Après trois albums et un sans-faute avec ses copains irlandais de Fontaines DC, Grian Chatten a décidé de faire momentanément bande à part. Entre deux dates de la gargantuesque tournée de leur dernier album, le chanteur frontman s’est isolé avec sa mélancolie pour enregistrer « Chaos For The Fly », un excellent premier album sorti ce 30 juin chez Partisan Records qui assoit définitivement ses talents de songwriter (pour ceux qui en doutaient encore). Et sans surprise, le bonhomme a toujours le bourdon.

Quand Ryan Gosling s’aventurait en 2014 de l’autre côté de la caméra pour Lost River, son premier film en tant que réalisateur, il dut se détacher de ses rôles récurrents de cowboy moderne et solitaire, apathique et à fleur de peau, pour s’essayer à un nouveau moyen d’expression. En résultait un thriller surréaliste plus ou moins bien accueilli mais aux solides atouts, notamment son ambiance esthétique hypnotique (et hautement référencée) dans laquelle l’acteur-réalisateur laissait libre cours aux divagations de personnages moins manichéens qu’il n’y paraissait. Le parallèle avec « Chaos For The Fly » est peut-être mince, certes, mais il n’empêche que certaines similitudes peuvent être tracées entre ces deux premiers efforts solitaires, notamment dans leur exploration d’un onirisme personnel devenu théâtre des crises existentielles de ses architectes-protagonistes.

Sur ce premier album signé en solitaire, Grian Chatten a naturellement commencé par explorer son prisme. Sa vie privée, sa ville chérie dont il s’est déraciné, son éternel sens des lieux et une tournée pour le « Skinty Fia » de Fontaines D.C. qui l’a laissé épuisé et au bout du rouleau. L’idée d’un projet solo ? Elle lui est apparue lors d’une marche en solitaire le long de la plage de son village d’enfance, sur la côte irlandaise, projet dont il a mené l’écriture sur la route, entre les paysages andalous de Jerez de la Frontera et l’effervescence de Los Angeles. Grian Chatten a mis à profit une courte pause dans l’éreintante tournée de son groupe (deux semaines à peine) pour enregistrer et co-produire ces neuf chansons avec Dan Carey (déjà habitué de Fontaines D.C.), de quoi cracher son venin et explorer son spleen pour mieux s’en détacher. Bref, une bonne vieille catharsis, l’apanage des artistes tourmentés depuis le temps des tragédies grecques, pour le meilleur et pour le pire.

Ne cherchez pas la fontaine sur cet album, bien que les explorations du dernier album aient déjà largement marqué la distance avec le post-punk des débuts. À part Fairlies, seul single qui pourrait coller au son du groupe (et qui est peut-être le morceau le moins intéressant du disque), le ton est ailleurs : entre art-pop et ballade folk, la voix sépulcrale de Chatten s’immisce dans différents recoins et se permet de nouvelles libertés. Comme un enfant perdu au milieu des attractions de la fête foraine de The Score, un morceau d’ouverture aux vrais faux airs de Nirvana « Unplugged » . Le chanteur est comme chez lui sur les rêveries désuètes et l’élégant romantisme de Last Time Every Time Forever, ou sur l’esthétique ampoulée de Bob’s Casino, quand Chatten devient crooner le temps d’une fable à la Cent Ans de Solitude, récit d’une station balnéaire défraîchie qui eut un jour son heure de gloire. Accompagné ici de sa compagne Georgie Jesson, le duo évoque le charme suranné des maîtres du genre Lee Hazlewood & Nancy Sinatra, avec un accent un tantinet plus irlandais.

Changeant de casquette au fil des morceaux, le jeune chanteur sonne comme un authentique songwriter folk sur un magnifique Salt Throwers Off The Truck aux allures de standard éternel (une qualité qu’augurait déjà The Couple Across The Way sur « Skinty Fia »), dont s’empareront certainement les pubs de voiture pour symboliser la nostalgie des premiers amours et la liberté juvénile. All Of The People va un cran plus loin dans la mélancolie, au fil d’une ballade (une vraie, avec du piano et de la reverb) d’une rare noirceur :

« People are scum I will say it again / Don’t let anyone tell you that they wanna be your friend / They just wanna get close enough to take the final shot ».

Une misanthropie dont Chatten lui-même semblait surpris en enregistrant le morceau, mais dans la juste continuité de cette violence sourde palpable sur chaque mot et chaque note de ces neuf titres à l’écriture si fine et visuelle. Et au milieu des fantômes qui hantent sa plume, Chatten reste seul maître à bord, illustrant à merveille le proverbe de la famille Addams dont il s’est inspiré pour titrer ce premier album : « What is normal for the spider is chaos for the fly ».

Grian Chatten // Chaos For The Fly // Partisan Records, paru le 30 juin
https://grianchatten.bandcamp.com/album/chaos-for-the-fly

 

 

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