Difficile de résumer la vie de Francis Bebey. Chaque épisode mériterait sans doute un développement plus important. On peut dire sans trop de crainte qu’il a été l’un des acteurs majeurs du rayonnement culturel du Cameroun à l’étranger. Chacune des grandes lignes de sa vie mériterait une attention particulière. Nous tâcherons de nous limiter à l’essentiel, c’est-à-dire à la musique, de façon tout à fait sélective et injuste.
Francis Bebey est né dans la banlieue de Douala au Cameroun, sans doute autour de 1929. Difficile pourtant d’en être sûr, car à l’époque on ne déclare pas toujours les naissances et il est courant de vieillir les enfants pour qu’ils puissent aller à l’école. Son père est pasteur protestant. La musique faisant partie intégrante du culte, le jeune Francis vit très tôt ses premières expériences musicales en fréquentant la chorale de la paroisse. Il y découvre Bach et Haendel, les chorals et les cantates que son père joue à l’harmonium, et apprend à lire et à écrire la musique. Dans le même temps, il manifeste un intérêt précoce pour les musiques traditionnelles, celles des doualas notamment. Il quitte le Cameroun pour faire ses études, d’abord à New York et ensuite à Paris. Il fait la connaissance de Manu Dibango lors de son premier passage en France, dans un camp de vacances pour jeunes camerounais à Saint-Germain-en-Laye, banlieue cossue et ville royale de l’ouest parisien.
C’est à Francis Bebey, lui qui connait les Etats-Unis et les clubs de jazz de la Grande Pomme, que Manu Dibango doit sa découverte du jazz. Ensemble, ils forment un trio de jazz éphémère et sortent quelques années plus tard le disque « Idiba » en 1972 chez Philips, profitant de la déferlante du makossa pour offrir une première véritable tribune au premier, la même année que la sortie du tube Soul Makossa [1]. Francis Bebey a déjà 43 ans, et il n’a donné ses premiers concerts qu’à l’âge de 37 ans… Alors pourquoi si tard ?
Relax Bebey be cool
Avant cela, Francis Bebey a longtemps cherché une profession « sérieuse ». Dans son village, tout le monde ou presque fait de la musique, lui peine à croire que c’est un vrai métier. Un temps journaliste, il contribue au lancement et au développement des premières radios africaines, notamment à la Sorafom (Société de Radiodiffusion de la France d’Outre-mer, ancêtre de RFI) et, plus tard, collabore fréquemment au magazine Jeune Afrique. En 1961, il obtient un poste au département de l’information à l’UNESCO, avant d’être nommé directeur du département Musique. Dans ce cadre, il multiplie les voyages à travers l’Afrique pour y découvrir ses musiques et ses traditions, collectant les informations qui lui permettront de rédiger l’ouvrage Musique de l’Afrique, premier livre sur le sujet écrit par un africain (!). Publié en 1969, l’ouvrage est une somme considérable de recherches effectuées à travers le Continent Noir, dont l’ambition est de restituer au peuple africain sa culture (le singulier à musique est politique, et désigne une unité d’apparat), dans la lignée des discours panafricanistes tels qu’ils s’expriment par le biais de leaders comme le ghanéen Kwame Nkrumah. Pour la première fois, un africain prend en charge le discours sur la musique africaine, alors qu’aujourd’hui encore, c’est majoritairement les blancs qui définissent les musiques noires. Un comble. A noter qu’en 1969, bien avant l’invention de ce fourre-tout qu’est la « world music », rares sont ceux qui, à l’époque, ont déjà entendu des musiques africaines sur le Vieux Continent. Dans ce contexte, Francis Bebey incarne le réveil d’une ethnomusicologie[2] endormie dans le berceau de l’humanité. Son livre est toujours édité aux Etats-Unis, mais plus en France malheureusement. En 1974, lassé par sa fonction et la bureaucratie qui y est associée, il démissionne de son poste à l’UNESCO. C’est à ce moment-là qu’il se consacre véritablement à la musique.
Avec talent, il s’aventure dans des registres divers qui dessineront les orientations des musiques africaines à venir. Son œuvre est celle d’un homme en avance sur son temps. Il s’est intéressé aux synthétiseurs dix ans avant tout le monde en Afrique et quand ses contemporains se sont intéressés à leur tour aux synthétiseurs – passage obligé de toute la musique pop africaine au sens large – il a préféré revenir aux instruments traditionnels, comme la sanza et la flûte n’gedou, flûte pygmée à une note. Quand la musique africaine semble préoccupée par le gigantisme des grands ensembles[3], lui reste seul, ou seulement accompagné par ses enfants, dans une démarche volontairement intimiste et en quête d’un passé mystique.
Pour le dire vite, découvrir Francis Bebey, c’est se confronter à une œuvre riche, entre modernité et tradition, qui se plait à jouer avec les sonorités et les instruments les plus divers, dont des groupes d’aujourd’hui comme les belges de Konono n°1 sont les héritiers directs. C’est approcher le travail d’un visionnaire qui donne une vision panoramique de ce qu’a été la musique africaine de ces trente dernières années.
La condition masculine
La précédente compilation mettait à l’honneur le camerounais dans un registre électronique et novateur, visionnaire et drôle comme du Kraftwerk de la brousse, et on comprenait dès lors l’intérêt du label Born Bad à l’égard de cette musique pour freaks en pagne, chantant ses airs de dérision sur des airs de synthé primitif. Bebey, l’un des premiers africains à intégrer les potentialités nouvelles des synthétiseurs dans sa musique, s’affirmait comme un génie de la bidouille autant qu’un conteur de talent. Des chansons comme La Condition humaine, ode machiste au second degré, y dévoilent l’humour caractéristique de Bebey. Loin du « bon nègre » à la Cab Calloway, qui singe le noir pour faire rire le blanc, Bebey s’adresse directement aux noirs et utilise l’humour (noir encore) pour mieux les tourner en dérision. Bien loin de l’humour gratuit pourtant : La Condition masculine est une chronique musicale qui fait écho à la création par le gouvernement français d’un Secrétariat d’État à la condition féminine sous la direction de Françoise Giroux, suivie en 1981 par l’apparition d’un ministère du Droit des femmes dans la France mitterrandienne. La chanson tourne en dérision le machisme rétrograde des contemporains de Bebey, qui commentent l’événement jusqu’en Afrique francophone. La chanson Agatha, histoire malicieuse inspirée de son premier roman Le Fils d’Agatha Moudio, raconte l’histoire d’un homme noir qui découvre à la naissance d’un bébé métis les coucheries de son épouse noire. D’autres morceaux comme Si les gaulois avaient su mêlent avec intelligence humour et actualité politique. Francis Bebey côtoie de près comme de loin le monde de la politique (il préside par exemple un temps le Haut Conseil de la francophonie avec Léopold Sédar Senghor sous Mitterrand). D’ailleurs l’histoire de son frère Marcel Bebey-Eyidi n’est pas inintéressante non plus, et témoigne avec violence du contexte politique du Cameroun de son époque. Docteur en médecine et leader travailliste, il fut un temps pressenti pour devenir Premier Ministre du premier Président de la République du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, juste après les indépendances, avant que ce dernier ne prenne un tournant autoritaire, envoyant Marcel Bebey en prison pour sédition pendant près de trois ans, durant lesquelles son frère Francis est interdit de séjour. Il décédera moins d’un an après sa sortie de prison.
Mais revenons plutôt au sujet qui nous intéresse. Ce sont les chansons humoristiques qui ont fait découvrir Bebey au public francophone (rappelons qu’il remporta en 1977 le Prix Sacem de la chanson française) et il n’est pas anodin de constater que le travail de réédition du label Born Bad reprend un schéma analogue, allant des œuvres humoristiques plus accessibles vers d’autres plus difficiles à approcher.
Africain des années 80
Sur « Psychedelic Sanza 1982-1984 », la dérision semble absente. Cette compilation s’écarte de la veine humoristique manifestée dans la précédente réédition pour privilégier un tout autre versant de l’œuvre de Francis Bebey. Comme son nom l’indique, cette compilation se démarque de la précédente en ce qu’elle met à l’honneur l’un des instruments préférés de Bebey : la sanza. La sanza est un petit instrument de la famille des lamellophones répandu dans toute l’Afrique. Surnommé piano à pouces et aussi connu sous les noms de mbira, kalimba et likembé, c’est un petit clavier fait de lamelles de métal avec une toute aussi petite caisse de résonance, que l’on joue avec les pouces. Le choix de la période, 1982-1984, n’est pas anodin puisqu’il correspond à un intérêt plus marqué pour les éléments de la tradition et la sanza en particulier : les morceaux réédités correspondent à des albums entièrement consacrés à la sanza, Africa Sanza, Sanza Nocturne et Akwaaba pour la période concernée, auxquels font écho les plus récents (donc hors période) Mbira Dance ou Dibye. Cette période marque dans l’œuvre de Bebey un intérêt croissant pour les musiques traditionnelles. Mais sa musique n’en reste pas moins novatrice et variée, mêlant synthés primitifs, basse électrique, instruments traditionnels comme la flûte pygmée et nouveaux outils de la modernité comme la boîte à rythmes.
L’œuvre de Bebey se nourrit de cette tension permanente entre tradition et modernité. Les morceaux Sanza nocturne ou Guinée sont exemplaires à ce titre. Mais la sanza est un instrument hérité des ancêtres, un instrument rituel, et Bebey exploite en partie cette héritage également. La sanza est un instrument mystique, en lien avec le divin, ce que Francis Bebey a explicité dans plusieurs entretiens et autres textes : c’est le Dieu Nyambé qui a créé l’univers en jouant de la sanza. Ce qui est sûr, c’est que l’univers de Francis Bebey a bien été construit autour de cet instrument, de ses résonances et de sa mystique. Le titre de la compilation Psychedelic sanza joue justement sur cette connotation mystique. Le terme psychédélique est ici synonyme d’hypnose et d’envoutement, tant il est vrai que les onze morceaux présents sur le disque sont autant d’invitations à la transe.
L’intérêt de ce travail de réédition est double : d’une part il existe peu de ressources discographiques témoignant de l’importante dette de la musique africaine à l’égard de Francis Bebey. En effet, la plupart des vinyles d’origine n’étant plus édités, seule reste à côté des disques Born Bad une compilation RFI/Celluloïd intitulée « La Belle époque », qui compile les différentes périodes de la musique de Bebey. D’autre part le label Born Bad contribue à faire découvrir la musique du camerounais, à plus forte raison en la mettant à la disposition d’un public qui n’est pas forcément le sien. Born Bad reste un label associé à la scène garage et punk malgré des échappées convaincantes, comme la compile « Mobilisation générale » mettant récemment à l’honneur certains hymnes parmi les plus militants du Free Jazz, et on ne peut que se réjouir de trouver dans leur catalogue des vinyles de Francis Bebey entre deux disques de Cheveu et de Frustration. La pochette dessinée par Elzo Durt, connu des amateurs du label, ajoute au charme de ce mélange des cultures. On peut d’ailleurs saluer l’initiative du label Born Bad de faire remixer certains morceaux de Bebey par des DJs, sur un EP qui date de 2013, sur lequel figure notamment un remix de Bissau par Pilooski.
Cette compilation invite surtout à découvrir le reste de l’œuvre de Francis Bebey, mais il faudrait bien des pages encore pour en épuiser le propos. En ce qui concerne la musique, les Pièces pour guitare seule et toutes les compositions pour guitare de Francis Bebey, d’une beauté saisissante, mériteraient sans doute un autre travail de réédition. On n’a pas non plus dit grand chose de son œuvre littéraire, qui mériterait sans doute plus d’attention, des poèmes de Concert pour un vieux masque aux romans comme Le Ministre et le griot, qui distillent d’une façon différente les thèmes qu’on retrouve déjà dans la musique de Bebey.
Francis Bebey // « Psychedelic Sanza 1982-1984 » // Born Bad
http://shop.bornbadrecords.net/album/psychedelic-sanza-1982-1984
[1] Un titre au succès international, plagié par Michael Jackson dans Wanna be startin’ something, et plus récemment par Rihanna, par l’intermédiaire de l’ami des enfants de Neverland.
[2] Grossièrement l’étude de la musique comme fait social, et en particulier les pratiques extra-occidentales méconnues.
[3] Et ce depuis l’African Jazz et l’OK Jazz en particulier, célèbres orchestres congolais parmi les premiers à se produire en France dans les années 50. Ces grands ensembles marquent aussi leur époque (celle du début des indépendances) par l’importance de leurs revendications politiques, tout en accompagnant la musique africaine dans l’ère de la modernité électrique. Bande-son des indépendances, le morceau « Indépendance Cha-Cha » illustre bien le propos.