Avec le recul, Warner qui signe un type dont les mélodies évoquent parfois Debussy, cite Deleuze et qu’on compare à Ferré, c’était déjà dingue. Notez que le parallèle avec l’anar chevelu commence à le fatiguer, presque dix ans après ses débuts : « Ça me poursuit encore. Mais le choc Ferré, c’était il y a longtemps. » Anyway, en 2006, la chanson française est invitée à faire une place à Babx, son piano érudit, ses allitérations et ses arrangements souvent cinématographiques. Suivront « Cristal Ballroom » (2009) et « Drones personnels » (2013), disques enregistrés avec les potards « exigence » et « poésie » poussés au max.
Soit un impeccable sans faute décliné en trois albums à la beauté de guingois, où poésie n’est plus un gros mot et la musique, une caresse au verre pilé. Les ventes ont-elles suivi ? « Je suis disque de carton ! » s’esclaffe l’intéressé. Qui n’a pas vraiment changé de braquet, au contraire : juste avant l’été, il a sorti « Cristal automatique #1 » sur son tout nouveau label Bison Bison, créé « pour être emmerdé le moins possible ». Il y met en musique Rimbaud, Aimé Césaire et Jean Genet, entre autres. Christophe Maé, Christophe Willem et Raphael peuvent dormir tranquille. Ça tombe bien, Babx se fout de « toucher les masses ». En revanche, les reproches d’élitisme le gênent. Lucide, le trentenaire dresse en souriant l’état des lieux de sa discipline : « J’enfonce une porte ouverte, mais avec l’industrialisation de la musique, on a resserré l’étau de la créativité. » Plutôt que s’acharner sur une porte que même un Sisyphe chargé à l’EPO n’arriverait pas à refermer, jetons plutôt un œil en arrière, histoire de savoir comment il en est arrivé à dessiner la beauté avec son piano.
Dodi Al-Fayed, Léo Ferré et Grand Corps Malade
Mère musicologue et professeure de piano (racontée en trois minutes par Sous le piano de ma mère, sur son premier album), grand-père chef d’orchestre, père psychiatre poussant le volume à fond de ses 33 tours de Reggiani et Simon & Garfunkel pour que son fils, écoutant à la porte de son cabinet, n’entende pas ce qu’il s’y disait… Le jeune David Babin découvre très vite que la musique, « on ne déconne pas avec ça ». Quand la jeunesse française de bonne famille hésite entre trader, médecin ou chef de projet expert en powerpoint pour devenir quelqu’un et nourrir sa future famille pavillonnaire, le fiston n’aura rapidement qu’un but : vivre de son métier. Métier qui consistera à mettre ses doigts sur les bonnes touches au bon moment. Et à bien choisir ses mots. Pas plus. Mais pas moins. « Le seul truc qui m’intéresse, quand je fais un disque, c’est de mettre de la musique dedans. » Pas con.
La presse spécialisée, pas toujours sourde, le soutient depuis ses débuts. Et Babx a un public. Pas immense, mais fidèle. Sauf que la France et le business modèle du microsillon, à l’agonie et sans imagination, ne savent pas quoi faire d’un auteur-compositeur-interprète qui traduit l’absence de l’être aimé – marronnier des chanteurs hexagonaux – par un « quand t’es pas là, j’ai l’myocarde Titanic ». Plus loin, Babx chante « Ch’uis un ballroom déserté, où les robes tournent seules. » On n’aurait pas mieux décrit son côté à rebours. Pas né au bon moment, monsieur X ? En bon disciple rimbaldien, l’auteur répond à contrepied : « J’aurais dû naître dans quelques années ! » Ferré, en son temps, l’avait dit autrement : « On est hier, toujours. Moi, je vivais demain et ça fabriquait les malentendus. »
Ceci dit, le costume du chanteur maudit, très peu pour lui. Comme nombre de musiciens talentueux avant lui, qui peinent à inscrire leur nom en haut de l’affiche, Babx compose aussi pour les autres. Un métier, on vous dit. Son nom orne les pochettes intérieures de Julien Doré, Camélia Jordana, bientôt celle de Grand Corps Malade, ce qui n’est pas le moins surprenant (on y reviendra). Pour ce faire, il peut compter sur un solide outil de travail : le studio Pigalle, à Paris. A ce propos, il a un message à faire passer. « Si vous pouviez faire taire la rumeur : je ne suis pas le Dodi Al-Fayed de la musique ! Je ne suis pas un riche samaritain qui rachète des studios en pleine crise. » Lui et Jérome Poulouin, ami et ingé-son depuis ses débuts, ont racheté le fonds de commerce du studio, nuance. Quand ils n’y enregistrent pas sa musique et celle des autres, ils le louent. Malin. The Shoes, Charlie Winston et Moriarty sont passés par là. « Ça m’aurait pris beaucoup plus de temps pour monter mon label sans cet outil de production », ajoute celui dont Camélia Jordana dit chez nos confrères de Next « qu’il a mille idées à la seconde, [qu’]il sait où il veut aller (…) C’est une espèce de génie ». Personnellement, on ne s’est jamais remis de leur duo Je ne t’ai jamais aimé. Il est temps de faire un peu de promo.
Lorsqu’on a appris, un peu avant l’été, que le bonhomme venait de sortir un disque, on a sauté dessus. Pour tout dire, au début, on a été un peu déçu de constater qu’il ne s’agissait pas à proprement parler du nouveau Babx (vieux réflexe), puisqu’il y mettait des poètes en musique. Parenthèse ludique, s’est-on dit, avant de poser ses oreilles sur « Cristal automatique #1 ». Une petite heure plus tard, balayé par les mots de Gaston Miron, poète canadien dont on n’avait alors jamais entendu parler, secoués par ceux de Rimbaud habillés comme si Tom Waits avait une crête et une épingle à nourrice plantée dans son piano et ébranlé (rires) par une séance de baise signée Jean Genet (« il naîtra de son corps d’étonnantes splendeurs / du foutre parfumé de sa queue adorable (…) adore à deux genoux comme un poteau sacré, mon torse tatoué adore jusqu’aux larmes / mon sexe qui se ronge te frappe mieux qu’une arme / adore mon bâton qui va te pénétrer / il bondit sur tes yeux, il enfile ton âme / penche un peu la tête et le voit se dresser / l’apercevant si propre et si noble au baiser / tu t’inclines très bas, en lui disant “madame” »), les questions se bousculaient au portillon. Un post Facebook, deux mails et un 06 obtenu sans qu’on le demande plus tard, preuve supplémentaire que lorsqu’on réduit les échelles de production, les artistes n’habitent pas un firmament inatteignable au commun des scribouilleurs, Babx répondait à mes questions. Sans retard le jour J ni chrono qui tourne.
Rimbaud, punk à chien
L’idée de départ de « Cristal automatique #1 » ? « Etre le moins possible dans le calcul, un truc super simple, pas plus de deux trois prises par morceau » explique un Babx pas dupe, qui savait où il mettait les pieds : « C’est une tradition très française, de mettre les poètes en musique. Debussy l’a fait avec Verlaine… Ferré, c’est le premier à avoir popularisé la démarche. » Mais le plus important, c’était surtout d’éviter la déférence. Plus facile quand on côtoie les auteurs depuis sa jeunesse. Aussi faut-il ne voir aucune prétention lorsque Babx affirme les avoir abordés « comme des vieux potes ». Ceci expliquant au passage son goût pour la langue et autres allitérations à même de faire « de la musique avec des mots », comme l’avait énoncé Verlaine, compagnon de route du futur marchand d’armes le plus célèbre de la littérature. Puisqu’on évoque Rimbaud, restons-y : « Si Rimbaud vivait aujourd’hui, ce serait un punk foncedé dans un squat à Berlin, prophétise l’interviewé. C’est presque dangereux de faire écouter Rimbaud à un enfant, il pourrait mal tourner… » Manière de dire qu’il n’a pas composé « Cristal automatique #1 » le petit doigt sur la couture, plutôt avec les deux majeurs plaquant des accords mineurs, laissant aux hommes de lettres le soin de foutre le feu à ses partitions. Ou à la colonne vertébrale.
Ici, on pense aux dix minutes de La Marche à l’amour de Gaston Miron, que Babx et ses acolytes ont interprété en avril dernier, à la Maison de la poésie, à Paris. Un texte long comme un jour sans pain posé sur le piano, une musique composée la veille, un peu l’arrache et avec pour seul renfort une batterie et un violoncelle. « Par miracle, l’ingé-son a eu l’idée de l’enregistrer ». C’était la toute première fois qu’il scandait les mots de Miron en public. « Je pense que j’avais le cœur brisé en mille morceaux pour tout un tas de raison, peut-être que ça s’entendait. » C’est cette version qui figure sur le disque. On ne remercia jamais assez l’ingé-son d’avoir appuyé sur record. « Si je fus cabotin, concasseur de désespoir j’ai quand même idée farouche de t’aimer pour ta pureté / de t’aimer pour une tendresse que je n’ai pas connue / dans les giboulées d’étoiles de mon ciel/ l’éclair s’épanouit dans ma chair / je passe les poings durs au vent / j’ai un cœur de mille chevaux-vapeur / j’ai un cœur comme la flamme d’une chandelle… » Il y en a huit pages comme ça. On parie son édition relié cuir des Fleurs du mal que ceux qui étaient dans la salle s’en souviendront toute leur vie…
Grand écart
Arrivé là, impossible de ne pas lui faire part de notre surprise face à sa récente collaboration avec Grand Corps Malade, ce qui au vu de tout ce qui vient d’être dit semble battre le record du grand écart musical pour au moins trois générations. « Eh bah moi aussi je suis surpris ! », répond celui qui confesse qu’au départ, le slam de l’homme à la béquille, « ça n’est pas du tout (sa) came ! » Sauf que ce dernier lui a proposé de mettre en musique un drôle de disque : une palanquée d’artistes ont dû inclure une même phrase dans un de leurs textes inédits… A charge pour Babx (et un autre musicien) de mettre tout ça en musique. Si on n’avait pas franchement envie d’en savoir beaucoup plus, reste cette phrase de notre interlocuteur : « Le jour où je me suis retrouvé à bosser sur un a cappella d’Aznavour, j’étais pas peu fier. » Un jour, peut-être, la chanson française donnera sa vraie place à Babx, pas très loin du trône. En attendant, il continue de faire son métier. Les doigts au bon moment sur les bonnes touches. Et de la musique avec des mots.
Babx // Cristal automatique #1 // Bison Bison
En concert le 22 octobre, au 104, à Paris