Avec une vingtaine d’albums sortis en quinze ans sur ses différents projets Songs : Ohia et Electric Magnolia Co, Jason Molina est l’un des artistes les plus influents et talentueux des années 2000. Comme Townes Van Zandt, Phil Ochs ou Neil Young avant lui, il chante la solitude, la mélancolie et la poésie du monde comme de longues complaintes universelles. Le 16 mars 2013, le corps noyé par une décennie d’alcoolisme mortel, Jason Molina s’éteignait en laissant un grand vide.

Comme la plupart des grands noms de l’éternelle légende américain, pour qui chanter blues, folk et country rimait avec tragédie quotidienne et un instinct de survie tourné vers une méthodique autodestruction, la vie de Jason Molina ressemble à un perpétuel affrontement de forces contraires. Le 30 décembre 1973, Jason naît dans un trailer park de Lorain, Ohio, ville-banlieue de la Rust Belt. Son père est professeur de sciences dans une école primaire. Sa mère, comptable, souffre aussi d’alcoolisme.

Enfant du pays

À l’instar de l’écrivaine Toni Morrison, Jason passe son enfance entre les rives du lac Erie et la population ouvrière de la ville industrielle, s’imprégnant de la beauté de la vie rurale et de la mentalité des col-bleus. Le choc entre les deux mondes, entre nature et industrie, marquera profondément son œuvre et son caractère. Très jeune, alors que les professeurs lui décèlent un QI de 130, il fait preuve d’une curiosité insatiable et d’un tempérament passionné. Il s’intéresse à la magie, à l’occultisme, aux racines lointaines des gitans d’Espagne de sa famille paternelle. Il déclare parfois voir des fantômes, une image qui hantera la plupart de ses textes avec les rivages du lac, la pâleur de la lune et le spectre de la mort.

 

La famille dispose d’une riche collection de disques, où Hank Williams et Neil Young côtoient Roxy Music, Black Sabbath et Patti Smith. Lorsqu’il visionne The Song Remains The Same, Jason imite le chant et les poses de Robert Plant. À dix ans, il commence à apprendre la guitare et joue dans un groupe de metal avec ses amis du lycée. Très tôt, Jason fait preuve d’une créativité hors du commun, se levant souvent aux aurores pour écrire des poèmes et des chansons. Lorsqu’il s’inscrit dans un cursus d’Histoire de l’Art à l’Université, sa routine est telle qu’il cumule au quotidien l’écriture aux premières heures du jour, ses études et les petits boulots alimentaires. Tout au long de sa carrière, il ressentira une forme de complexe face aux ouvriers qui ont marqué son enfance et considérera son art comme un travail parmi tant d’autres, nécessitant dur labeur et régularité.

C’est aussi à cette période que Jason délaisse le metal pour le blues et la folk. Sous le nom de Songs : Ohia, il se produit seul, accompagné de sa guitare, sur des performances qui marquent déjà les esprits : par la mélancolie de ses thèmes, ses mélodies simples et entêtantes, sa voix envolée, comme toujours prête à se briser, sur la brèche dès la première note. En 1996, il envoie une de ses nombreuses démos à son idole Will Oldham. Celle-ci, enregistrée dans la salle de bains, laisse entendre une pause-pipi de Jason et s’achève sur quelques mots lancés sur un ton étrange : « vous pouvez m’écrire des lettres ». Fasciné par ce jeune compositeur inconnu, Will Oldham fait presser 1000 copies de son single « Nor Cease Thou Never Know » sur le label Drag City, sur lequel lui-même signe ses compositions.

Le blues du col bleu

En 1997, Jason Molina sort son premier album chez Secretly Canadian, label qui l’accompagnera jusqu’à sa mort. Connu chez les fans comme le « Black Album », par sa pochette et les thèmes abordés, celui-ci rencontre un certain succès critique. Si Lou Reed limitait l’exercice autobiographique, considérant que tout était déjà dit dans ses chansons pour qui les décortiquerait suffisamment, il en est de même pour Jason : sa vie, ses fantômes, ses doutes, ses émotions, sont comme l’encre de sa plume, son cahier de brouillon à orchestre interchangeable.

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En effet, Songs : Ohia n’est pas un groupe à proprement parler. Jason est l’unique maître du projet, se livrant à une moyenne d’un album et une tournée par an. Comme il écrit et enregistre compulsivement, souffrant peu de compromis et appréciant sa solitude, il change perpétuellement de musiciens et recrute souvent des artistes locaux au gré de ses tournées et de ses rencontres. Parfois, l’alchimie inattendue peut découler sur des collaborations plus amples, comme pour les albums « The Lioness » et « Ghost Tropic » enregistrés avec les Écossais de Arab Strap. Au cours de ses tournées, Jason écrit d’immenses lettres d’amour à sa femme Darcie, la chimère derrière Lioness.

Jason Molina atteindra son apogée avec deux œuvres phares : d’abord « Didn’t It Rain » en 2002, chef d’œuvre racontant l’enfance dans la Rust Belt et la nostalgie de l’Ohio (sentiment qu’il partage avec Phil Ochs, autre fière figure de la région et tragique songwriter). L’année suivante, « Electric Magnolia Co » marque un virage du blues-folk vers le blues-rock type Crazy Horse. Farewell Transmission, le long morceau d’ouverture, fut enregistré en une prise. Dans la foulée, Songs : Ohia devient Electric Magnolia Co et Jason s’entoure d’une formation plus stable, souhaitant aussi donner plus de crédit aux musiciens qui l’entourent. Les heureux élus sont recrutés au sein d’un groupe de reprises de Neil Young, que Jason découvre par leur reprise live de « Zuma ». Le Loner est une influence majeure pour lui, que l’on peut retrouver aussi bien dans son écriture que dans sa musique, notamment sur I’ve Been Riding With The Ghost ou John Henry Split My Heart. Par ailleurs, Jason se plaît régulièrement à jouer quelques classiques de son idole sur scène.

Noyé au fond de la bouteille

Si « Electric Magnolia Co » marque un point culminant, il est aussi le début de la fin, comme ses textes l’augurent : « Hold on Magnolia, I hear that station bell ring / You might be holding the last light I see / Before the dark finally gets a hold of me » (Hold On Magnolia). Alors que ses amis se souviennent d’un Jason toujours très sobre dans ses jeunes années, peut-être marqué par le passé de sa mère, il commence à boire de plus en plus avec l’arrivée du succès. Lors de sa tournée européenne de 2005, alors que les membres du groupe visitent les régions et villes qu’ils traversent, Jason reste de son côté, buvant son whisky en solitaire jusqu’à se présenter ivre mort à certains concerts. Souvent, ses acolytes doivent l’aider à marcher et en viennent à surveiller sa consommation, qu’il assouvit en cachette.

En 2009, après quinze ans de créativité ininterrompue, Jason annule brutalement une tournée entière pour raisons de santé. Sans le nommer publiquement, l’alcoolisme en est cause. Les années suivantes sont une succession d’hospitalisations, d’arrestations, de cures de désintoxication entre États-Unis et Angleterre, où il vécut quelques années avec sa femme. Ses phases de sobriété durent rarement plus de huit jours. Complètement dépassée par l’ampleur du problème, Darcie lui pose un ultimatum en 2011 et il s’engage à nouveau en cure, mais finit par rentrer ivre mort chez lui le jour de l’anniversaire de son épouse. Celle-ci finit par contacter les amis de Chicago de Jason, qui viennent le chercher avec l’espoir de s’occuper de lui aux États-Unis. Les cures et hospitalisations sont onéreuses et finissent par ruiner Jason, qui travaille dans une ferme au milieu de potagers et poulaillers dans le cadre d’un programme de réhabilitation. Sur son site Internet, en 2012, un message optimiste annonce un rétablissement progressif et de nouvelles créations en perspective.

Le 16 mars 2013, Jason Molina est finalement retrouvé mort dans son appartement d’Indianapolis, d’une défaillance généralisée des organes suite à dix ans d’alcoolisme incontrôlable. Son ami venu lui rendre visite découvre quelques restes sur la gazinière, une bouteille de vodka au frais, un sol jonché de mégots et de feuilles griffonnées de textes. Sur les derniers moments de sa vie, Jason avait constitué dans cet appartement un studio de fortune où il semblait prêt à reprendre du service. D’après son ami Henry Owings, il est mort avec rien de plus dans sa poche qu’un téléphone portable et le numéro de sa grand-mère.

Comme par peur du succès et de la reconnaissance, Jason n’a jamais engagé de manager, n’a jamais signé sur de grands labels ni privilégié les affaires à son art, supportant à peine les répétitions en studio malgré une productivité stakhanoviste. Il partagea toujours le fruit de son travail avec ses proches et ses groupes, quitte à s’engager dans de petits boulots lorsque le besoin s’en faisait ressentir. Comme hanté par un masochisme général et ces fantômes que lui seul semblait percevoir, Jason était insatiable, préoccupé en permanence par son travail et le désir d’aller voir de l’autre côté de la colline, comme pour combler un manque viscéral et insondable. Jason Molina disparut en silence après une vie au bord du gouffre, dans un éternel duel entre une profonde noirceur et une once d’espoir prête à vaciller :

« Real truth about it is there ain’t no end to the desert I’ll cross / I’ve really known it all along / Mama here comes midnight / With the dead moon in its jaws / Must be a big star about to fall », chantait-il dans Farewell Transmission.

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