"Readymade Ceremony", c'est le titre du nouvel LP de Félicia Atkinson. Impossible de ne pas le relier avec Duchamp, d'un point de vue de sa capacité à défier la notion même d'objet d'art. Ce bourbier d'indéfinition, Félicia Atkinson en fait une rencontre solennelle où se querellent son enfance dans la noise, les figures paternelles (John Cage, Cornelius Cardew) et ses lectures de jeunesse (Bataille, Char, Artaud), dans un long chuchotement agressif. Toi qui préfère l'eczéma au syndrome de Stendhal dans les allées de Beaubourg, fixe cette dernières lignes d'un air circonspect. Tends-moi mollement la main, je t'emmène du bout des doigts rencontrer une réconciliatrice.

Existe-t-il plus affriolante adversité pour se contraindre à renouveler son vocabulaire. LE vocabulaire. Ce singulier vocabulaire avec lequel on écrit autant son œuvre que son œuvre n’écrit son auteur. Sans s’étendre en bavardage, Félicia – qui exerce autant de minutie dans les collages, les installations, la peinture que la production musicale ou la poésie – baigne dans une source intarissable pour irriguer son vocabulaire. Celle qui fut Je Suis Le Petit Chevalier compose comme une plasticienne, sculpte comme une musicienne, peint comme une poétesse et traduit finalement la poésie de ses ouvrages écrits dans toutes les langues esthétiques.

Je sais que dans l’album tu utilises des textes de Bataille ou René Char comme matériaux préexistants mais j’ai envie de cerner totalement la part de readymade dans « Readymade Ceremony ».

Félicia Atkinson : Je me suis rendu compte que ma manière de faire de la musique s’apparentait à la manière dont je sculpte. C’est un assemblage de choses préexistantes, réalisées sur place, défaites de leur fonction première en intégrant un autre champ. Ici la sculpture ou la musique. Et celui de l’abstraction. Je l’ai réalisé dans mon studio dans les Alpes, qui est volontairement mon studio de musique comme d’art visuel, je ne voulais pas séparer ces deux espaces là. Du coup, j’ai des livres dans cet espace, divers objets, mes instruments de musique et ce que je voulais réaliser dans le disque, c’est la cohabitation de ces choses-là. Si je bois un café pendant que je joue de la guitare, il y a de fortes chances que cette tasse devienne un élément musical. Le texte, c’est pareil. C’est très aléatoire en fait. Je ne les ai pas choisis mais j’étais en train de lire pendant que j’enregistrais l’album. Ils sont venus à moi. Et ce qui est fou c’est que ces pages correspondaient exactement à ce que je voulais dire. Alors ça c’est retrouvé dans l’album. Ça c’est le readymade. Ensuite, il ne faut surtout pas voir dans l’album une lecture critique de Marcel Duchamp. Je le prends comme un objet qui peut être dénaturé sans aucun problème. Et enfin l’aspect cérémonie vient du fait qu’il y a une convocation, et aussi de sa temporalité très particulière que je voulais assez proche de celle du concert.

J’en reviens à l’idée de matériaux préexistants qui viennent à toi. Duchamp inscrivait les dates et les heures des matériaux du moment de leur rencontre. Il appelait ça un « rendez-vous ».

Oui ça c’est très bien vu. Oui, absolument, c’est un rendez-vous. Composer un morceau c’est très bizarre. C’est une incision dans le temps d’un autre temps. Avec des heures et des heures on va essayer de composer cinq minutes, les compresser en cinq minutes. Il y a quelque chose de chirurgical, de bizarre, de l’ordre de la greffe. Ça, ça m’intéressait beaucoup. Et puis une cérémonie c’est ça, un anniversaire, un enterrement, une concentration dans le temps où l’on fait tenir un temps beaucoup plus grand dans un temps plus réduit. Comme un sablier. C’était la volonté du disque aussi.

Associée à l’idée de readymade, il y a celle de définition. Déjà celle que Duchamp n’a pas réussi à poser sur le readymade. Ensuite celle impliquée par le readymade qui est une tentative de définition de ce qu’est l’Art. Est-ce qu’il y a une démarche similaire de ton côté ?

Oui, très lentement (rire). J’ai une manière très empirique de travailler et il me faut beaucoup de temps pour comprendre ce que je cherche. Ce disque là était vraiment comme une deuxième partie du livre (Improvising sculpture as delayed fictions, ndlr), où les objets avec lesquels je travaille se mettent à parler. C’est aussi le cas dans le disque. L’idée c’était de placer une définition qui serait aussi une dispute. Une définition qui serait peut-être un peu contradictoire.

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Je ne sais plus où mais j’ai vu qu’Artaud était cité comme inspiration du projet. À quel moment il intervient ?

Artaud c’est une de mes premières lectures, ado, qui m’a marquée. Jeune fille, j’habitais à Paris, j’avais un côté littéraire très exalté, ça coûtait dix francs à l’époque et j’allais dans un café, c’était des moments très importants. C’est une époque où tu lis par absorption et non par analyse. Donc on ne s’en souvient plus. Artaud c’était ça, je le lisais par absorption, je n’avais aucun sens critique, je le lisais totalement au premier degré mais… d’abord quelle voix. Il a une voix effrayante. Quand tu l’entends dans « Comment En Finir Avec Le Jugement De Dieu », il a une voix de petit garçon énervé. Ça me terrorisait. Ça m’a inspiré lors des voix dans le disque. La voix inquiétante c’est quelque chose qui m’intéresse musicalement.

Artaud, c’est une lecture de jeunesse donc. Bataille et Char aussi. Est-ce que c’est un pur hasard que ça soit ces lectures de jeunesse qui interviennent aujourd’hui ?

C’est une espèce de boucle. On est dans des cycles. J’ai 33 ans et c’est une pliure, c’est quelque chose je lisais entre 15 et 17 ans. Si je pliais ma vie en deux, ça tomberait à ce moment là. Je suis parti à Bruxelles juste après avoir été diplômée des Beaux Arts, parce que je voulais avoir un atelier avec de l’espace et lorsque je suis revenu en France, je me suis mis à relire en Français. De manière inconsciente. Il y avait un retour qui accompagnait l’autre.

Tu lisais en Anglais à Bruxelles ?

Oui même si c’est une ville francophone, j’étais dans un bain assez anglophone. Dans mes lectures, dans ce que j’écoutais. Puis je suis revenu tout d’un coup au Français dans mes lectures.

Mais le livre est en Anglais ?

Oui il est en anglais. Ça c’est volontaire. Mon rapport à l’étranger, l’étrangeté, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Ma mère est polonaise, j’ai un nom anglais. Et c’est un outil d’être bloqué. D’avoir moins de vocabulaire, de devoir redéfinir les choses parce que ça bloque. Donc le texte est en anglais pour ça. Et puis il y a un type d’anglais qui me plait qui est cet anglais entre étrangers, parlé par les non anglophones. Je le trouve intéressant parce qu’il est étrange. Parce qu’il n’appartient à aucun pays en particulier. Il y a même de l’italien dans le disque. Mais il est tellement saturé qu’on ne le distingue pas. À un moment du disque, j’ai regardé ce film, Berberian Sound Studio. Ça m’avait intrigué dans son rapport au son et dans ce que l’Italien, en tant que langue, peut contenir d’inquiétant.

J’ai l’impression que quoique tut fasses tu es plasticienne. Même lorsque tu abordes la musique, c’est d’un point de vue plastique.

C’est un peu ambigu. Ça revient au sentiment d’être étranger, de me placer comme intruse. Je pense que pour le milieu de l’Art, j’ai une démarche qui est complétement issue de ma culture qui est le punk rock. Et la plupart des musiciens sont décontenancés, ça leur paraît approximatif, la physicalité de ma musique etc. C’est une position d’outsider un peu des deux côtés.

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C’est ce qui te pousse à multiplier les projets ce sentiment d’être intruse ?

Il y a un projet global. Il y a une entrée qui est peu noise, qui pose la question du bruit, de la saturation, du delay. Mais ça peut se trouver dans le texte aussi ou même l’Art. Et puis il y a une autre entrée qui serait l’improvisation, les choses se décident au moment où elles arrivent. Selon des grilles qui elles varient peu. Il y a une manière de faire qui se répèterait et des situations toujours différentes. Et puis je me rends compte en multipliant les disciplines, il y a différents types d’audience qui peuvent être convoqués. Qui au départ ne se côtoient pas toujours.

Mais il y a une recherche dans ta musique qui se fait beaucoup par la matière… Une musique qui se crée d’un point de vue visuel.

Ça vient aussi des gens que j’écoute. Je réécoutais Far West News de Luc Ferrari et il y a une présence. Le son n’est pas toujours très bon, mais s’il y a des accidents, c’est ça qui matérialise l’objet. C’est un héritage de la musique concrète. Et puis j’avais des discussions avec les anciens des Yellow Swans et même si notre musique est très différente, il y a quelque chose de très similaire de l’ordre du geste.

Cet album semble plus intime. Il est par instant chuchoté, murmuré, voire confessé. Tu y absorbes tes lectures de jeunesse. Tu as le sentiment d’avoir produit ce genre d’œuvre ?

C’est marrant mais pour moi le disque chez Umor Rex (Visions/Voices, ndla) était plus intime dans la mesure où il était plus fragile. J’y vois quelque chose où je me fragilise beaucoup plus dans ce disque. Dans le dernier, ce qui me plaisait, c’est l’aspect presque violent du chuchotement. Par exemple, si quelqu’un te chuchote à l’oreille, c’est qu’il se rapproche. Il y a un truc très physique. Un rapport érotique au son. Et puis j’enregistre souvent sans micro. J’utilise le micro de mon téléphone, ou celui de l’ordinateur et pour isoler, j’utilise un drap, ce qui fait que je suis très proche de la source. Là on revient à la cérémonie, dans le côté privé. Et puis la peur. Je me suis rendu compte qu’enfant, les souvenirs musicaux qui y sont liés, sont ceux de ces disques qui m’ont fait peur. L’Apocalypse de Jean de Pierre Henry, par exemple, je ne pouvais pas tenir trois minutes devant, pourtant mon père le passait sans cesse. Nirvana aussi, une copine me fait écouter ça, j’avais onze ans à l’époque, ça a été un choc. Je me suis dit que c’était une violence, comme la noise, qui ne cherche pas à me dominer, à m’écraser mais plutôt à m’intégrer. Puis j’ai revu Carrie il y a peu et ce moment du bal où elle s’énerve et où tous ces sons se produisent, c’est elle en fait, c’est un concert télépathique. Il y a quelque chose de très féministe dans ces films là, où les femmes sont des sorcières.

En parlant de télépathie, la chronique de Pitchfork aborde justement ton rapport télépathique à l’auditeur. Ça a été une surprise ?

La télépathie, ce sont les sons qui te touchent malgré toi. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup, j’étais ravi de lire ça. Parce que c’est lié au sommeil, l’inquiétude, l’effroi tout ça, c’est lié aux rêves et on revient aux surréalistes etc.

C’est une question que je voulais te poser vis-à-vis de ton rapport à Artaud et une possible approche surréaliste. Est-ce que tu composes comme on procéderait à de l’écriture automatique ? Il n’y a pas d’intervention intellectuelle dans un premier temps.

Dans un premier temps, non. Après c’est quand même un disque que j’ai mis un an à produire. Il y a un travail de remodelage, il est cuit, comme de la céramique. Il y a différentes cuissons, différents ajouts. Mais oui il y a un rapport au surréalisme, à l’inconscient, à l’écriture automatique, à diverses couches d’inconscients qui se superposent. Je trouve qu’en ce moment, on trouve beaucoup de réponses dans la musique concrète, dans le surréalisme dans son rapport à la dématérialisation et à l’objet et il y a comme une espèce d’écho qui se met en place comme ça.

Il y aura toujours de la nouveauté dans le sens où la nouveauté n’est pas quelque chose de nouveau. C’est comme le matin. Il y a tous les matins, un matin.

Très curieusement, j’ai l’impression que le surréalisme à le vent en poupe en ce moment…

À mon avis c’est le rapport aux images. Les surréalistes s’essayaient beaucoup à la photographie, ils étaient très investis dans la nouveauté des médiums. Nous on est complètement là-dedans d’une autre manière. Il y a une mutation qui se fait par rapport aux outils et instruments qu’on utilise. Je pense. J’ai vu le concert de Holly Herndon, le dernier soir de Présence Electronique, elle est complètement dans cette ambivalence Palo Alto/Silicon Valley, Facebook, etc… et quelque chose qui est très construit, assez intellectuel avec des influences du GRM très clair. C’est rigolo ce mélange des deux.

Tu parles du GRM, qui a abrité de grands novateurs s’il en est. Stagne dans la pensée commune, cette idée que tout a été déjà fait. On entend souvent ça. Peut-être pour se dédouaner de ne pas chercher le « neuf ». Quel est ton rapport à la nouveauté ? C’est un questionnement dans ton travail ?

De ce côté là, j’ai envie de citer les situationnistes : « jouissez sans entrave« . Tant qu’il y a du plaisir… Donc je ne suis pas tellement là dedans, plus la procuration de sensations. Des sensations, on en a toute notre vie et elles se renouvellent. Les sujets s’épuisent mais pas les sensations. J’entends beaucoup de choses en ce moment qui sont géniales comme cette jeune fille de 18 ans Clara Lewis, qui a sorti un album chez Mego. Le dernier Valerio Tricoli chez PAN est génial aussi. J’entends souvent des choses que je trouve originales, étranges, des trucs un peu niche, forcément. Mais bon, la mort du disque, ne signe pas la mort de la musique.

Mais est-ce qu’un jour on parlera de la nouveauté au passé selon toi ?

Je pense qu’il y aura toujours de la nouveauté dans le sens où la nouveauté n’est pas quelque chose de nouveau. C’est comme le matin. Il y a tous les matins, un matin. Ce sont des choses qui fonctionnent par cycle et qui sont plus de l’ordre de la perception que du concept. Et puis l’idée c’est d’aller voir autre chose. Si l’on vit dans un vase clôt, on s’épuise très vite. Je suis partie habiter dans la montagne il y a un an et le sentiment de nouveauté je l’ai juste par décalage social. Ça peut-être ça la nouveauté, s’extraire de son milieu pour se confronter à l’ailleurs.

En somme le sentiment de nouveauté s’estompe chez le spectateur mais la nouveauté, elle, existe.

Oui. On a besoin d’incompréhension et c’est en ça que l’on revient aux éléments de langage mais tant qu’il y aura de l’incompréhension, il y aura de la nouveauté. Il n’y a plus de nouveauté dès lors que l’on comprend tout ce que l’on voit. Et puis on s’ennuie un petit peu.

Le mystère est moteur.

Oui. Et là on revient au surréalisme avec la question du mystère. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup, je vois quelque fois des choses maladroites, parfois carrément moches mais qui m’intéressent parce qu’elles restent mystérieuses. Comment est-ce possible ? Qu’est ce que ça fait là ? Ça amène un questionnement. Possiblement lié à celui de la nouveauté.

On parlait des Vosges plus tôt…(Elle me coupe, ndla)

Les Bauges ! C’est un massif à proximité de la Savoie qui a été complétement fermé jusqu’il y a dix ans puis une route a été percée. Je suis là bas parce que j’enseigne dans une école à Annecy, j’enseigne l’improvisation. Et Bartolomé avec qui je tiens Shelter Press, mon compagnon, a été recruté pour s’occuper de la maison d’édition de l’Université. Et on est partis avec l’idée de savoir ce que c’était que d’habiter à la montagne pendant un moment. La nouveauté !

Ça a un impact sur le plan créatif d’être là bas ?

Oui. Ça permet de travailler plus. On a de la place. C’est fantastique l’espace, sans, c’est difficile de faire les choses.

Ça n’empêche pas de collaborer ? C’est un moteur la collaboration.

Non, justement j’en ai deux en cours. Une avec Jeffre Cantu. C’est un super musicien et j’adore son label Root Strata. Ce sont vraiment eux qui nous ont donné envie de faire notre label. Au début, cette collaboration devait être de la musique industrielle années 80 et c’est en train de devenir du field recording, musique concrète, très abstrait. Ça devrait être prêt pour l’année prochaine. Et rien n’à voir, Peter Broderick, un bon ami qui fait de la très jolie pop, m’a proposé d’enregistrer à deux. J’ai dit oui à condition que nous travaillions ensemble. C’est un projet qui s’appelle La Nuit, qui a été enregistré en une journée. C’est mon projet le plus mélodique à ce jour (rires) et dont je suis très fière. L’album s’appelle « Desert Televison », c’est un road trip psyché 80’s bizarre mais… des chansons.

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Quel est le critère pour intégrer Shelter Press ?

Le premier c’est que c’est nous qui choisissons. On n’accepte pas les démos. L’idée c’est qu’on est une structure indépendante, on se rémunère pas, on est toujours une asso, dès qu’on fait un peu de profit, l’argent est réinvesti dans le prochain. Donc il y a un cercle vertueux où le projet qui ne rapporte pas est financé par celui qui rapporte des sous. C’est important de le dire, c’est ça qui fait que l’on a des choix très précis, on ne peut pas se permettre de faire des choses qui ne nous plaisent pas. On a choisi le nom d’après une publication des années 70 qui s’appelle Shelter Publications. C’était tenu par un architecte californien qui s’appelle Lloyd Kahn, un skateur architecte qui éditait des livres écrits à la main qui expliquaient comment construire sa propre maison. Ça avait pour postulat cette idée que nous sommes dominées par une vision très bourgeoise de l’architecture tandis que nous pouvons construire notre propre habitat. On en a gardé la métaphore, construire notre propre maison pour y inviter des gens. Puis c’est devenu une famille, si je fais une expo j’emmène Shelter Press avec moi et c’est en train de devenir un centre curatorial. Ce qui nous intéresse ce sont les gens qui se posent la question de la matérialité d’un disque. Vraiment.

Felicia Atkinson // Readymade Ceremony // Shelter Press
http://feliciaatkinson.be/

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