La chanson française est à l’image du pays qui l’a vu naître : perdue, dépassée par les événements, syndicalisée jusque dans sa culture nostalgique du 20ème siècle, incapable d’affronter l’uberisation du monde autrement que par la manifestation de rebellions inutiles place de la République. Pour contrer cette immobilité en mouvement emmenée par quelques millionnaires de gauche (Renaud, Biolay, Katerine), Institut invente le concept de nouvelle nouvelle chanson française et bouscule la Teleramarisation des chanteurs subventionnés avec des punchlines centristes.

Le disque dont il est ici question se nomme « Spécialiste mondial du retour d’affection ». C’est le deuxième d’Institut, groupe français qui a choisi son nom en hommage à l’Institut français, cet opérateur du Ministère des Affaires étrangères pour les actions extérieures de la France. Ça pose les fondamentaux.
On continue. Les photos presse montrent les deux énergumènes à la tête du projet dada posant sérieusement avec perruques plastiques et moustaches synthétiques. Encore : la biographie précise que « dans un souci de cohésion, Institut n’utilisera que la police Arial Narrow corps 10 pour s’exprimer ». Un peu plus loin : l’auditeur découvre des textes brûlés au troisième degré tel que dans Tu préfères courir dans le désert, résumant à lui seul les choix impossibles de l’homme moderne : être urologue ou vendeur chez Castorama, avoir une cravate synthétique ou habiter Evry, devenir islamiste radical ou s’appeler Kevin. Là, on fait une pause et on regarde en exclu le clip certainement financé avec un crédit Sofinco.

Soyons francs. Il y a, sur le papier, de quoi lâcher tous les chiens de la SPA sur Institut. Le tribunal de la Haye jugerait le mauvais goût qu’on enverrait certainement Arnaud Dumatin (déjà repéré dans les années 90 chez Lithium) et Emmanuel Mario (collaborateur régulier de Laëtitia Sadier, Holden, Hyperclean, Arnaud Fleurent-Didier) pour s’expliquer sur ces crimes contre l’Humanité ; celle qui consomme écolo chez Monoprix en se baffrant de The Voice tous les vendredis, celle qui a voté pour Hollande et pour la justice sociale mais qui n’ira pas voter en 2017 parce que « ça ne sert à rien », celle qui a pleuré pour le Bataclan mais qui trouve qu’il y a quand même trop d’Arabes dans le métro. Ad lib.
Enfonçons le clou, Institut pourrait cristalliser en seulement douze titres le sentiment de détestation qu’on peut éprouver pour la chanson française rigolote mise en scène par une bande de trentenaires ayant réussi à échapper à la précarité d’une vie normale (CDI, chien, gosses, coloscopie tous les 5 ans) grâce à deux clips destinés à faire oublier à l’auditeur que sa vie est molle mais que le monde est dur. Refuser de se prendre au sérieux, c’est le mal du siècle, vous n’y couperez pas. Katerine et quelques autres sont devenus, peut-être même sans le vouloir, les porte-parole de cette génération sans idées ni engagements ; chacun de leurs pets et gestes illustrant l’incapacité des fans abstentionnistes à distinguer le vrai du faux, l’honnêteté intellectuelle du mensonge artistique, l’enluminure du gribouillis. Aimer tous ces artistes, c’est se détester un peu soi-même. C’est vivre dans un pays qu’on ne comprend plus ; c’est se suicider à petit feu, chanson-blague après chanson-blague, en tuant le peu de sincérité qui reste en nous.

« Tu glisses place de la République / En sortant de ton rendez-vous avec Alain Carignon » (La majestueuse baie de Wellington)

Si Institut parvient malgré toutes ces mauvaises raisons à passer l’étape critique de la piste 1, c’est parce que, comme récemment avec Dodi El Sherbini, il y a du pavé sous la plage. Ce n’est pas celui de mai 68, ça n’a rien à voir avec la chanson faussement engagée, vaguement contestataire, telle qu’on peut l’entendre tous les ans à la fête de l’Humanité ; ce n’est pas non plus le robinet de mots tièdes diffusés à la radio pour une élite qui se croit plus intelligente en écoutant Dominique A ou Vianney. C’est autre chose. Cette autre chose, c’est une certaine réalité sociale qui s’impose, morceau après morceau, dans le choix de thèmes et de paroles (sur)réalistes qui contrastent avec l’impression de dialogues de films français narrant difficilement des vies factices. Chanter l’amour dans un monde où l’accès à la baise n’a jamais été aussi facile que sur Tinder, Institut semble en avoir compris les limites. En lieu et place, les deux supposés zozo racontent la France 2016 telle qu’elle est. « Elles abordent le bouleversement des trajectoires individuelles et l’échec des systèmes de gestion des déchets dans les quartiers gentrifiés […] et l’album plaide pour un contrôle accru des libertés individuelles, l’optimisation des espaces de travail, la culpabilité, un salaire médian européen ou encore les décès accidentels, laissant un sentiment d’inachevé dans les affaires. » C’est beau, on dirait du Houellebecq.

Dès lors, la force de « Spécialiste mondial du retour d’affection », c’est sa radicalité modérée. Cette envie de rire sur le premier refrain mal chanté de La majestueuse baie de Wellington qui fait un peu penser à d’autres trentenaires en dehors des circuits institutionnels (Guillaume Fédou, Ricky Hollywood), parfois même au premier album de Biolay, mais surtout à la prose d’Arnaud Fleurent-Didier poussée à l’extrême ; avec tout un tas de fulgurances sur un pays obsédé par la santé, l’insécurité et le déclassement social. Social, Institut l’est bien davantage que l’ensemble des rappeurs français trop occupés par le combo classique bikini-piscine-kalachnikov pour comprendre qu’eux-mêmes appartiennent déjà au passé. Quelle position occupe désormais la chanson à texte, historiquement de gauche, dans un monde capitaliste en plein basculement ? Comment draguer un électorat – pardon, un consommateur – qui penche à droite et achète des cafetières à la Fnac ? Institut pose consciemment toutes ces questions en racontant le monde, tel qu’il est. NRJ 12, Uber, l’expatriation fiscale, le quotidien d’une femme-maman salariée chez Alstom (Parler de moi), la subtilité du mode avion ; tous les combats de la France du milieu sont contés dans un disque, si ce n’est musicalement mémorable, du moins carte postale pour les générations futures de ce qu’était le pays au premier semestre 2016. À partir de là, on peut donc écrire sans trop pouffer qu’Institut vient de composer un disque pour les cadres supérieurs, ceux qui sont pour le prélèvement de l’impôt à la source et écoutent la musique sur Deezer au boulot, ceux qui ne croient plus au CDI et voteraient certainement pour Macron s’il ne fallait pas sortir les gosses au parc le dimanche.

Le centrisme, en chanson, est une valeur noble. Un juste milieu entre second degré et prise de conscience, un point de convergence vers l’absurdité du réel tel qu’on le vit tous les jours. Pour contrer l’ennui debout qui quotidiennement nous gagne, tel disque est salvateur. Dans ses protubérances, ses maladresses, il permet à chacun de prendre position. Être pour ou contre, c’est déjà un choix. Et comme à chaque fois qu’il est question de ce pays où personne n’est jamais d’accord sur rien, cette chanson française, aussi, tu l’aimes ou tu la quittes.

Institut // Spécialiste mondial du retour d’affection // Quadrilab
https://institut.bandcamp.com

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