(C) Gage Skidmore

Dans la file d’attente du meeting de Donald Trump, je me suis rendu compte que je m’étais faite une idée fausse du redneck américain. Mais au moins j’avais le « privilège » d’être blanc : le seul afro-américain que j’ai croisé parmi les quelques pendant ces trois heures d’attente avait une casquette Make America Great Again bien vissé sur le crâne, ne s’éloignait pas de ses potes blancs et semblait très moyennement rassuré.

J’aurai du mal à expliquer pourquoi je me trouvais dans cette ville du Michigan, ou du Wisconsin, ce qu’on appelle aux États-Unis une ville de seconde classe, 50 000 habitants, l’équivalent de Cholet dans le Maine-et-Loire. Quelque mois plus tôt m’étais venu l’idée, ou plutôt le besoin de voir Donald Trump en vrai, c’est-à-dire non plus comme une image, mais comme une personne réelle entourée d’autres personnes réelles, dans le vrai monde, même si ce monde-là, celui des campagnes présidentielles américaines était évidemment un grand Barnum, une mise en scène démesurée à laquelle il était impossible d’échapper. Moi-même ce jour-là j’étais l’un des 5000 figurants bénévoles du meeting, à la source même du robinet à images. Pour me fondre dans la masse, malgré ma coupe de hippie, j’avais mis mon plus beau tee-shirt Motorhead et une paire de Ray-ban. Visiblement j’avais quelques décennies de retard, parce qu’autour de moi tout le monde était en tee-shirt à message, short, casquette, couleurs vives, avec une préférence pour le rouge, la couleur de rassemblement du parti.

Pas de tentative d’assassinat au programme ce jour-là, mais la routine d’un spectacle réglé et éprouvé. « J’espère qu’il va faire sa petite danse » me dit en aparté ma voisine, tandis que nous attendons le 45ième président des Etats-Unis d’Amérique. Si les arguments de ce président-là sont déjà largement connu du public présent, celui-ci est aussi familier des chorégraphies. Car de meetings en meetings, Trump a fini par trouver sa bande-son, une bande-son des plus hétéroclites. Pendant les quelques heures d’attente nous auront droit à un grand medley de classic rock, taillé sur mesure pour un public populaire blanc et de droite. On entendra God Bless the USA de Lee Greenwood, Only in America de Brooks and Dunn, pas mal aussi de morceaux des Stones de Creedence ou Aerosmith. Souvent le choix semble motivé par le titre du morceau qui fonctionne comme un slogan ready-made, Born in the USA de Springsteen ou We are the Champion de Queen conviennent parfaitement pour titiller les goûts musicaux du public et faire passer un message simple : l’Amérique, l’Amérique, l’Amérique, je veux l’avoir et je l’aurai.

« Dans le monde de Donald Trump, on peut être homophobe et aimer Elton John, tout comme on peut être raciste et racisé, être une femme et opposée à l’avortement ».

Sans surprise, la plupart des musiciens dont on entend les morceaux sont vieux et blancs, mais de temps en temps se glisse un petit Freedom de Beyoncé, qui est aussi devenu de l’autre côté de l’échiquier politique l’hymne de la campagne de Kamala Harris. On entend aussi Happy de Pharell Williams ou Purple rain de Prince. Si les meetings démocrates sont musicalement militants, avec des playlists attentivement choisies de musiciens jeunes, afro et queer, les républicains semblent moins regardants. Ainsi YMCA des Village People est devenu LE morceau phare de la campagne de Trump, celui qui retentit à la fin de son meeting, celui sur lequel il fait trois pas de danse un peu cabotin, ce qui semble réjouir ma voisine. On a même vu Donald Trump danser sur Macho Man, joué dans sa propriété de Mar-A-Lago par un groupe de sosie des Village People…
Certains pourraient s’étonner que cet hymne gay, à l’apogée de la disco et à l’avant-garde d’une acceptation de l’homosexualité par la société rigoriste d’après-guerre devienne le tube d’un parti ouvertement opposé à l’avortement, l’homosexualité et la naissance hors mariage. Cela pourtant résume peut-être l’une des contradictions fondamentales du mouvement MAGA, et de pas mal de mouvements ultra-conservateurs. Il n’y a pas pour la droite de cohérence ou d’essentialisme qui résiste au pragmatisme, ou pour le dire autrement, on peut être homophobe et aimer Elton John, tout comme on peut être raciste et racisé, être une femme et opposée à l’avortement. Tout cela est une question de point de vue et in fine, dans une société où la vérité et l’information sont construite par une infrastructure médiatique et algorithmique, tout dépend de votre position dans la construction sociale.

Ma voisine, par exemple, une femme d’une cinquantaine d’année, mère de plusieurs enfants et petits-enfants, est capable de m’expliquer qu’elle ne comprend pas la violence ni le fait qu’un être humain puisse s’attaquer à un autre. Croyante, membre d’une église locale, elle tient aussi à me raconter qu’elle n’a pas toujours été sage et rangée, pas plus que ses amies de la paroisse qui dans leurs jeunesse ont fait les quatre-cent coups. Tout ça, pourrait en faire une démocrate convaincu et pourtant l’organisation de son environnement en fait une fan de Trump, une de celles qui le  portera peut-être encore à la présidence du pays. Ce qui se passe dans la politique, comme dans la publicité dont elle est devenue une sous-catégorie, ne relève plus de la pensée ni de la dialectique, mais simplement de la foi. Les signes n’y font sens que selon un dogme. Ainsi le regard de JD Vance, le sénateur ultra-conservateur choisi par Trump comme colistier, fait l’objet d’une attention considérable. L’homme utilise-t-il ou non de l’eyeliner ? Ce signe queer perçu par tous n’a pourtant aucun sens, il opère simplement comme signe dans le régime de la post-vérité, c’est-à-dire comme un signe; l’inhibiteur de toute pensée cohérente.

La musique, comme l’eyeliner de JD Vance, tombe dans le grand bain des signes que l’on peut utiliser à tort et à raison. Un bon nombre de musiciens qu’on entend dans les meetings de Trump se sont opposé publiquement à l’utilisation de leurs morceaux. En 2020 Eric Burdon des Animals a dit à propos de Trump et de son morceau House of the Rising Sun : « A tale of sin and misery set in a brothel suits him so perfectly! » (En VF : « Ce conte à base de péchés et de misère dans un bordel lui va si bien ! »). Il n’est pas le seul. Une page wikipedia liste une quarantaine de musiciens qui se sont indignés de l’utilisation de leurs morceaux et l’on y trouve Elton John, Isaac Hayes, Céline Dion, ABBA, les Rolling Stones et même Spinal Tap… Peine perdue. Apparemment tant que le septuagénaire paie ses droits d’auteur, rien n’empêche un parti politique d’utiliser un morceau de musique durant un événement; tout cela avec une certaine perversité puisque cela agace ses plus farouches opposants. Business is business. Dans la liste de groupes et de musiciens, nulle trace de Metallica dont un morceau annonce pourtant l’arrivé du président américain ce jour-là; Enter Sandman… place au marchand de sable.

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