Dans l’histoire des outsiders, il y a des concurrences inégales. Prenez l’exemple des Stéphanois de Cha Cha Guitri. Ils sont beaux, ils sont jeunes, ils sont modernes. Un bémol : ils turbinent à Saint-Etienne, ville ouvrière passionnée par le foot, le communisme et les licenciements d’usines à proxo. L’année 1981 les prend de haut, personne n’en parle. Trente-quatre ans plus tard, leurs démos ressortent chez Born Bad : duck face chez les branchés, on s’extasie sur les comptines futuristes et postérité de la troisième mi-temps pour des Növo un peu verts. Allez, salut.

Non je déconne. N’empêche, l’histoire de Cha Cha Guitri a de quoi faire sourire. Restées au placard pendant trois décennies ou presque avec pour seul testament une K7 vendue à prix d’or – 50 balles c’est pas la mort non plus, c’est le prix d’un T-Shirt XXS de la Femme – les démos des Stéphanois sonnent étrangement modernes à une époque où plus rien ne l’est, à force de trop vouloir l’être. Un docu est actuellement consacré à ces quelques Français synthétiques, pléthore de groupes se revendiquent de Deux, Jacno et Daniel Darc – mais qui sont ces gens ? – et les synthés ont remplacé les guitares dans de nombreuses chambres de bonne où des gamins s’imaginent que 2014 sera plus clémente avec eux qu’avec les Cha Cha Guitri. Courage les mecs, espérons que vous serez pas chauves à 40 ans.

De 1980 à 1985, deux jeunes couples font mumuse sur des synthés Casio, voilà l’histoire. Ont-ils vraiment pensé un jour à percer ? Le sablier répond pour eux : non, bien évidemment. Les treize morceaux qui composent « French Synth Wave – St Etienne 1981 » ne sont d’ailleurs pas forcément tous géniaux ; il y a là une part d’anecdotique, à peine de quoi faire une belle carte postale des années giscardiennes avec cela dit un héroïsme patenté: écrire des morceaux d’insouciance dans une France cadenassée à double tour, tout juste munie de trois chaînes hertziennes et pas bien plus en radio.

Allô, à l’huile

Trente-quatre plus tard, donc. Serge, l’un des membres du groupe, accepte de répondre à quelques-unes de mes questions. Je suis curieux de comprendre comment ces morceaux ont vu le jour, et si vivre à Saint-Etienne au début des années 80 était aussi pénible que le laisse croire la biographie qui accompagne cette sortie posthume. A écouter Serge, tout est simple. La sortie du disque en 2014, elle a commencé l’année dernière lorsque le groupe a été contacté par JB de Born Bad. Un fan belge a longtemps voulu ressortir l’album. Mais ça ne s’est pas fait. Coup de bol pour Born Bad, tous les membres vivent toujours à Saint Etienne. Pas de grandes négociations, les Cha Cha Guitri ça les fait marrer de voir leurs titres enfouis remontés à la surface. Mais on comprend bien qu’ils auraient très bien pu vivre sans. Deuxième coup de bol : Serge a conservé tous les masters, ce qui, sans tomber dans la collectionnite aiguë, a tout de même de quoi surprendre de la part d’un groupe qui n’a pas duré plus de cinq ans. Le dernier miracle, ce sont les kilomètres de pellicule que le groupe a gardés, vestige d’un temps où à défaut d’être MO-DERNES, ils étaient jeunes et plutôt fou fou les Cha Cha. Dans ces clichés, on retrouve une obsession des lignes claires, du déguisement, de la mise en scène. En gros, un peu la même chose que les diapos de vos parents. Mais avec beaucoup plus de goût.

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A l’époque Serge fait beaucoup de photographies. « On était tous un peu acteurs des photos que je prenais toutes les semaines, on organisait des soirées où l’on posait au Polaroid. Et comme je suis un peu archiviste malgré moi… ». Comme Serge est un peu archiviste malgré lui, Born Bad n’a eu que l’embarras du choix dans le livre souvenir que constitue cet étonnant groupe pas nostalgique pour un sou. C’est étrange, ça change des vieux groupes à la langue pâteuse qui vous rabâche trente-six fois leurs faits d’armes tout ça parce qu’ils sont arrivés à décapsuler une mélodie avec un synthé d’occasion acheté aux puces de Saint Ouen. « Nous ce qui nous intéressait c’était pas vraiment de devenir célèbre, mais de faire de la musique. Notre plaisir était à composer, à faire écouter les morceaux à notre cercle d’amis ». Bon ben voilà, Cha Cha Guitri c’était rien de plus que des soirées pyjama. Hey, je déconne.

Dans les années 80, Saint-Etienne est une ville associative, repliée sur elle même, où il faut se serrer les coudes pour lever les bras. Avant de devenir ce groupe futuriste sans avenir, les membres de Cha Cha vont organiser des concerts dans la ville et faire venir des artistes comme Nico, CAN ou John Cale. Ah ouais, quand même. Ils ont à peine 23 ans. « Ouais, c’est dingue [pas convaincu] on était surtout obligé de se bouger pour faire venir les groupes qu’on voulait entendre. C’était pas si compliqué que ça, on contactait la boîte de prod de l’artiste qu’on voulait faire jouer, on signait les contrats. Et c’est tout ». Voilà, c’est tout. A écouter Serge, tout semble simple je vous dis. « Le temps comptait un peu moins, faut dire, on était peut-être moins pressé ».

Sainte pop, immaculée

La vague de réhabilitation des « jeunes gens modernes » circa 2008, Cha Cha Guitry semble tellement pas pressé qu’ils l’ont complètement ratée, ou disons pour être honnête que c’est plutôt l’inverse, et que contrairement à des groupes comme KaS Product ou Charles de Goal, les Stéphanois n’ont pas bénéficié de retour en grâce, ni de cette deuxième vie revisited permettant à d’autres, la gueule fripée mais le costard droit, de venir frimer quarante ans après avoir composé des morceaux que personne ou presque n’écoutait à l’époque. Fin de parenthèse. Ouverture : « On n’a jamais été très sensibles à cette vaguelette du retour des années 80, c’est vrai qu’on aurait pu revenir quelques années avant, mais bon… ». Mais bon.

cha-cha-1Sans dire que Cha Cha Guitry ait composé de la synth-pop engagé, il y a dans le disque qui sort aujourd’hui des fascinations esthétiques qui marquent la rétine : le nucléaire, le rapport de l’homme aux technologie naissantes, l’écologie politique grâce au journal Le Sauvage [lancé par Claude Perdriel, ex-patron du Nouvel Obs, en 1973]. « Enfin bon, tout ça se faisait de façon pas très consciente » tempère Serge. Quant à vivre à Saint-Etienne à la fin des années 70, c’était apparemment pas si dramatique. « On avait une Maison de la culture, l’atelier des Beaux-Arts, l’école d’Architecture, non c’était pas une ville très difficile à vivre. Voilà ». Voilà.

Et finalement. Tout se finira pour Cha Cha en 1985 quand Marie et Dominique décideront d’avoir des enfants. La vie rattrape le rêve, la poussette remplace la boîte à rythmes. « Faire carrière nous intéressait pas, faire des compromis pour réussir, non, pas énorme ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que les Guitri n’ont pas le dentier qui raye le parquet. Même à son climax tout relatif, et malgré tout le soutien de quelques journalistes comme Alain Maneval, le groupe n’a pas l’air très motivé pour vendre son âme au diable. Pas prêt à tout pour passer à la télé, ni sur les ondes. Comme aurait dit Edith Piaf Piaf : Cha Cha Guitri ne regrette rien, mais alors vraiment rien de rien.
Que retenir de tout ça quand on est un gamin des années 2010 qui n’a jamais connu ni le règne de quatorze ans de Mitterrand ni cette époque où les kids ne rêvaient pas encore de tous devenir graphistes dans la société du tertiaire ? Un doux parfum de liberté et quelques morceaux de moins de trois minutes, ambitieux certes, mais sans prétention. Quant aux membres du groupes, ils sont restés là où ils étaient voilà trente-quatre ans. Serge a continué de labourer le même sillon ; il est membre de l’association Toto n’aime pas la soupe, avec notamment un festival dédié aux musiques innovatrices – qui a accueilli cette année La Morte Young et Richard Pinhas, entre autres. « On a rempli des bandes de morceaux qui continuent d’attendre, puisque je garde tout ». Enfin attendre c’est pas vraiment le bon mot, puisque Cha Cha Guitry n’attend rien. « Quant à moi rajoute Serge, je continue à faire de la musique, des synthés. Y’a pas de nom de groupe, non, c’est vraiment pour le fun ». Rendez-vous en 2025 pour la prochaine exhumation.

Cha Cha Guitri // French Synth Wave – St Etienne 1981 // Born Bad

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