Disparus dans les bacs à soldeurs quelques années après leurs sorties, ces disques s’échangent désormais entre amateurs avertis. Ils ont été le terreau fertile de très nombreux groupes. Ils émerveillent par leur talent si injustement oublié. Il est temps d’exhumer du fond du coffres à jouet les légendes underground du rock. Aujourd’hui, Trapeze, le groupe préféré des Red Hot Chili Peppers.

Wolverhampton est une petite ville au nord-ouest de la gargantuesque agglomération industrielle qu’est Birmingham. Nous sommes en plein coeur de ce que les Anglais appellent le Black Country, constitué historiquement de Birmingham, Wolverhampton et le sud du bassin du Staffordshire. Nous sommes à la fin du 19ème siècle dans la zone la plus fortement industrialisée d’Angleterre avec la concentration des principales fonderies du pays. Mais le bassin de Birmingham peut être largement élargi aux aciéries de Sheffield au nord, et aux mines de charbon de Cardiff dans le Pays de Galles au sud-ouest.

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C’est au coeur de ce pays rude que va se forger l’une des scènes musicales anglaises les plus robustes du pays : le heavy-metal. De manière générale, le secteur enfante parmi les groupes les plus bruyants de la scène rock : les Move, Chicken Shack, Black Sabbath, Judas Priest, Budgie, la moitié de Led Zeppelin (Robert Plant et John Bonham), et ceux qui nous intéressent ici, Trapeze.

Oh bien sûr, Trapeze est au départ un groupe bien mignon, pas vraiment du genre à faire tourner le riff boogie comme des affamés. Trapeze est plutôt à ses débuts une sorte de Beatles-Moody Blues local, avec un petit côté rustaud typique du coin. C’est que la mode se fait à Londres, pas à Birmingham. Les gens du Black Country, ce sont des ploucs. Il est touchant de voir les premières photos promotionnelles de Black Sabbath à la fin de l’année 1969 : le pantalon un peu de travers, la moustache épaisse de rigueur, les vêtements bon marché mal coupés, et la maladresse des poses de ces gars issus du monde ouvrier.

Trapeze est lui aussi issu de ce prolétariat anglais, et de ces sombres paysages baignant dans les fumées d’usine, la poussière de charbon et les scories d’acier. Wolverhampton est au coeur de ce territoire brutal. Nous sommes dans la seconde moitié des années soixante, et John Jones, chanteur et trompettiste, monte son groupe de rythm’n’blues : The Montanas. Terry Rowley est son plus fidèle camarade, un pianiste, mais aussi flûtiste très compétent. Ils joignent bientôt leurs forces avec trois des membres d’une autre petite gloire locale : les Finders Keepers. Mel Galley à la guitare, Glenn Hughes à la basse et au chant, et Dave Holland à la batterie forment avec Jones et Rowley un nouveau quintet prometteur fin 1968.

Du pentangle au trapèze

John Jones, qui dirige alors les opérations, oriente l’orchestre vers les sonorités proto-progressives de l’époque : Moody Blues, Family et Procol Harum. Rowley propose un nom : Trapezium. La figure géométrique a une dimension sophistiquée et précise qui sied bien à leur musique. Et puis il y a un clin d’oeil au quintet de folk-rock Pentangle avec les guitaristes Bert Jansch et John Renbourne. Finalement le nom est raccourci en Trapeze.

La petite équipe a son succès local, suffisamment pour attirer l’attention de la BBC. La vénérable institution de radio et de télévision anglaise a crée une nouvelle émission sur la BBC2 durant l’été 1968 : Colour Me Pop. Le but est de promouvoir les nouveaux talents de tout le pays en les faisant jouer en direct leur répertoire durant trente minutes. The Small Faces, The Nice et les camarades du Black Country The Move ont déjà eu l’honneur de l’émission. Lorsque le 5 juillet 1969, Trapeze se produit sur la scène de Colour Me Pop, c’est la chance de leur vie. Ils interprètent trois reprises : Magic Carpet Ride de Steppenwolf, Meet On The Ledge de Fairport Convention et Open My Eyes de Nazz, le groupe américain garage de Todd Rundgren.

La prestation fait suffisamment de bruit pour que plusieurs labels s’intéressent à Trapeze. Parmi eux, peut-être le plus prestigieux : Apple. Oui, le label des Beatles veut signer Trapeze. La rencontre officielle se fait au Bag’O’Nails club de Londres où le quintet se produit, ayant réussi à franchir grâce à l’émission les frontières de la capitale londonienne. Une session d’enregistrement est rapidement organisée aux prestigieux Abbey Road Studios dans l’optique de lancer un premier simple. Sauf que la table de mixage vient d’être remplacée par un modèle premier cri dont personne ne sait se servir. Il faudra deux jours de laborieuses sessions pour capter deux morceaux originaux : Send Me No More Letters et Suicide. Sauf que Trapeze n’entendra jamais le résultat, les prises de son ayant été à moitié ratées. Il est évident que Apple, en plus d’être dans une situation de fin de règne avec la séparation imminente des Beatles, n’est pas capable de réaliser et de promouvoir un bon enregistrement.

Finalement, Trapeze accepte l’offre de John Lodge des Moody Blues. Le groupe vient de créer son label : Treshold. Outre les affinités musicales, il est probable que le rapport de musicien à musicien favorisera la production d’un bon disque.

C’est comme cela que l’on qualifiera ce premier album, sur lequel Glenn Hughes, discret bassiste, prend l’ascendant sur John Jones en matière de chant. On y découvre un rock baroque, plaisant mais maladroit, avec toutefois quelques drôles de chansons gothiques et hantées : Over, Nancy Gray, Suicide, l’étrange suite Fairytale/Verily Verily/Fairytale… Le tout est emballé dans une pochette romantique. En décembre 1969, Trapeze fait la première partie des Moody Blues, dont le Royal Albert Hall de Londres.

Trapeze - 'Trapeze' (1970) - It's Psychedelic Baby Magazine

Mais le disque se vend maigrement, et plusieurs musiciens se sentent frustrés. D’abord, il y a Glenn Hughes, qui fourmillent d’idées, et dont le chant semble enserré dans une boîte. L’homme n’est pas revendicatif, mais se sait plus capable que John Jones, et il a bien raison. Mel Galley, quant à lui, est un puits d’idées de mélodies, mais s’ennuie d’une force incroyable avec les idées de Jones. Enfin, Dave Holland a une frappe exceptionnelle, et un sens du rythme qui ne demande qu’à s’exprimer. Ce gentil rock acidulé n’est pas pour le satisfaire.

Leur manager, Tony Perry, va dégoupiller la grenade au printemps 1970. Il ne peut que constater que le son du moment est heavy : Jimi Hendrix, Cream, The Who, Led Zeppelin, Jeff Beck Group, Black Sabbath, Deep Purple… Il encourage Trapeze à partir sur cette musique, conscient de la puissance vocale de Hughes, des riffs retors de Galley, et de la frappe incroyablement lourde et swinguante de Holland.

Virage heavy

« Trapeze » sort en mai 1970, mais il est déjà trop tard. John Jones et Terry Rowley rejoignent à nouveau les Montanas, fortement sollicités pour des concerts à l’époque. A l’été 1970, Trapeze est devenu un trio : Galley, Hughes, Holland. Surtout, ils n’ont aucune chanson. Car c’est bien beau de virer heavy, mais il faut un répertoire, et il n’est pas question de capitaliser sur les anciens morceaux, totalement anachroniques. Trapeze, le trio, décide donc d’écrire de nouvelles chansons, et elles arrivent comme une source miraculeuse. Mel Galley et Glenn Hughes piochent dans leurs expériences personnelles.

Black Cloud fait référence au fait que Hughes a du mal à garder un boulot plus d’un mois sans se faire virer, et raconte aussi ses difficultés financières. Jury traduit le sentiment de Trapeze lorsqu’il passait au Club LaFayette à Wolverhampton. Le public au balcon aimait à insulter les groupes sur scène, comme un jury. Medusa est une traduction de l’admiration totale qu’avait Glenn Hughes pour The Move et les albums du début des années 70.

« Medusa » , second album du désormais trio, est un superbe condensé de hargne heavy qui voit le jour en novembre 1970. Ce qui explose, c’est le talent vocal de Glenn Hughes. Le gentil chanteur poli du premier album lâche les chiens. Sa gorge pullule de références soul : Stevie Wonder, James Brown, Sam Cooke… Parallèlement, Mel Galley tabasse des riffs étranges, à la fois lourds et emplis de groove. Il les interprète sur la même Gibson SG à micros P90 que Tony Iommi de Black Sabbath, pour leur sensibilité; Iommi devant trouver comment pallier son infirmité, deux phalanges disparues sous une presse hydraulique.

Ce second album est une quintessence d’une étrange mixture venue du Black Country. Il a fallu créer un répertoire original en peu de temps, et les résultats sont déjà là. Trapeze est toujours chez Treshold, et accompagne les Moody Blues en tournée américaine. Trapeze fait un carton total. Les ventes sont médiocres, mais les prestations de Trapeze aux USA font un tabac.

A la fin de la tournée américaine des Moody Blues, Trapeze est invité à assurer trois sets en tête d’affiche au Whiskey-A-Go-Go de Los Angeles. Puis, un promoteur leur propose la tête d’affiche au Sam Houston Coliseum. Le concert est plein en quelques heures, et un second set le lendemain est organisé, tout aussi garni. Tony Perry leur obtient in-extremis les formalités pour un mois de travail supplémentaire. Ce retentissement extravagant et subite signifie que le trio est en train de le faire aux Etats-Unis. L’année 1971 sera consacrée à exploiter ce sillon exceptionnel. Il est un temps envisagé de vivre au Texas, mais Mel Galley vient de se marier et d’avoir une fille, le projet est donc abandonné.

Trapeze s’impose de plus en plus solidement dans le paysage musical américain, à défaut de reconnaissance sur ses terres britanniques. Ce sera aussi le cas de Jeff Beck Group, Led Zeppelin, Deep Purple, Ten Years After ou les Faces. Il est alors temps pour un nouvel album. Après deux disques produits par John Lodge des Moody Blues, entre en scène le producteur Neil Slaven. On ne peut pas dire que le bougre soit un audacieux sorcier des consoles. Son travail est intimement lié aux blues anglais, dont il produit les meilleurs disques : Savoy Brown, Keef Hartley Band, Chicken Shack… Ce qui a séduit Trapeze, et notamment Mel Galley, c’est le travail de Slaven sur le fantastique et brutal « Imagination Lady » de Chicken Shack en 1971, brûlot ultra-violent de heavy-blues. Chicken Shack est devenu un trio brutal autour du guitariste-chanteur Stan Webb.

Galley est persuadé que Slaven comprendra la vraie nature de Trapeze : un authentique power-trio. Ce dont Slaven sera totalement convaincu après les avoir écouté pendant trois jours en répétition.

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L’album est capté dans le studio n°2 de chez Decca à Broadhurst Gardens, dans le quartier de West Hampstead à Londres, durant l’été 1972. Fortement influencé par la musique américaine qu’ils côtoient depuis presque deux ans, Trapeze enrichit sa musique. Rod Argent apporte des claviers, BJ Cole joue de la pedal-steel, des cuivres apparaissent. Moins sèchement heavy, « You Are The Music, We’re Just The Band » est l’alliage complexe de la heavy music de l’époque, teintée de la hargne du Black Country, le tout baignant dans le folk-rock californien et le funk noir américain.

Keepin’ Time qui inaugure le disque est ouvertement agressif, avec sa double grosse caisse fracassant la fin de l’introduction derrière les riffs saignants de Galley. La batterie de Dave Holland dut être intégralement remplacée au début de l’enregistrement. L’instrument, rincé par deux années de tournées américaines, sonnait en studio comme de vieux barils de lessive.

Galley est indiscutablement un immense pourvoyeur d’idées de riffs, mais Glenn Hughes est l’autre source de composition. C’est lui qui apporte la patte funk’n’soul sur les merveilleux Coast To Coast, What Is A Woman’s Role, ou Will Our Love End. On la retrouve aussi mêlée à des pièces plus hard comme Way Back To The Bone où Trapeze semble retenir son énergie pour en imprégner le tempo ravageur. Le disque est un alignement de huit merveilles sonores : Feelin’ So Much Better Now, Loser, You Are The Music… Les photos nécessaires à la pochette sont l’oeuvre de deux futures légendes de l’image rock : Fin Costello et Carl Dunn.

L’album ne connaît pas encore un succès fulgurant dans les classements américains, mais il permet à Trapeze de reprendre la route à travers les Etats-Unis. Pour cela, une nouvelle configuration s’impose. Les nouvelles pièces sonores, plus complexes, nécessitent une réorganisation du groupe. Mel Galley reste à la guitare, et Dave Holland à la batterie. Hughes, à l’origine guitariste, prend la rythmique en plus du chant pour permettre d’étoffer le son sur scène. Pete Mackie s’empare de la basse, et John Ogden, qui fut le percussionniste sur le morceau What Is The Woman’s Role, s’ajoute à l’équipage.

Le chanteur quitte le navire

Une nouvelle tournée américaine s’engage au printemps et à l’été 1973, toutefois, un coup du sort va décapiter Trapeze. Glenn Hughes reçoit une offre impossible à refuser : celle d’intégrer Deep Purple. Le quintet de hard-rock anglais vient de virer successivement le chanteur Ian Gillan et le bassiste Roger Glover. Il est envisagé d’embaucher Glenn Hughes pour remplacer les deux. Le guitariste Ritchie Blackmore veut orienter Deep Purple vers une musique plus soul, et après des essais infructueux avec Phil Lynott de Thin Lizzy et Paul Rodgers de Free, le choix se porte sur Hughes. Il sera bientôt rejoint par un autre chanteur : David Coverdale. Deep Purple souhaite en effet conserver sa configuration en quintet, et l’alliage des voix de Hughes et Coverdale fait suffisamment d’étincelles pour ne pas à avoir choisir entre les deux.

Glenn Hughes still hopes for Deep Purple reunion at Rock And Roll Hal | Louder

Hughes, pourtant très attaché à Trapeze, décida de quitter ses vieux amis. L’argent ne fut pas pour lui le facteur déterminant, mais le fait que la maison de disques, London, du groupe, n’avait pas la capacité de les porter suffisamment fort aux USA. John Bonham, le batteur de Led Zeppelin, était un de leurs plus grands fans, n’hésitant pas à venir jouer avec eux sur scène. Peut-être qu’une signature sur le label nouvellement crée par Led Zeppelin, Swan Song, aurait changé la donne. Mais en l’occurrence, Trapeze, malgré tout son potentiel, était dans l’impasse.

Glenn Hughes vit aussi une opportunité de gagner en popularité avec Deep Purple avant de revenir avec sa gloire au sein de Trapeze quelques années plus tard pour les emmener au sommet. Ce qu’il fit effectivement en 1976.

En attendant, Trapeze poursuivra en quatuor. Mel Galley reprendra le chant. Il sera secondé à la guitare par Rob Kendrick, et la basse sera tenue par Pete Wright. Deux albums verront le jour : Hot Wire en 1974 et Trapeze en 1975. Trapeze devient l’un de ces groupes anglais dont les albums ne se vendent pas forcément énormément, mais qui sont très appréciés comme attraction scénique : Humble Pie, Fleetwood Mac, Foghat, Savoy Brown…

En juillet 1976, Deep Purple se sépare officiellement. Glenn Hughes revient au sein de Trapeze, redevenu le trio mythique des années 1970-1972. Le souci est que Hughes est devenu cocaïnomane et alcoolique après trois années de débauche au sein de Deep Purple. La tournée de reformation s’arrête au bout de trois dates. L’enregistrement d’un nouvel album cale aussi rapidement. On retrouve deux morceaux du Trapeze reformé sur le premier album solo de Hughes, Play Me Out, en 1977 : Space High et LA Cut Off.

Trapeze poursuivra encore sa voie avec Wright à la basse et Peter Goalby à la guitare et au chant pour l’excellent disque Hold On en 1979. A la fin de l’année, Holland rejoint Judas Priest. Goalby s’en va pour Uriah Heep, et Galley intègre Whitesnake en 1982.

Les rééditions tout à fait officielles (sous le patronage de Purple Records, le label de Deep Purple) de ces trois premiers albums disposent en bonus de tout ce que les archives peuvent proposer d’enregistrements en direct : BBC sessions, live aux USA en 1971 et 1972. La merveille est indiscutablement le concert à Houston en 1972 sur You Are The Music…On peut enfin apprécier à sa juste valeur ce qu’était Trapeze sur scène : un immense groupe, qui avait de quoi donner le change aux meilleurs. A défaut, il fut le vivier merveilleux pour trois immenses groupes qui gravèrent chacun parmi leurs meilleurs albums avec eux : Deep Purple avec Burn en 1974 et Come Taste The Band en 1975, Judas Priest avec British Steel en 1980 et Screaming For Vengeance en 1982, et Whitesnake avec Slide It In en 1983.

3 commentaires

  1. Bon petit groupe, sans plus. A l’époque, la concurrence est terrible, et il faut bien dire que les compos de Trapeze pèsent peu à côté de celles de groupes plus populaires comme Sabbath ou Zeppelin. Donc, yes, Hughes a bien fait de rejoindre Deep Purple. Avec lui et Coverdale, ils apportent un groove, une touche soul et funk que Purple n’avait pas. La version remix de 2010 de ce morceau est juste une tuerie:

    https://youtu.be/1zED6IWcm7g

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