En 1988, le groupe anglais d’acid house situationniste KLF publiait le fameux manuel How to Have a Number One the Easy Way. Chanceux, le groupe Air n’a jamais eu besoin de le lire. Aux côtés de Daft Punk, Phoenix ou David Guetta, il appartient au cercle ultra-fermé des frenchies qui ont cartonné à l’étranger. Rappelons que leur premier album « Moon Safari » s’est écoulé à 2,4 millions d’exemplaires, un chiffre pharaonique, et que la France ne représente qu’une faible partie de leur marché. Retour de bâton : les deux musiciens sont la cible de haters de tout bord qui les trouvent trop consensuels et mous du synthé. Ils sont devenus bien malgré eux, les têtes de gondole malheureuses du concept même de musique lounge.
Avec Air en stand-by pour le moment, Jean-Benoît Dunckel revient en solo avec son projet Darkel. A l’occasion de la sortie du nouveau EP « Man Of Sorrow », entretien avec un quadra dont le visage présente tous les signes de la force tranquille. Jean-Benoît Dunckel est là, devant nous, mal rasé, bien habillé. Dans son sourire, des diamants… On a parlé de la difficulté à vieillir dans la pop, la rigueur du travail, l’industrie du disque, et même de Mötley Crüe.
Bonjour Jean-Benoît, nous c’est Gonzaï, un journal décalé, axé sur la contre-culture…
C’est sympa de venir me voir : ça veut dire que moi aussi je suis peut-être un peu décalé au fond.
Avez-vous la sensation de faire partie de l’establishment ?
Je n’ai aucune sensation. Je ne sais pas à quel mouvement j’appartiens vraiment. Je me sens musicien, à part. Après, de par ma position et mon rôle social, je me sens en dehors, ce qui me permet de faire de la musique un peu hors-norme. Voilà, donc moi aussi je suis décalé. Entre personnes décalées, on peut se comprendre, n’est-ce-pas ?
Il y a quand même une grosse méprise avec Air : on vous classé avec la scène électro French touch alors que vous n’étiez pas dans le même panier.
Disons qu’à l’époque, les artistes affiliés French touch, produisaient de la house music, et nous on faisait de la home music: de la musique pour se sentir bien à la maison, pour se calmer après le dancefloor. Un peu comme de la musique médicinale.
En écoutant votre EP, on a pensé à de la « musique d’ameublement » pour reprendre le concept d’Erik Satie : une musique assez fonctionnelle. On peut lire, éplucher des carottes ou faire un tas de truc en écoutant votre musique. Elle est fonctionnelle dans le sens où elle se prête à plein de situations de la vie quotidienne.
Je ne suis pas responsable de ce domaine de création en fait, parce que je n’ai pas l’impression de maîtriser ce que je fais. C’est à dire que les mélodies me tombent dessus et mon travail consiste alors à les rendre accessibles. Cela fait partie de mon âme et, ce qui me plaît dans la musique est de générer une émotion. Cette dernière est présente depuis le début, elle flotte dans l’air autour de nous. Je compose de la musique plutôt mélancolique, et ça me fait planer et rêver. Certains ressentent la même chose et d’autres non. Il y a aussi une question de densité émotionnelle dans ma musique qui est assez éthérée, qui peux permettre de faire d’autres choses ou bien de voyager mentalement, de penser, de placer des images ou encore de rêver. Ça toujours été comme ça.
Tous les matins je me lève pour déchiffrer des partitions, les apprendre par cœur, et je joue du piano pendant deux heures.
C’est facile alors ? A vous entendre les mélodies vous viennent comme ça ? C’est un peu comme Paul McCartney qui se lève le matin et pond Yesterday qui lui est tombée dessus sans crier gare…
Oui, c’est mon procédé, je fonctionne comme ça. J’ai beau essayer de changer, j’y reviens toujours. Après, il faut faire les choses justement. Cela nécessite un travail hygiénique : je suis obligé de me lever le matin, de déchiffrer des partitions, de les apprendre par cœur, de jouer du piano pendant deux heures, de travailler ma technique. Si je ne fais pas ce travail intellectuel, ça ne marche pas. Le cerveau c’est un muscle, un réseau de neurones, donc de circuits électriques complexes, qui sont en communication avec les nerfs, les capteurs sensoriels, les yeux, le toucher, etc. Et si je n’exerce pas cette machine, elle est moins puissante. C’est une méthodologie rigoureuse qui anime mon cerveau, éduque mes oreilles: il n’y a que comme ça que je peux créer ensuite. Si je ne joue pas de piano, le feu n’est plus là. Je dois le faire quotidiennement, ce qui n’a pas été le cas aujourd’hui étant en interview depuis ce matin… Ensuite en studio, il y a une question de cinétique de l’art : il faut aller vite. Plus on sélectionne des idées rapidement et plus on donne sa chance à la création. Dans une forme d’art comme la musique – si on peut appeler ça de l’art – je fais toujours le parallèle avec une sculpture en terre cuite : tant que la terre est molle, on peut la travailler, elle est malléable. Mais il y a un moment, où elle durcit et il ne sera plus possible de la pétrir. Parce qu’on trop attendu. Et au final, l’œuvre ne nous surprend plus.
Le projet Darkel, n’est pas très éloigné d’Air musicalement. Ce n’est pas du black metal. On vous imagine plus passer du temps à trouver de nouvelles orientation en termes de son, d’expérimentation, des modulations de synthés, de production en studio.
Oui, c’est que je fais aussi. Ce travail de gymnastique préalable, il faut le voir comme de l’éveil harmonique. Quand on compose, il est primordial de s’intéresser aux questions des positions d’accord, des mélodies, des arrangements, des phrasés. Il faut qu’ils aient du caractère. La pop est truffée de choses communes ou déjà vues. Il est difficile de s’en détacher, car tellement de morceaux existent… La difficulté de créer quelque chose de vraiment originale est bien réelle.
Du coup, le fait de taper dans le répertoire classique permet de s’exercer à découvrir des phrasés et des arrangements uniques, bien plus travaillés et sophistiqués. Je passe beaucoup de temps à produire : bidouiller, enregistrer, changer les micros, connecter les machines entre elles, ce genre de choses. Cela se passe dans un vrai studio d’enregistrement, pas un home studio. Avec des prises acoustiques, des vrais micros. Un vrai orchestre aussi. Sur l’EP « Man of Sorrow », les cordes ont été enregistrées en Macédoine pour des questions économiques.
Je n’ai pas besoin que l’album de Darkel marche.
Oui, d’ailleurs en parlant d’économie, à chaque fois que nous rencontrons des artistes, même connus, ils évoquent le fait d’être obligés de continuer à produire et tourner, parce qu’il faut bien gagner de l’argent. Avez-vous la liberté de faire ce que vous voulez ?
En fait, je n’ai aucune contrainte parce qu’Air a très bien marché. Ce qui est formidable, c’est que notre musique tourne dans le monde en permanence. Pour l’instant, et je croise les doigts, ça va bien. Je n’ai pas besoin que l’album de Darkel marche. En répartissant l’argent sans trop de folie, je peux générer un déficit honorable qui fait que ce n’est pas très grave. C’est un peu comme une société, même si je ne vais pas me comparer à une société, il est normal d’investir dans un département recherche. Je pense que chez Renault, il existe un département recherche qui dépense de l’argent inutilement. Que cela soit pour tester des peintures de voitures, ou des moteurs, ou de nouveaux circuits. Darkel, c’est un peu pareil pour Air. L’activité d’Air en tant que musicien finance le projet Darkel. Artistiquement il n’y a pas un impératif de réussite commercial, sinon je ne ferais pas ça. Même si je pense que je suis incapable de faire des tubes. Et si un jour cela se produit, ça sera plus fort que moi et accidentel, je ne l’aurais pas fait exprès.
Pourtant, vous avez déjà composé des tubes…
Oui. Cela ne m’empêche pas de mettre les choses en places secrètement et sournoisement pour que cela puisse se produire de nouveau.
Dernièrement on vous a vu avec le projet Starwalkter, Tomorow’s world, Darkel. Vous n’avez pas peur de perdre le public d’Air ?
Oui, ça fait beaucoup de trucs. On s’y perd, non ? Notre public sera toujours là. Ce ne sont pas ces projets qui vont changer les choses. Darkel c’est vraiment mon projet solo. Avec Starwalker ou Tomorow’s World, c’est un peu comme si j’étais une maison de disques ou un producteur et que j’intervenais dans plusieurs projets. Ça me paraît cohérent. Un peu à la manière de James Murphy de LCD Soundsystem avec son travail pour Arcade Fire.
Ce n’est pas l’artiste le problème, c’est le public qui vieillit
Les fans d’Air sont souvent des trentenaires ou quadras, qui ont connu le groupe à la fin des années 90. Comme avec l’exemple de l’exposition David Bowie, le public s’accroche toujours aux choses anciennes, comme le montre le succès de l’exposition David Bowie. C’est dur d’être raccord avec son public ? Ou de se renouveler et de proposer autres choses?
Oui clairement, quand on est artiste, c’est dur de passer les 35 ou les 45 ans. En fait ce n’est pas l’artiste le problème, c’est le public qui vieillit : il est moins virulent, il achète moins, il se déplace moins volontiers pour assister aux concerts, il est moins curieux, il est plus blasé. Donc, la difficulté est de générer un intérêt sur les jeunes générations, ce qui est le cas pour Air, pour être honnête. Au final, qu’importe l’âge : si on devient une icône, l’âge n’a plus d’importance, bien au contraire. C’est comme un bon vin, on porte sur son visage les traits d’une belle histoire.
Donc pour vous, ç’a été dur il y a dix ans ?
Pas trop à 35 ans, c’est plutôt maintenant à la réflexion. A 35 ans j’étais à fond dans un processus créatif. C’était plutôt il y a deux ou trois ans en arrière me concernant. Là, ça va mieux parce que je fais plein de choses, des bandes originales de films, Darkel et Starwalker. Il m’a fallu du temps pour m’épanouir dans mon activité solo, parce que je ne suis que la moitié d’Air, je suis une partie du groupe. L’autonomie complète de A à Z a été nouvelle, il a fallu que j’apprenne. C’est quelque chose que je maîtrise mieux à présent. J’ai atteint un niveau que je n’avais pas avant, je le sens. Il n’y a que maintenant que j’arrive à maîtriser mes créations de A à Z : gérer mon image, enregistrer, produire, mixer, distribuer. Je connais maintenant tous les tenants et aboutissants. Auparavant, on était chez EMI ou Virgin, il y a des gens qui travaillaient pour nous et qui étaient complètement à l’ouest. A l’époque, je m’occupais seulement de faire de la musique. Je n’étais guère impliqué dans les photos, les collaborations, et l’image du groupe. Je ne faisais pas particulièrement d’efforts.
Le confort des maisons de disques pouvait paraître comme une sorte de corruption
Etre indépendant, c’est une volonté ?
Comme vous le savez, le business de la musique s’est totalement effondré. Les maisons de disques qui pourraient s’intéresser à nous nous proposent des contrats inacceptables. Ce sont des négociations au rabais en raison de la difficulté du contexte économique. Personnellement, je ne peux pas supporter ça. Comme on a déjà beaucoup de fans avec Air, on a tout intérêt à être indépendants. Les maisons de disques sont organisées de façon tellement bizarre qu’elles vont te faire la même chose qu’en étant indé. On va devoir s’occuper de tout au final. En indépendant, je m’occupe de tout. Là, c’est moi qui m’occupe du marketing de Darkel par exemple.
Vous avez connu les années fastes des maisons de disques, les plans promo internationale, les limousines et le champagne. Mais bizarrement, là où tout le monde se plaint, vous semblez plutôt bien le vivre, non ?
Oui, parce que déjà, à la grande époque des maisons de disques, cet aspect champagne et limousine me mettait mal à l’aise. En fait c’était financé par la maison de disque et nous n’étions que des invités. Ce n’était donc pas notre limousine, ni notre champagne. Toutefois, je prends les choses comme elles viennent. Là, je suis dans une phase créative importante et je suis intimement convaincu qu’il y aura une phase plus faste un jour. Mais je trouve beaucoup plus plaisant de vivre ce que je vie maintenant. Ce qui est génial, c’est que j’ai une idée de base qui engendre plein de collaborations, des disques paraissent. Et j’ai du coup l’impression de maitriser ma vie. Allez jusqu’au bout de mon délire est très jouissif, parce que ça m’ouvre des perspectives de création complètement dingues, notamment à d’autres univers. J’aimerais faire autre chose un jour, comme un film par exemple. Auparavant, on se sentait un peu enfermé avec les maisons de disques : il y avait un contrat, des objectifs et des gens à respecter. Et au final, ça peut créer un automatisme de comportement qui est anti-artistique. Il faut toujours se remettre en question. Quand on crée ses premiers morceaux, ses premiers albums, ils naissent du décalage entre le moment où on les a faits, le fait de travailler sous pression, de choses complètement folles comme l’absence de finances. Et c’est ce déséquilibre qui rend les choses intéressante et qui permet de composer des bons morceaux. Le confort des maisons de disques pouvait paraître comme une sorte de corruption par certains aspects.
C’est marrant que vous parliez de Mötley Crüe, parce qu’on leur avait acheté un synthé.
Sur la question de la jeunesse dans la pop, le fait que ta voix sur les morceaux soit traité de manière robotique, froide avec ce côté androgyne. C’est fait exprès pour ne pas vieillir ?
En fait ma voix n’est pas tellement traitée. On me demande souvent « Tu utilises quel vocoder ? » ou « C’est qui la nana qui chante derrière ? » Mais en fait ma voix sonne ainsi à la base. C’est une voix bizarre, non ? Ensuite, elle est compressé, égalisée, comme sur le morceau Man of Sorrow, il y un gros delay derrière, très travaillé. Mais la voix chez les artistes ne change pas, c’est ça qui est fou. Sauf très tardivement. Ou sinon avec le tabac, mais ne fumant pas, je ne suis pas concerné. Sur les disques d’Air, outre les featurings, c’est ma voix la plupart du temps, sauf quand il y a du vocoder. C’est Nicolas Godin qui chante dans ce cas.
Dans une interview, Sébastien Tellier était revenu sur la tournée qu’il avait faite avec vous aux Etats Unis. Il a eu du mal à s’en remettre manifestement. Air sur la route, c’est un peu Mötley Crüe, non ?
C’est marrant que vous parliez de Mötley Crüe, parce qu’on leur avait acheté un synthé. C’était un Mono Moog peint en noir avec pleins de sons distordus. Parce qu’ils avait pleins de sons qui sonne comme des guitares et utilisait le synthé pour les doubler. Du coup ces sons ont influencé notre album « 10 000 Hz Legend ». Et bref, la tournée avec Sébastien était épique, je ne sais d’ailleurs plus si c’était en 1998 ou après. Sébastien n’était pas très connu à l’époque. Du coup ce n’était pas facile de le présenter aux Américains. Les gens n’avaient pas la fibre pour appréhender un artiste décalé et décadent : ils n’en avaient rien à foutre. Mais c’était super je pense pour Sebastien et pour son évolution. On l’a vraiment pris, arraché et on l’a foutu dans le bus. Je pense qu’il était un peu en état de choc aussi. Il a été traumatisé par la vie de la tournée parce que nous on avait des conditions un peu luxe avec notre propre bus, mais lui devait dormir avec les techniciens qui, eux, buvaient, faisaient la fête et étaient en fait assez hardcore. Il était assez jeune, ce n’était pas évident pour lui. Nous n’étions pas trop dans le trip sexe, drogue et rock’n’roll et même si, oui, on a passé des soirées très mémorables, au fond nous sommes des garçons raisonnables.
Darkel // EP Man Of Sorrow
http://darkelmusic.com/
Propos recueillis par Love Gérard et Romain Flon.
Photo by Tom Hagemeyer
4 commentaires
Memorymoog pas mono moog
On va écouter ça !
» je fais toujours le parallèle avec une sculpture en terre cuite : tant que la terre est molle, on peut la travailler, elle est malléable. Mais il y a un moment, où elle durcit et il ne sera plus possible de la pétrir. Parce qu’on trop attendu. Et au final, l’œuvre ne nous surprend plus. » très juste