En 2021, Spotify annonçait que près de 60 000 titres étaient mis en ligne chaque jour sur sa plateforme, soit près de 2 millions par mois. Et, à moins d’être un incel psychopathe du Wisconsin, difficile de tout écouter pour faire le tri. Alors pour rendre justice aux disques trop rapidement passés sous silence, voilà une sélection des albums injustement passés sous les radars, et à monter chez soi comme un meuble IKEA grâce à ce papier mode d’emploi.

Daniel Avery, Ultra Truth

Devenu en près de dix ans un nom qui compte dans la scène électronique anglaise, le Londonien Daniel Avery a beaucoup produit depuis. Et d’alterner le meilleur et le passable dans ce difficile exercice consistant à mettre sur disque de la musique de club pour la faire rentrer dans le cadre suranné qu’est celui de l’album. Un peu en boucle depuis le convaincant « Song For Alpha » de 2018 (malgré une collaboration réussie avec Alessandro Cortini), il revient avec « Ultra Truth » qui se place comme une synthèse intéressante de son travail. Il y a là une forme de megamix des différents revivals du moment en musiques électroniques anglo-saxonnes : ambient, drum’n’bass, trip-hop, rave ou cette électronica matinée de shoegaze devenue sa marque de fabrique peuplent un album encore une fois trop long. Il y a pourtant beaucoup de réussites (Ultra Truth, Higher, Chaos Energy avec Kelly Lee Owens). Et si la vibe Andrew Weatherall est un peu partout, le double hommage Collapsing Sky/Lone Swordsman est une bien belle célébration du regretté Governor dont on peut se demander si Avery ne rêverait pas secrètement de prendre la succession.
Dans son brillant article sur les 30 ans du « Selected Ambient Works 1985-92 » d’Aphex Twin publié dernièrement dans The Quietus, l’écrivain Darren Anderson s’émouvait de la « désarmante innocence » irradiant la première œuvre d’AFX. Ce serait presque l’inverse pour « Ultra Truth », tellement référencé qu’on se demanderait presque si Avery n’est pas plus intéressé par l’image de sa musique que par sa musique elle-même. Il est finalement dommage que le meilleur titre soit une face B ne figurant pas sur l’album, I Would If I Could.

Daniel Avery // Ultra Truth // Phantasy Sound

Carla Dal Forno, Come Around

Son image, l’Australienne Carla Dal Forno n’en a probablement pas grand-chose à faire. Si discrète, elle a flotté depuis Melbourne vers Berlin puis Londres avant de s’installer dernièrement dans la campagne australienne. Et ce n’est pas la pochette de son nouvel album « Come Around » qui fera dire le contraire, là où son image tendrait plutôt à s’évanouir dans le flou. Elle a beaucoup souffert de la pandémie, n’a pas écrit un morceau pendant un an et demi, et elle a donc amassé pas mal de choses à dire depuis le remarquable « Look Up Sharp » de 2019.

Dans une forme de ligne claire post-punk rappelant souvent Anna Domino et l’inusable « East And West », elle a apporté encore un peu plus de minimalisme à son travail, d’une simplicité absolue et axé autour de lignes de basse omniprésentes. Si elle garde toujours cette construction assez étonnante de morceaux qui évoluent devant nous sans véritable refrain, les changements viennent comme souvent chez elle par petites touches impressionnistes : un léger skank sur la guitare de Come Around, une sorte de sitar rappelant Alice Coltrane (The Garden Of Earthly Delight) ou un duo avec une voix masculine sur Slumber. L’impeccable Mind You’re On pourrait d’ailleurs être un résumé assez parlant de l’art d’écriture délicat de Dal Forno. Le tout dans une atmosphère de fin de journée, un crépuscule calme et paisible. Au milieu du chaos actuel, elle est une présence rassurante, presque maternelle, depuis le fin fond de l’Océanie.

Carla Dal Forno // Come Around // Kallista

CS + Kreme, Orange

L’Australie, nouvel eldorado ? Il serait tentant de le penser avec « Orange », dernière sortie de CS + Kreme. Après l’impressionnant « Snoopy » de 2020 et quelques EP du même niveau, le duo de Melbourne composé de Konrad Standish (qui est d’ailleurs le compagnon de la chanteuse de HTRK pour la rubrique gossip) et de Sam Karmel n’en finit plus de surprendre avec ses expérimentations mutantes. Sur « Orange », il semblerait que dans un vieux garage du bush, des boulons rouillés, des boîtes de conserve et des circuits imprimés abandonnés prennent vie pour aller fusionner avec un vieux moteur et le cadavre d’un dingo et créer devant nos yeux un golem de mélodies franchement indéfinissables. Il est assez difficile de dire avec quoi est composé ce disque qui tient debout sans qu’on sache comment ; entre chuchotements, beats maigrelets, basses slappées ou comme si le violoncelle d’Arthur Russell avait été volé par un chaman aborigène (Shred). S’il y a parfois un embryon de jazz ou une inattendue voix (celle de la folkeuse anglaise Bridget St John) dans le titre le plus accessible de leur carrière (Would You Like A Vampire), l’album se termine sur 20 minutes de transe (Storm Rips Banana Tree). Où Muslimgauze en aurait eu marre du conflit israélo-palestinien et aurait décidé de partir découvrir le monde pour y délivrer un message de paix un peu angoissant mêlant exotica et fourth world.

CS + Kreme // Orange // The Trilogy Tapes

Roméo Poirier, Living Room

Une volonté d’aller défricher de nouveaux paysages qui se retrouve pleinement chez le Français Roméo Poirier. Exilé à Bruxelles où il officie comme maître-nageur, le fils du guitariste de Kat Onoma Philippe Poirier y développe des sonorités abstraites, assemblages de boucles, de field recording et de diverses notes d’instruments aux bandes probablement trafiquées. Sur « Living Room », il quitte un peu le climat aquatique de son précédent disque (« Hotel Nota », 2020) pour des couleurs plus nostalgiques dans un salon désuet et un peu poussiéreux qu’il est difficile d’imaginer autrement qu’en noir et blanc. S’il se rapproche lui aussi du fourth world cher à Jon Hassell (Porte Contre), il peut aussi parfois faire penser de très loin au Air des touts débuts (Muscle de Sable) ou à ce qui pourrait ressembler à la bande son d’un atterrissage sur une planète étrange à la végétation florissante dans un film de SF des années 50 (Staturio). Le principe des multiples boucles amenant de fait une certaine répétitivité, il est surtout ici question d’ambiance et de déceler au fil des écoutes la multitude de détails en mille feuilles d’une musique finalement assez unique, une forme d’hantologie d’une époque inconnue.

Roméo Poirier // Living Room // Fétiche

 

 

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