Publiée en 1979 avec le premier album du trio expérimental Nurse With Wound, la liste de petits et grands noms de l’underground 60-70s fait toujours figure de codex sacré pour les diggers de tout poil. En 2019, le label Finders Keepers s’est associé à Steven Stapleton, leader du groupe, pour proposer une compilation issue de ladite liste, tentant ainsi d’esquiver l’écueil de la gentrification dans le monde cruel des collectionneurs d’étrangetés.

Si l’ennui vous guette, si vous avez l’impression d’avoir tout fait, tout connu, tout vu, plonger dans les méandres de la Nurse With Wound List pourrait vous garantir un vent de fraîcheur. Insérée dans la pochette de leur premier album, celle-ci est avant tout l’humble hommage de trois jeunes collectionneurs d’étrangetés sonores aux sombres héros de l’underground qui formèrent leur culture et leur musique.
Les trois protagonistes se nomment Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak. Leur premier album s’intitule « Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella », titre inspiré des Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont. La pochette est un collage issu de revues pornographiques ascendant BDSM, obligeant foule de disquaires à emballer les premiers disques pressés dans du papier cartonné, pour ne pas choquer le chaland.

Chance Meeting On A Dissecting Table Of A Sewing Machine And An Umbrella | Nurse With Wound | 12 Chasov recordsSi l’album est surtout connu pour la liste qui l’accompagne et sa musique on ne peut plus avant-gardiste, ses conditions d’enregistrement tout aussi spectaculaires méritent d’être racontées : alors que Steven Stapleton peignait le panneau publicitaire d’un nouveau studio d’enregistrement londonien, il s’engage dans une conversation avec le principal ingé son, curieux de musique expérimentale. De fil en aiguille, celui-ci propose à Stapleton d’enregistrer à moindre coût. Stapleton accepte, cachant au passage qu’il n’a ni groupe, ni plan.

Le musicien en devenir rassemble ses deux amis chineurs, Fothergill et Pathak, ainsi que les quelques instruments qu’ils trouveront au passage. Sans répétition préalable, le trio enregistre l’album en moins d’une journée (créditant au passage l’ingé son pour la partie « guitare commerciale »). À l’intérieur de la pochette, la Nurse With Wound List et ses centaines de noms, répertoriant une myriade de groupes et projets obscurs du grand spectre de l’avant-garde de l’époque, jonglant entre free-jazz, krautrock, musique concrète, rock progressif et/ou psychédélique, noise et indus. Il aura fallu six mois de négociation pour que le trio se mette d’accord sur le choix des heureux élus, résultant parfois en longues discussions houleuses qui aboutiront à 236 entrées (la liste sera actualisée à 291 noms à la sortie du deuxième album).

Si certains des artistes mentionnés étaient déjà passé de l’autre côté du miroir et bénéficiaient déjà d’une notoriété à l’époque (Velvet Underground, Captain Beefheart, CAN, Kraftwerk, Throbbing Gristle), d’autres ont progressivement gagné un statut de culte au sein de la face cachée de l’iceberg underground (Catherine Ribeiro + Alpes, Jan Duke de Grey, Dashiell Hedayat, Group 1850).
D’autres restent des curiosités, des affaires de connaisseurs, comme Etron Fou Leloublan, Patrick Vian (le fils de Boris), Smegma, Horrific Child, Mahjun (à l’époque signés sur le label Saravah de Pierre Barouh), ZNR (pour Zazou’N’Racaille, du nom des deux membres), Ragnar Grippe ou Alvaro et son « Drinkin My Own Sperm ». Quelques uns sont encore et toujours énigmatiques, n’ayant jamais enregistré quoi que ce soit d’autres que de rares et obscurs morceaux live, ou figurant seulement sur de non moins obscures compilations savamment chinées par Stapleton et ses acolytes. Pendant des années, Stapleton entretient d’ailleurs le mythe que le groupe aurait inventé certains noms, plongeant les diggers de l’époque dans le plus grand désarroi à une époque où ni Discogs ni YouTube ne pouvaient leur venir en aide.

Au fil des décennies, la NWW List s’élèvera au statut de légende. Devenue un authentique label de qualité, elle est à l’avant-garde ce que Nos régions ont du talent est au cassoulet ou au kouign-amann. La mythification s’accompagnera d’un phénomène d’authentique inflation, gentrifiant un underground dont les élus labellisés restent pratiquement introuvables pour le tout-venant. Pragmatique, Stapleton finira même par vendre sa propre collection de disques et s’achètera une maison avec la somme récoltée !

En 2019, le même Stapleton décide de s’associer au label Finders Keepers pour publier le premier volume d’une série de compilations tirée de la liste. L’initiative est un véritable aboutissement, pour une sélection initialement livrée avec l’unique mention « categories strain, crack and sometimes break under their burden – step out of the space provided » (« les catégories s’étiolent, se fissurent et se brisent parfois sous leur propre poids – échappe-toi du cadre« ). C’est d’ailleurs cette phrase qui donne son nom au premier volume de la série, spécialement consacré aux Français figurant dans la liste. Deux ans plus tard, le second volume mettra les Allemands à l’honneur.

En éditant la compilation, le label et Stapleton parviennent à remettre au goût du jour cette NWW List légendaire, mythifiée et quarantenaire. Rendue plus accessible quelques décennies plus tard (et malgré la difficulté d’obtenir les copyrights d’artistes oubliés ou de micro-labels éphémères), elle procure un hommage d’autant plus vibrant à ceux qui influencèrent Nurse With Wound au point de se retrouver dans la pochette de leur premier album. Un phénoménal travail de recherche, constituant la dernière pierre du pont créé quarante ans plus tôt par le groupe, entre les racines de la musique expérimentale et son futur, dont eux-mêmes comptèrent parmi les plus éminents bâtisseurs.

Pour commander le volume 1 édité chez Finders Keepers, c’est par là. Et pour le volume 2, par ici.

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