mais cette excellente chanson est à écouter un peu ivre, dans n’importe quel véhicule. Vous aurez alors l’impression de vous laisser partir si vous vous concentrez sur le son de la batterie. Un peu comme si votre esprit était aspiré dans un tunnel.

Enfin Breaker 1 est un crescendo qui rappelle le son des premiers titres du groupe, notamment le bijou Mind over Time, dont il est un lointain parent. Il y a dans cette chanson une véritable alchimie entre l’esprit premier du groupe et son savoir-faire présent. Cette chanson représente quinze ans de travail, et son seul défaut est de ne pas durer assez longtemps. Mais le thème ne s’y prête pas. Breaker 1, ça signifie « Déferlante 1 ». Il s’agit d’un homme en face de ses pulsions charnelles, et qui ne veut pas en souiller la femme qu’il aime. Le seul refuge qu’il trouve est la contemplation artistique des choses, dans la grâce de l’aube qui annonce le monde diurne. Ce qui explique en retour le titre de l’album, El pintor, le peintre.

Dans le premier album, il y avait une confrontation. D’un côté, la vastitude et la chaleur de l’intimité (Hands Away, Leif Eirikson) ; de l’autre, la crudité de la vie sociale (NYC, Roland, Stella). Le second opus était surnaturel, et le troisième darwinien. Il faut croire que l’introspection du quatrième album a imposé sa propre limite, et qu’Interpol, sur « El Pintor », a retrouvé le chemin du monde.

Interpol // El Pintor // Matador

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