Surnommé ‘’le magicien’’ par ses pairs pour sa capacité à transformer des grille-pains en synthés vintage, Gavin l’est aussi pour ses tours de passe passe qui l’auront vu passer, en a peine une décennie, d’une identité à une autre, avec une maestria que seuls les malades d’Alzheimer exilés en Amnésie sauraient surpasser. Il lève une partie du voile sur sa schizophrénie rythmique.

gavin007C’était en avril 2008 sur un parvis de béton. Ce soir là, le centre d’art contemporain du Mac/Val de Créteil accueillait trois groupes alors méconnus du prestigieux label DFA, et qui n’ont d’ailleurs jamais percé : Prinzhorn Dance School, PlanningToRock et Gavin Russom, mystérieux barbu aux sous airs de Sébastien Tellier, mais du genre tellement gavé à la musique répétitive qui colle à la semelle du clubber qu’il aurait pu à lui seul remplir trois albums dédiés à l’Arp odyssey. De l’espace.
Bref, c’était 2008. LCD Soundystem – groupe dans lequel Gavin assurait parfois les synthés, quand il ne les fabriquait pas pour Murphy – remplissait les stades, le mot ‘’Drive’’ n’était encore qu’un diminutif pour la commande au bagnole au McDo et Gavin avait encore des cheveux. Une autre décennie donc, dans laquelle Russom se fit connaître – faut le dire très vite et le répéter fort – avec « The Days of Mars » (2005) en compagnie de Delia Gonzalez. Performance de galeries pour public à lunettes carrées, disque trop abstrait pour l’époque, réputation de plasticien perché sur son quotient intellectuel, les années 2000 ne furent pas super clémentes avec l’ami Gavin, qui décida sans attendre de changer d’identité avec Black Meteoric Star (2009), produit dans l’air du temps qui délaissait les structures classiques couplets/refrain pour une électronique répétitive et planante, urbaine nocturne dirons-nous ; bref bis, la musique parfaite pour tout psychopathe cherchant des clopes passé minuit dans une ville endormie.

Soyons francs, Gavin partage avec Terry Riley une calvitie précoce, et c’est marre. Pour le reste, c’est un musicien signé chez DFA, insigne honneur qui depuis plusieurs années ne lui évite pas d’être confondu avec le roadie du coin. Sa musique, qu’on résumera faute de temps à de l’avant-garde d’aujourd’hui, ne laisse pas une place démesurée aux poses d’esthète de fumoir ; sa musique se danse plus qu’elle ne se réfléchit et cela reste l’un des seuls points de convergences jusqu’au dernier projet en date, The Crystal Ark où, aux côtés de Viva Ruiz dans le rôle de la chanteuse qui racole, Gavin s’acoquine avec le dancefloor étage en dessous, rayon pop pour ceux recalés à l’examen d’entrée à l’IRCAM. Bidouilleur hors pair, grooveur de génie, schizophrène patenté, Gavin Russom échappe à la majorité des codifications du genre. On pourrait dire, pour introduire les longues explications qui suivent, qu’on tient là un Todd Terje énarque qui aurait préféré échangé les hautes études contre l’école de la vie et des boulons. A l’image du slogan des sacs Eastpack ou d’un morceau de nuit blanche comme Night Sky : built to resist.

Bonjour Gavin [l’interview s’est déroulée par mail] est-ce que le terme « avant-pop » résume bien ta démarche musicale ?

Le terme « avant pop » est quelque chose que nous avons inventé pour décrire précisément la musique jouée par The Crystal Ark. L’un des aspects qui m’intéressait le plus dans ce projet était la combinaison de ma musique instrumentale avec des structures de chansons plus « classiques ». C’est cela qui m’a donné l’impulsion d’inviter Viva Ruiz pour collaborer avec moi ; ses paroles et ses compétences vocales me permettent de considérer la composition sous un angle différent et cela a initialement mené à une sorte de son hybride qu’on peut entendre sur The City Never Sleeps et The Tangible Presence of the Miraculous. Après ces 2 singles, j’ai commencé à penser les chansons comme un grand ensemble, de façon à ce qu’elles puissent coexister sur un format album, avec des structures plus resserrées, plus courtes, plus ‘’pop’’, disons un format radiophonique sur lequel je n’avais pas travaillé depuis de nombreuses années. Et je pense que ces morceaux fonctionnent vraiment comme ça.

De Black Leotard Front à Delia Gonzalez en passant The Crystal Ark, comprendre ta sinueuse discographie, pour le novice, relève presque de l’exploit. Quel est l’objectif de ces changements d’identité à répétition ?

Bien sûr, je vois bien le défi que ça représente ! Mais je considère également qu’il est de ma responsabilité en tant qu’artiste de bousculer les gens ; ça fait presque partie de mon job. Les changements esthétiques que tu décris sont certainement intentionnels et basés sur mon approche théorique de la musique. Les identités multiples, telles que tu les décris, moi je les vois comme une mécanique des fluides ; le challenge étant d’arriver à articuler tout cela autour d’expressions concrètes qui puissent avoir des significations politiques, comme par exemple la manière que nous avons de marginaliser les gens et de tracer des lignes entre les territoires, les catégories de personnes, en fonction de signifiants extérieurs. Mais en creusant un peu, au travers de mes projets à noms multiples, il y a un fil conducteur qui me ramène toujours à mon rapport aux fréquences musicales ; elles ont un impact non négligeable sur mon corps, ma façon de penser. Et ces fréquences sont des éléments que j’utilise pour raconter des histoires. Si je suis en train d’écouter de la musique ou de composer, il ne s’agit pas tant de savoir si c’est de la disco, du hip hop, du jazz, de la techno ou du bruit, c’est surtout de comprendre ​​la façon dont les fréquences sont en interaction les unes avec les autres, comment elles évoluent. Les collaborations font également partie du process de création.

« Le capitalisme nous enseigne que les gens créatifs doivent s’aplatir et répéter sans cesse les mêmes tropes stylistiques comme un moyen d’emballer notre art dans une vérité prémâchée. »

Par exemple dans The Crystal Ark, où je collabore avec Viva sur l’écriture et le reste du groupe sur la performance de la musique, le résultat est la somme de nos énergies positives mises en commun, la preuve d’une interaction. Le capitalisme nous enseigne que les gens créatifs doivent s’aplatir et répéter sans cesse les mêmes tropes stylistiques comme un moyen d’emballer notre art dans une vérité prémâchée. Je ne suis pas seulement hostile à cette idée parce que je crois qu’elle étouffe la créativité authentique, mais aussi tout mon travail depuis les années 90 consiste à la combattre vigoureusement. Jusque là ma vie a été plutôt du genre complexe, avec plein de grands bouleversements et des expériences très différentes. J’ai vécu dans différents endroits, rencontré tant de gens, voyagé partout dans le monde et j’ai entraperçu un spectre musical quasi infini, alors pourquoi devrais-je me limiter quand je crée ? La créativité est l’énergie de la vie. Elle est radicale, constamment en mouvement et sauvagement imprévisible. Donc, c’est elle que j’essaie de canaliser dans mon propre travail ; le noyau central étant ces fréquences naturelles que j’essaie de dompter pour raconter mes histoires.

J’ai lu que tu avais été sévèrement déçu par ce qu’on appelle en Anglais « the art world », ce qu’on pourrait ici traduire par « monde de la musique classique », pour résumer, disons l’Art contemporain. Peux-tu m’expliquer pourquoi ? Quand as-tu réalisé que tu ne pourrais pas faire partie de cet univers un peu guindé ?

C’est un monde face auquel je me suis toujours senti en marge. La plupart des situations qui ont créé une certaine désillusion viennent du même type de situation : je travaille ou j’envisage de travailler avec une personne et je me rends compte que nous parlons une langue complètement différente. Ils utilisent la langue des affaires et de la commercialisation, j’utilise le langage de la spiritualité et de l’expression créative et il n’est tout simplement pas possible de trouver un terrain d’entente. Mais pas de méprise : je gagne ma vie à partir de ce que j’ai aussi pu réaliser, en tant que businessman. Il existe une interaction entre la créativité et les entreprises mais parfois – souvent je dirais – les objectifs sont trop éloignés pour coexister. Il y a une différence entre l’exécution d’un projet d’entreprise qui adopte une posture de la spiritualité, l’engagement politique ou l’exploration créative comme un moyen de commercialiser des produits de luxe ; et effectivement engager ces choses d’une manière qui permet de gagner de l’argent sur le dos de ceux qui travaillent. Trouver mon propre chemin à travers le monde de l’art a été un processus complexe qui s’est souvent soldé par une impasse. C’est ma conclusion personnelle et je sais que beaucoup de gens, que je respecte et dont je respecte le travail, sont capables de bien fonctionner dans ce monde. Je fais toujours des spectacles dans des galeries, ainsi que des travaux dans les institutions du monde de l’art classique, mais je suis très sélectif sur la façon dont je le fais et avec qui je travaille, et je suis toujours à la recherche de moyens pour rester en marge de ce système, pour interagir avec elle sans être dépendant d’elle. Dans le même temps, mes objectifs et les intentions spirituelles, politiques et créatives précèdent de loin tout type de modèle d’affaires. Alors, quand cela ne se passe pas de la bonne façon, celle qui me convient, j’ai tendance à laisser passer.

Le ‘’fais le toi-même’’ semble être un leitmotiv, et tu vas jusqu’à créer tes propres instruments. Te souviens-tu du premier que tu ai confectionné ?

Fabriquer des instruments est quelque chose que j’ai fait dès les premiers moments de ma vie,jusqu’à aujourd’hui. Quand j’avais 5 ans, j’ai réalisé que je pouvais utiliser une partie de notre machine à café comme une trompette…C’est certainement le premier instrument de musique que je me souviens avoir construit, du moins utilisé.

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Depuis tes débuts, j’ai l’impression que tu as lentement glissé de la musique répétitive vers l’électronique dansante, notamment à travers The Crystal Ark. A quel point la notion de rythme est importante pour toi ?

Personnellement, j’envisage la progression de mon travail d’une manière moins linéaire. J’ai toujours été intéressé par la répétition, c’est un de mes outils musicaux de base. Il y a aussi tout un ensemble de travaux composés avant « The Days of Mars » (j’avais déjà 30 ans quand il est sorti), soit publiés sur de tout petits labels ou enregistrés sur cassettes à la maison. Donc, il y a un grand volume de trucs que j’ai fait et qui ne rentrent pas dans ce récit linéaire. La progression est plus à considérer, selon moi, comme une relation plus profonde entre les préoccupations esthétiques et les outils musicaux, ainsi que par manque d’un meilleur mot, disons les idées « socio-politiques » : comment tel lieu est propice à telle musique, comment peut-il apporter des changements pour les gens qui l’écoute, comment peut-il révéler des vérités complexes et illuminer de nouvelles façons de penser à la vie, etc. L’interaction entre l’électronique et le rythme est l’un des fils conducteurs. Je suis intéressé par les machines et les organismes qui interagissent. Le rythme est un dispositif qui fonctionne directement sur la conscience et la mémoire. Les outils que j’ai construit, ainsi que ceux construits par d’autres musiciens qui m’attirent, sont très adaptés pour fonctionner avec la fréquence et le rythme, afin que ces lieux deviennent accessibles.

Un jour Philip Glass m’a confié que selon lui la musique répétitive ressemblait à une suite de vagues revenant sans cesse sur l’auditeur, toutes identiques mais toutes dissemblables, à force de se répéter. Ce qui fait écho à la célèbre maxime de Brian Eno : « la répétition est une forme de changement ». Souscris-tu à cette école de pensée ?

Oui, complètement. Et je pense que plus je m’exerce à la répétition et plus je suis capable de faire en sorte que cela signifie quelque chose. Quand je compose, l’une des choses à laquelle je suis très sensible est le mouvement énergique de la pièce dans laquelle je suis. Bien que l’impression d’ensemble pourrait être l’une des répétitions, un petit ajustement ou l’ajout d’une gamme de fréquence supplémentaire, peut créer le sentiment que les choses se sont accélérées avec énergie. Ce n’est pas à propos de tempo, c’est un autre type de mouvement. Juste être capable de détecter et de connaître le genre de mouvements dont je parle ici m’a ouvert tout un monde et une nouvelle expérience musicale. Chaque moment est nouveau aussi, donc la répétition, une fois que vous l’obtenez, devient une idée très flexible et sans limites.

Quels compositeurs t’ont donné envie de faire de la musique et t’ont, à tes débuts, littéralement vrillé le cerveau ?

Public Enemy, David Tudor, Adonis, Ruth Crawford Seeger, Kraftwerk, Meredith Monk, The Dream Syndicate, Merzbow, John Coltrane, Jimi Hendrix, Grandmaster Flash, Liddell Townsell, Quintron.

Et maintenant ?

Jeff Mills, Albert Ayler, Conlon Nancarrow, Hieroglyphic Being, Carter/Tutti, Harry Pussy, Jane and Jeff Hudson, Gina X Performance. Et aussi tous les labels m’ont littéralement vrillé le cerveau : Nation, Minimal Wave/Cititrax, Ostgut Ton, In Paradisum.

Et pour finir, doit-on s’attendre à de nouvelles sorties dans les prochains mois ?

Je publie beaucoup de musique en solo cette année, avec différents projets, dont plusieurs maxis orientés dancefloor, et aussi tout un tas d’autres choses. J’ai passé beaucoup de temps l’année dernière dans le studio, et déterré d’anciens enregistrements inédits. Et The Crystal Ark est actuellement en studio et travaille sur un nouvel EP qui, je l’espère, sortira d’ici la fin de l’année.

En concert à Villette Sonique (Paris) le samedi 7 juin avec The Crystal Ark à 17H45 (gratuit, à la prairie du Cercle Sud) et le dimanche 8 juin en solo au Cabaret Sauvage (23H00) avec Todd Terje.

https://soundcloud.com/gavin-russom

2 commentaires

  1.  » Gavin is also for his sleight of passes which have seen pass in barely a decade, a identity to another, with a mastery that only patients with Alzheimer exiles Amnesia not surpass. On the occasion of his next visit to the Villette Sonique festival, Russom, honcho chipsets, throws a veil over part of its rhythmic schizophrenia. »

  2. I always have the exact same pleasure to listen to the first movement of Philipp Glass’ Akhenaten and BMS’ Dreamcatcher. Great interview.

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