Lancé en 2011 par Guillaume Heuguet et Paul Régimbeau (aka Mondkopf), In Paradisum a, bien avant la vague actuelle, réveillé nos appétits de violence sur un dancefloor ou dans nos collections de disques. Une musique industrielle touchant au sublime et qui résonne encore aujourd’hui dans nos hangars et nos oreilles.
« À chaque nuit suffit sa peine » : la devise du label est d’une clarté noire. D’ailleurs, peu de label en ont une qui claque aussi bien. On ignore d’où elle vient, mais pour tous celles et ceux qui ont déjà écouté un disque sorti de l’écurie parisienne, cette maxime prend alors tout son sens. L’impression, physique, d’être en prise directe avec une fonderie maléfique : martèlements bruts, violence sourde, noirceur palpable et un certain goût pour la vitesse. Et, au milieu de ce vacarme sensoriel qui nous fait au passage sentir vivant, des respirations élégiaques, lumineuses, nacrées.
In Paradisum, c’est un grand et beau mélange entre (puisqu’il faut résumer) une techno industrielle, martiale, sombre, des plages ambiant venues elles des cieux – et, entre les deux, une galaxie synthétique de beats. Toute ce mélange, cette dualité presque – on ne va pas vous rentrer dans des considérations ésotériques – est comprise dès la toute première sortie, en 2011 : Ease Your Pain, signée Mondkopf. Un EP qui, sans contenir toute la diversité des disques à venir, ne pouvait pas mieux annoncer la couleur.
Guillaume Heuguet, se souvient des débuts. « Je me rappelle de toute ma frustration vis-à-vis de la musique à Paris à cette époque, voire de ce qui se passait dans la ville plus généralement. » À l’écoute de « Fading Rainbow », qui deviendra la face B du disque « sur un iPod dans une tente de festival à Lyon avant son set », l’envie de débuter une aventure et de défendre une certaine musique prend vie. « J’avais eu envie de me lier à ce morceau en le sortant sur ce qui devenait de fait mon label … C’est un peu curieux d’ailleurs, comme si j’avais voulu à la fois le faire connaître mais qu’il ne m’échappe pas complètement, comme si le fait de l’avoir écouté le premier m’obligeait à m’en occuper. »
La tribu de l’indus
Une naissance comme on en trouve partout dans les musiques indépendantes : l’envie, le besoin presque, de fonder une tribu qui répond à ses propres règles, et où l’on peut déverser ses obsessions. « L’idée du label était le prolongement naturel. On savait qu’on n’aimait pas tout ce qu’écoutait l’autre, mais il y avait une excitation à donner une forme plus concrète à cette part sur laquelle on sait qu’on se rejoint d’une manière évidente tous les deux … »
Une forme concrète qui agrège des musiques, inspirations et envies peu observées alors. Impossible de me rappeler exactement ce que je faisais en 2011, mais il est sûr et certain que je n’écoutais ni Mondkopf, ni Low Jack, ni Somaticae – des figures historiques du label – qui sortais le pourtant très bon Dressed Like A Bubblegum, la seconde sortie. « On a pensé à ces deux morceaux de Somaticae qui nous paraissaient à part, et de fil en aiguille, à Low Jack. On n’avait pas forcément établi les contours précis du projet au-delà de l’envie de sortir ces morceaux d’artistes autour de nous ou de faire exister ces zones de la musique qui nous passionnaient, et qui à l’époque semblaient demander qu’on travaille à leur construire une place. »
Réécouter ces disques-là semble similaire à l’observation d’astres situés à des années lumières ; tant de choses se sont passées dans les musiques électroniques, aventureuses ou non, qu’on a l’impression de faire une découverte. On déchiffre presque les signaux auditifs qui déboulent dans nos oreilles. C’est que, en appuyant à nouveau sur le bouton lecture de Bandcamp, on se rend un peu mieux compte de l’influence d’In Paradisum sur une part absolument pas négligeable d’artistes qui officient dans nos hangars chaque week-end. « Je pense que ça vient notamment du fait qu’avant de faire le label, je faisais déjà un travail d’accompagnement avec plusieurs artistes. », nous raconte Guillaume. « Le label devenait une manière facile et logique de sortir une musique qui s’était en partie construite dans cette relation déjà là. »
L’outre-noir dans le hangar
In Paradisum ne sont bien sûr pas les seuls à évoluer dans ces nuances de noir. Mais, dans notre bel hexagone, ils ont, quelques précieuses années avant le retour d’une techno qui tape fort sur la nuque, su réveillé des démons que l’on pensait enfouis dans la gentrification de la nuit. Depuis ma province (instant nostalgie), je scrutais les affiches de leurs soirées avec pour certitude de m’enfouir dans un monde inconnu une fois le nom des artistes tapés dans la barre de recherche YouTube.
« C’est plus excitant de faire exister des artistes français à l’étranger et de construire la scène locale, et puis en général leur musique était tout simplement plus originale. »
Cette influence ou ce pouvoir – non pas de faire des modes, cela ne veut rien dire, mais d’intriguer au point de se plonger dans le noir de leurs disques aurait pu être plus fort, plus visible, plus reconnu même. « Il y a un moment où pas mal d’artistes techno / indus internationaux reconnus, qui sortaient des disques sur L.I.E.S. ou des labels comme ça, venaient vers nous et on aurait pu enchaîner les sorties qui marchent, ou sortir nos héros comme JK Flesh de Godflesh. Mais à quoi bon jouer des coudes comme ça ? » Comprendre : le vivier local est parfois – spoiler : presque toujours – plus intéressant, captivant et excitant que l’ailleurs, aussi prestigieux soit-il.
Excitation locale
« C’est plus excitant de faire exister des artistes français à l’étranger et de construire la scène locale, et puis en général leur musique était tout simplement plus originale. » Qui sont-ils, ces artistes français ? Mondkopf donc, co-fondateur du label, mais aussi Low Jack, Somaticae, Saåad ou encore Qoso. Son titre « Jura » est, pour la petite histoire, une des premières balles techno qui m’a traversé les tympans pour y laisser une trace brulante et indélébile. Cinq artistes qui ont tous sorti plusieurs EPs et albums sur In Paradisum : sans être exclusif, le label est une maison où l’on s’installe régulièrement. Une vision « à l’ancienne », qui prend en compte l’artiste, son développement et son évolution sur le long terme, plutôt qu’un one shot. « C’est une joie de sortir la même personne à quelques années d’intervalle, y compris quand ce sont des side-projects ou d’autres pseudonymes, c’est comme des avoir des vieux amis avec qui on se regarde évoluer. Avec Mondkopf, Qoso, Low Jack, Charlie, on a grandi en écoutant les mêmes choses, en discutant ensemble sur des forums, etc. l y a un dialogue permanent, production-écoutes-production, qui évolue au fil du temps, et que le label documente. »
Une évolution qui donne de grands disques – leur Bandcamp en est plein – où l’on entend, dans le désordre de la techno brute, de l’indus à tendance noise, la bande son parfaire d’une soirée entre gens de bons goûts, des murs de son que Sunn(((O aurait peur de monter, des raies de lumière noire, un rap enfumé et sensible ou encore des saltos breakés à ne pas refaire à la maison. Soit, à deux-trois choses près, ce que l’on entend depuis quatre ans une fois passé le périphérique, et ce que l’on risque d’écouter pendant encore quelques années.
Un héritage (trop peu) célébré
Alors, que s’est-il passé pour que le label ne figure pas au sommet de nos classements successifs et répétitifs ? Une exigence constante – « je n’apprécie pas tant de musique que ça, en tout cas pas au point de la sortir, ce qui limite les signatures » – un goût pour la non-répétition – « ça ne m’intéresse pas non plus d’avoir deux artistes dans un style trop proche sur le label, ça aussi ça limite » – et une résonance, d’une façon ou d’une autre avec le label. « Banalement, j’ai besoin d’avoir l’impression que si un disque sort sur In Paradisum, il doit y avoir sa place pour des raisons particulières, même si elles sont différentes à chaque fois. Il ne suffit pas que la musique colle à l’esthétique du label, il faut qu’elle m’emmène là où j’ai envie d’aller, ou qu’elle résonne avec des expériences – par exemple, France Sauvage est la première claque que j’ai pris en live en arrivant à Paris et en allant aux Instants Chavirés pour la première fois, donc quand ils m’ont proposé un album, j’avais l’impression de revenir aux sources de ce qui m’avait inspiré pour le label. »
Ces mouvements rendent plus difficile toute définition ou catégorisation. Les projecteurs sont braqués ailleurs, faute de pouvoir coller une ou deux étiquettes. Qu’importe : à nous le plaisir d’écouter ces beaux disques, presque dix ans plus tard. Des disques qui ne sortent plus avec la même vitesse qu’auparavant : deux sorties seulement en 2018 et 2019. Une certaine fatigue, nous dit Guillaume, couplée à une vie professionnelle prenante (il est enseignant). « Je travaillais avec Mondkopf, Qoso et Low Jack sur des disques, mais à chaque fois, eux ou moi, on voyait plutôt le résultat sur un autre label. »
Alors que l’année 2020 – déjà foutue en l’air – teste chaque jour notre attachement à la vie, qu’arrivera-t-il de nouveau sur In Paradisum ? « Un mix de productions inédites de Qoso, Healing Fréquences, et une pièce de Low Jack, Awesome! »
In Paradisum n’est pas mort, il prenait juste son temps, regardant depuis sa nuit des genres être portés aux nues – au hasard, le gabber et la trance, des scènes de musiques électroniques se monter et imploser en plein vol, des petits nouveaux toquer aux portes. « À chaque fois que je reçois un disque excellent d’un nouvel artiste, c’est un dilemme – on a déjà largement à faire avec ce petit monde, des fois j’en perds déjà certains un peu de vue, alors est-ce que j’agrandis le groupe ? » À chaque artiste suffit sa peine.
https://inparadisum.bandcamp.com/