S’il fallait résumer en une phrase bien sentie la déflagration qu’inspire « Pre Language » et décrire les coups de tonnerre à vous en décoller le papier peint qui parcourent le troisième album de Disappears, s’il fallait ne retenir un truc, un seul, qui vous permettrait d’éviter d’avoir à vous cogner une interview où vous n’apprendrez plus grand chose maintenant qu’on sait que Steve Shelley les a rejoint à la batterie, tout au plus écrirait-on que ce disque aurait pu être enregistré par une bande de primates au sortir d’une beuverie entre métallurgistes. Un peu comme si Kill for Total Peace avait croisé Conny Plank[1] dans un bouge de la route 66 et que ce dernier s’était subitement mis en tête de les produire avec un silex et deux bobines rouillées. On a beau dire, ça fait quand même beaucoup de mots pour pas grand chose. Jadis l’homme des cavernes crayonnait ses émotions dans la roche au lieu de se badigeonner le larynx avec un charabia promotionnel et le monde ne s’en portait visiblement pas plus mal.
Y’a des disques, c’est comme ça, t’as beau t’accrocher tu passes à coté. « Guider », sorti l’année dernière, connut cette terrible destinée. La faute peut-être à une pochette vraiment pas tape-à-l’œil qui évoquait davantage ces graphistes fort avisés de porter des T-Shirts avec marqués en gros HELVETICA dessus qu’un groupe de rock américain prêt à faire trembler les cloisons nasales. Disappears n’a pas le gout des pochettes qui claquent ; celle de « Pre Language » s’inscrit dans la même veine. Des lèvres décentrées, un nom d’album et puis basta. Question rimmel et accroche, on se la fout sous le coude. Pas un seul single, des physiques de garagistes reconvertis dealers sur le parking désaffecté et une histoire somme toute banale, à priori rien ne garantit à l’auditeur d’avoir à consulter un ORL avant l’écoute de la première piste, Replicate. Même pas de paroles, tout au plus des mots liés les uns aux autres par un jet de salive bien sec. Un riff répétitif et une rythmique cro-Magnonesque, voilà pour le hors-d’œuvre. Et puis tout s’enchaine assez brutalement. Serait-ce Rahan qui aurait découvert l’électricité ou bien ces quatre là qui se seraient décidé à monopoliser tout le haut voltage du quartier ? A peine le temps de digérer Hibernation Sickness qu’on en oublie déjà que le type qui fracasse ses tambourins est un VIP de luxe. Pas bien difficile quand on n’a jamais écouté un seul disque de Sonic Youth en entier.
L’interview est calée pour 18H00 pétante. Disappears joue le même soir à guichet fermé au Glazart pour une tripotée de gens dont on imagine aisément que la moitié est composée de vieux fans de Sonic Youth et l’autre partie de gens bizarres préférant se farcir un concert indie sous le périphérique plutôt que s’envoyer des godets dans un bar irlandais du centre ville – où, c’est bien connu, la groupie est bien plus docile. A peine le temps de googler le visage du leader de Disappears, Brian Case, que me voilà arrivé à destination. Dire que j’y vais à reculons est un doux euphémisme. N’est-ce pas un peu sado-mado de venir poser des questions à un groupe d’inconnus – Disappears déjà, le nom… – dont le seul but dans la vie est de faire zwing zwing sur ses instruments sans trop avoir à réfléchir au pourquoi du comment ? Tant qu’à être là, assis face à Brian Case et à l’un de ses musiciens peu bavard – certainement le bassiste, ces gens là ne sont jamais très volubiles et pour cause – autant passer le temps en cherchant les différences entre « Guider » et « Pre Language ». « On a commencé à bosser sur le dernier avant même d’avoir sorti Guider parce qu’on savait que Steve [Shelley, on s’en doute] allait nous rejoindre » répond Brian, « alors plutôt que de lui donner les partitions de chansons écrites sans lui, on a préféré commencer à enregistrer tous ensemble, tranquillement. Entre deux tournées, Steve nous rejoignait à Chicago, on répétait et voilà, un an plus tard on sort Pre Language ». C’est effectivement simple comme bonjour. Chez Disappears tout part d’un bout de truc, d’une mélodie ou d’une idée. Un peu comme dans 99 % des cas lorsqu’on est un groupe ayant décidé de passer la majeure partie de la semaine dans un même studio avec le WC collectif. « Pour moi Guider symbolise la fin de quelque chose » rajoute-t-il, « et le nouvel album marque un cap – et ce n’est même pas du à l’arrivée de Steve, c’est comme une nouvelle extension pour Disappears, une nouvelle façon de jouer la musique qu’on avait en tête ». Autant vous dire que la tête, ces gars là n’ont pas besoin de se la cogner contre les murs pour produire du rock au kilomètre. Deux disques en deux ans dont un « Pre Language » qui se passe de tout commentaire tant ses huit chansons laissent pantois. « L’idée de départ pour cet album, c’était rien d’autre que de jouer de la musique simple avec une certaine concentration, quelque chose de très physique qui soit aussi un peu plus conceptuel que Guider. A cette époque on était capable de jouer sur une corde pendant 15 minutes [certainement un clin d’œil au morceau Revisiting du dernier disque], cette fois-ci je voulais que les corps parlent avant les esprits ». Et tout ça avec une ligne directrice qui ressemble fort à une corde tendue, un arc pointé sur la gueule de l’auditeur effaré d’être la cible du jour. White light, white heat. Pam, dans le mille.
Avant de fonder Disappears en 2008, Brian Case a longtemps trainé ses jeans dans plusieurs groupes de la banlieue de Chicago, qu’il s’agisse des Ponys signés chez In The Red ou de 90 Day Men, un groupe au nom tellement prophétique qu’il n’a jamais vraiment percé. La vie de Brian ressemble finalement à celle de milliers de rockeurs américains qui brillent le temps d’un album puis retournent à la case départ. Un éternel recommencement où les haussements d’épaules ne sont pas qu’une question de sangle mal réglée. Brian rit jaune : « Avant Disappears j’ai longtemps joué avec ce groupe [90 Day Men], on a beaucoup travaillé, passé énormément de temps ensemble et puis tout s’est arrêté. Je suppose qu’on était arrivé au point où ça ne servait plus rien de s’échiner, ça ne marchait pas. Avec le recul je me rends compte que le plus compliqué ce n’est pas de commencer ou dissoudre un groupe, le plus compliqué c’est de gérer toute la merde au milieu ». Il se marre. Toujours jaune. Ca me fait penser au drapeau de l’Allemagne. Car si Disappears a élu domicile dans la ville des frères Chess, il faudrait peut-être davantage regarder vers l’Europe pour comprendre les influences krautrock et shoegaze de ce disque patchwork in progress où tout se mélange, le barouf et les acouphènes de Sonic Youth, la morgue anglaise de Public Image Ltd et les batteries cinglantes de Neu ! avec qui – hasard quand tu nous tiens – Steve Shelley a joué lors d’une tournée de reformation en 2010. Ca vire à la famille recomposée.
Un album sans single ni tube à fourguer à l’industrie. C’est ce que Disappears pouvait faire de mieux et c’est précisément ce disque qu’on tient entre les mains. Plus compact que le précédent, raclé jusqu’à l’os et sans artifice, un disque qui une fois n’est pas coutume mixe les batteries en avant et se concentre sur le groove blanc davantage que sur les pignolades guitaristiques. Et d’ailleurs, comment Brian Case a-t-il accueilli la nouvelle du divorce des fondateurs de Sonic Youth ? Ambiance sablage de champagne et V de la victoire pour le kidnapping définitif du Shelley ? « Ah non, pas du tout. Ca m’a surtout fait chier, j’adorais Sonic Youth et j’aurais été bien curieux de voir comment ils pouvaient évoluer. Mais ouais, disons que ça s’est bien trouvé pour nous ! ». C’est même plus une famille recomposée, c’est une adoption.
La bande du magnéto indique qu’il reste encore six minutes d’interview. A ce stade de la rencontre, j’ai grillé toutes mes cartouches. Face à ce disque aussi brutal, primaire dirait-on pour résumer, à quoi bon tenter de faire cracher au bassinet des types pour qui la vie se résume sans doute à allumer mécaniquement des amplis sans considération pour le voisinage ? Alors forcément, on brode et j’enfile des perles. Maintenant que le batteur le plus culte de sa génération – les sages de la convention de Genève ont rayé le nom de Dave Grohl depuis une décennie – les a définitivement rejoint, quelle serait la meilleure chose qui pourrait arriver à Disappears ? « J’sais pas trop, on verra bien ». Nan allez, sans déconner Brian, t’as pas un rêve ? Il hésite. « Tout ce qu’on veut, c’est continuer à ne pas avoir à pointer tous les matins dans un sale boulot alimentaire ». Brian et ses compères ont déjà de nouvelles chansons, pour eux le groupe est un travail en soi, une sorte de petite entreprise dont chaque chanson représenterait une action à faire fructifier, tout ça pour ne pas avoir à griller des burgers pour 4 dollars de l’heure. « C’est vrai que c’est notre job » conclue-t-il, « tu montes un business avec quatre associés, y’a des jours avec et des jours sans mais tu bosses dur pour ne pas, ne pas… »… disparaître ?
Disappears // Pre Language // Differ-Ant
http://www.disappearsmusic.com/
[1] Faut-il rappeler qu’outre les Rita Mitsouko, Conny Plank a aussi – et surtout – produit Kraftwerk, Ash Ra Tempel, Neu !, Devo mais aussi joué avec Guru Guru et Cluster ? Question CV, Conny était donc loin d’être un planqué.
Replicate from Disappears on Vimeo.
2 commentaires
J’étais au concert du Glazart, c’était vraiment exceptionnel surtout le final avec la dernière de Guider à couper le souffle. Tout le public a halluciné et a demandé un rappel. En revanche, Pre-Language est vraiment moins évident, intense voir intéressant que Guider de mon point de vue. Vraiment pas catchy sans tomber dans l’analyse sur le caractère industrie-compatible. On a du mal à trouver l’identité du truc, ça ressemble plus à ce qu’ils faisaient sauf sur le fait de ne ressembler à rien justement.