On avait quitté le trio de Beak sur un troisième album un peu bancal laissant augurer une baisse de régime. On les retrouve dans une forme olympique sur un quatrième album magistral qui creuse la distance entre le gang de Bristol et les professionnels du robinet d’eau tiède.

Si l’on vous demande le lien entre Beth Gibbons, Billie Eilish et Beak, a priori vous ne voyez pas le rapport. Pour être honnête avec vous, nous non plus. Mais ça, c’était avant que les trois s’alignent tous sur une ligne de départ qu’on n’a pas vu venir.

La première, Beth Gibbons, est de retour avec un faux premier album solo (« Lives Outgrown », après le magnifique « Out of Season » en 2002 avec le bassiste de Talk Talk). L’ex-futur chanteuse de Portishead, qui n’a rien sorti depuis 2008, peut s’enorgueillir d’avoir publié trois disques parfaits, pas un de plus, avec Geoff Barrow. Intense modèle d’intégrité artistique.

La seconde vient de publier son troisième disque, « Hit me hard and soft », à la suite d’une intense campagne promotionnelle dont l’argument marketing majeur consista à refuser la sortie du moindre single, répétant à longueur d’interviews qu’arrivée au sommet de sa gloire, elle préférait désormais éviter de s’éparpiller à teaser des disques studios avec clips, titres et interminable barouf avant la date de commercialisation. « Les chansons de ce nouvel album forment une famille. Et dans une famille, on n’aime pas qu’un enfant reste tout seul dans une pièce. Alors je vous suggère de l’écouter du début à la fin ». Qu’on aime ou pas les artistes millionnaires qui changent la vie de millions de gens avec leurs angoisses, saluons la maturité de l’Américaine de seulement 22 ans.

Et puis enfin, nous voilà arrivé à Beak, annonçant par surprise la sortie de « >>>> », son quatrième album au nom imprononçable, ce mardi 28 mai. Pas un seul single non plus, mais un simple communiqué de presse informant le public que le nouvel album était là. Point. Puis, une déclaration en forme de manifeste :

« A la base, nous avons toujours voulu que Beak soit de la « head music » écoutée en tant qu’album, et non pas en tant que chansons individuelles. C’est la raison pour laquelle nous sortons cet album sans singles ni morceaux promotionnels ».

Il faut donc croire que tous les plombiers de l’industrie se sont passés le message d’étage en étage au point qu’il existerait désormais un consensus sur le fait que nous entendons tous beaucoup trop de choses avec les yeux, mais n’écoutons plus assez de musique pour la tête.
Et c’est ainsi qu’on retrouve, par la grâce de cette annonce inopinée, la même joie qu’on avait jadis à se ruer chez le disquaire après plusieurs mois d’attente pour acheter le disque de ce groupe qu’on avait tant désiré. Le bruit du blister déchiré a ici été remplacé par le bruit d’un clic sur le player Spotify. Ce sera du reste le seul, tant ce quatrième album de Beak saisit d’entrée de jeu.

BEAK> sort un nouvel album (et c'est une bonne nouvelle)

A rebours

On ne vous fera pas perdre de temps à disséquer ce tracklisting resserré (9 titres), mais la messe d’ouverture servie avec Strawberry Line suffit à plonger n’importe quel corps dans un bain glacé. L’entrée de la batterie de Barrow après 4 longues minutes d’introduction suffit à planter le décor : Invada est toujours une région invisible sur la carte anglaise, et Beak n’a pas prévu de faire tourner les serviettes le samedi soir.

Dans la foulée, The Seal renvoie à l’année 2009 et au premier album du trio fondé sur les royalties de Portishead, et chacun peut alors se demander où il était la première fois qu’il entendit cet album. On réécoutera « > », promis. C’est noté sur la liste des choses à faire. On ouvrira aussi le courrier des imôts, on tapera le nom de Geoff Barrow dans Google Images pour voir s’il a déjà des cheveux blancs mais en attendant, difficile de faire autre chose que de se prendre ce camion dans la tronche au ralenti. Impression d’avoir les pieds empêtrés dans un disque-glu. Même Hungry are we, avec ses airs de titre tristoune à la Radiohead, rappelle que oui, on peut encore écouter des disques comme une piste intégrale, du début à la fin, et que certains morceaux gagnent à être découverts dans la continuité d’un grand tout.

Comme un air de CAN

En découvrant la sixième piste Ah yeh (déjà publiée voilà 2 ans en maxi), difficile de ne pas entendre l’énorme clin d’œil au Oh Yeah de CAN, avec qui Beak partage de nombreux points communs, le terme krautrock étant évidemment le plus flagrant. La batterie de Barrow rappellera les martèlements de Jaki Liebezeit à qui veut bien les entendre. On pensera également au refus historique du groupe allemand d’intégrer les poncifs de la musique américaine, comme au souhait actuel de Beak de construire une discographie résolument européenne et digne du « Tago Mago » des Teutons, enregistré dans un château près de Cologne.
Dans le cas de Beak, ce quatrième album aura pris quatre ans, avec un début dans une maison éloignée du Pays de Galles, puis un retour post-Covid au bercail, dans les studios d’Invada. Cette maturation sur un temps long a comme un goût de tisane ; « >>>> » pousse le curseur un peu plus loin encore. Pas de single, une pochette-collage foutage de gueule, aucun titre à plus de 115 BPM et cette voix fantomatique tout au long du disque, jusqu’à la clôture de cette contre-soirée avec Cellophane et son final kingcrimsonien. Est-ce le corps de l’auditeur qu’on embaume, ou celui du trio de Bristol momifié comme les dieux égyptiens ?

A 52 ans, Barrow a encore un petit bout d’éternité devant lui pour bâtir d’autres pyramides à quatre coins. Celle-ci résistera, on le sait déjà, aux coups de vent qui fragilise cette industrie du disque dont Beak est sorti depuis sa naissance, voilà déjà quinze ans.

Beak // >>>> // Invada
https://beak.bandcamp.com/music

 

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