Il y a des putes chinoises dans ce quartier. Ce qui est intriguant : ce ne sont pas des « putes espiègles » avec le pack mini-jupes-bas résille et bottes en daim de la Halle aux Chaussures. Ce qui me met mal à l’aise, c’est que ce sont des mamans, sans âge, peut-être trente ou quarante ans. Cette vision de milf issue des campagnes chinoises de Guangxi en train de faire les cent pas est assez glaçante. Surtout, j’ai dû en croiser une trentaine entre la sortie du métro et ici.
Voilà à quoi je suis en train de penser lorsque j’attends le duo Agar Agar – sms :« on arrive on est dans le métro !» – assis à une terrasse de Belleville. La même terrasse où ils ont d’ailleurs reçu le mec des Inrocks, j’en suis sûr, même que je dois être assis à la même place que lui. Peut-être qu’il a commencé son papier comme moi en parlant des putes chinoises de Belleville. Faudra que je vérifie.
Le duo Agar Agar vient de sortir un EP, ou plutôt un mini album (cinq titres): ‘Cardan’. Et quels titres ! Jetez une oreille sur le morceau d’ouverture, I’m That Guy: slowtempo de huit minutes, minimal, rough, lo-fi et hypnotique. La chanteuse Clara y joue une prêtresse goth, sorte de réincarnation de Siouxies période Tattoo. Un trip chamanique discoïde, moite et ultra lent. De la véritable sorcellerie, un sabbat noir, un appel à la possession et l’envoutement, bref : toutes ces choses qui font trembler les anges de la foi.
https://youtu.be/Sd2juazQPto
Ces Agar Agar seraient-ils des sorciers guinéens qui rêvent de « hijack et d’accident d’oiseaux » ? Ou bien des occultistes drapés de velours rouge pourpoint méphistophélès ? Je sors la gousse d’ail de mon sac quand je les aperçois. Clara, 25 ans avec une veste en jean clair, est la chanteuse envoutante aux lèvres joliment retroussées à la Mick Jagger : une bouche que l’on croit sortie du portrait surréaliste de Mae West par Dali. A côté d’elle il y a Armand, 23 ans et pas très en forme – « ch’ui désolé, ch’ui tombé malade » – lui, s’occupe des synthés et affiche un look résolument 90’s : cheveux coupés courts et veste de survêt’ d’un club d’Europe de l’est qui lui donne un air du Rent-Boy de Trainspotting. On s’assoit, on boit, ils me racontent leur parcours, et dès le départ on apprend qu’ils n’étaient pas faits pour se rencontrer.
« Quand t’as un groupe de garage absolument pas connu, tu dors dans des squats dégueulasse en Suisse, tu tombes en panne avec le van paumé dans les montagnes. C’est à l’arrache mais c’est l’aventure. »
Punk Rock et Playstation
Du duo, Clara est la plus démonstrative des deux. Avec son débit de parole rapide c’est une sorte de Punky Brewster white trash. Un peu à la manière de Bernard Lavilliers : balluchon de marin sur l’épaule, elle a vu du pays avant d’arriver ici. Et la techno-pop pour elle, à l’origine c’était pas son truc : « J’ai toujours baigné dans le rock. A la maison, ma mère elle est pas trop musique, à part Alain Souchon. Par contre, mon père c’est un passionné de guitare. Très hard rock, même. Du genre à écouter encore des trucs comme Nightwish. L’horreur ! Il adore la chanteuse Pink, aussi ». Après des voyages aux Etats-Unis où elle gratouille du folk « à la Fleet Foxes » dans des bars paumés du Wisconsin, elle intègre l’école des Beaux-Arts de Cergy. Elle chante dans un groupe garage bruyant toujours d’actualité – Cannery Terror – avec lequel elle part en tournée DIY en Europe à l’époque. « Quand t’es un groupe de garage absolument pas connu, c’est très particulier. On dort dans des squats dégueulasse en Suisse, on tombe en panne avec le van paumé dans les montagnes. C’est à l’arrache mais c’est l’aventure. On a pas de label, c’est de la galère, mais de la super galère, ha ha! ». C’est vraiment superbe : à mille lieux des idéaux de trentenaires dont le quotidien consiste à être lové dans son canapé toux doux avec un chocolat chaud en essayant de se forger un avis sur La Femme, le duo Agar Agar, lui, respire la jeunesse, la prise de risque et ne se pose pas de questions. On ne va quand même pas vous parler de « Génération Y » ou de « génération Nuit Debout », je vous l’épargne. En parlant de « Nuit Debout »: en face de moi, s’il y en a un qui ne l’a pas fini, sa nuit, c’est Armand.
Lui, c’est plutôt le binôme studieux. Avec son côté «la force tranquille » élevé à Narbonne, Armand a un parcours pas très punk à l’origine mais plutôt du genre appliqué : conservatoire de violon, la raie sur le côté, il découvre la techno bien plus tard, mais pas du tout dans le circuit rave : » Ce qui m’a décidé à acheter de la musique ce n’est pas un disque, mais le jeu vidéo Wipeout sur Playstation. C’est bizarre mais c’est via ce jeu que j’ai découvert la musique un peu club des années 90. Avant j’étais vaguement dans le rock de mes parents. Ça m’a plu, cette culture, et j’ai creusé par moi-même ensuite. En solo, parce qu’autour de moi, mes potes écoutaient très peu cette musique ».
Et oui : on peut faire les malins en connaissant ses classiques (le Detroit techno ou Kraftwerk) sur le bout des doigts, mais ce putain de jeu vidéo Playstation sorti en 1995, a peut-être plus fait pour la culture techno que toutes les technos parades de Jack Lang réunies. Le concept de l’époque ? Une course de bagnoles sur coussin d’air « anti-gravité » où, au volant d’engins Falcon 4 MKII propulsés à 1200 km/h, on traversait des décors de gratte-ciel futuristes flanqués de pub pour Red Bull en néons. Ce n’était pas une vision futuriste gothico-triste-pluvieuse à la Blade Runner, mais plutôt une esthétique flashy sous ecstasy purement techno 90’s dûe aux artistes anglais Republic Designers, ces mêmes designers responsables de l’art direction du label Warp. Et la musique, n’en parlons même pas : celui qui n’a pas fait une course en mode immersion raz-de-terre sur le We Have Explosive’de Future Sound Of London, même avec une Rolex au poignet, a raté sa vie. Pour Armand, Wipeout sera la passerelle parfaite pour un autre terrain de jeu: « Je suis tombé sur beaucoup de musique du label Warp, comme Artificial Intelligence, qui est un disque hyper important pour moi: le passage d’une musique de club à une musique qui vient métisser tout ça, une musique pour le salon et pour l’écoute avec une pochette qui dit tout ».
Entre la punk-rockeuse et le fan de techno, la rencontre a lieu dans les couloirs des Beaux-Arts de Cergy lors d’un événement majeur…
Le Départ de Claudine
Nos deux apprentis artistes touchent à tout au sein de l’école des Beaux-Arts : vidéo, sculpture, dessin. La musique, même s’ils avaient des « projets » chacun dans leur coin, ils en font ensemble lors d’un grand événement au sein de l’établissement: le pot de départ de Claudine, la bibliothécaire de l’établissement.
C’est là que le duo Agar Agar est né. Clara : « J’ai dit à Armand, viens on improvise on fait un truc toi et moi, on s’éclate. C’est parti de là, c’était complémentent à l’arrache. On a projeté une vidéo de Street Fighter derrière nous ». Le duo y a tellement pris goût, qu’ils remettent ça quelques semaines plus tard : direction Nice avec les synthés dans la bagnole pour un autre concert d’anthologie. Armand s’en souvient, amusé : « C’était juste dégueulasse, le son n’était pas calé, ça chantait faux. C’était assez catastrophique au final, mais c’était super. On jouait dans une cage d’escalier toute en béton, un vrai côté DIY. Cela donnait un coté assez punk et ressemblait au final à de la disco d’héroïnomane. On troquait de l’ecstasy contre de l’héro, avec une voix d’outre-tombe ».
« Agar Agar, ça sonne comme ces produits débiles que l’on peut trouver à Naturalia ! »
A partir de là, tout s’emballe : ils sont repérés par le label parisiens Cracki Records, qui les signe, mais surtout, leur fout un coup de pied au cul. « Mais un coup de pied au cul salutaire », précise Armand, « ça nous a fait prendre conscience qu’il y avait du potentiel car on avait aucun recul sur notre musique ». Clara ajoute : « On n’est pas très rationnels, un peu à l’ouest. Même si on fait plein de trucs, on se laisse un peu voguer. Donc ce label qui vient vers nous et nous porte, c’est un truc super.».
Le label les fait tourner dans des fêtes, des festivals, des soirées techno où le duo se fait la main. Maintenant, il leur faut un nom. Tiens, oui ça vient d’où ce nom à la con, je leur demande. « Agar Agar ? En fait, je fais de l’élevage de fourmis chez moi, dans des tubes. Cela me passionne et ça m’apprend beaucoup de choses. Pour les nourrir, on utilise un mélange de nourriture qui gélifie les substances sucrées. C’est de l’Agar Agar. Ce mot m’a toujours intrigué ». Quand je leur fais remarquer que ça sonne black metal norvégien, ils le prennent comme un compliment : « Oui, et aussi musique du monde. Ca sonne comme ces produits débiles que l’on peut trouver à Naturalia ! ». Clara, toujours avec son côté Steve Jones des Sex Pistols: « le label nous demandait un nom. En fait on s’en foutait du nom !»
Goodbye nightclub, hello country
Fort de quelques morceaux crées lors d’improvisations et développés lors des live, le duo passe en studio pour enregistrer ce fameux EP. Le label leur trouve un studio-maison professionnel, loin de tout, en Normandie. Mis en boite en deux jours, ce mini-disque-mantra, est juste incroyable. On y trouve le premier single Prettiest Virgin, qui, aussitôt mis en ligne, devient un hit. C’est quoi cette histoire de vierge au juste, Clara ? « Ça vient de mes expériences au fin fond de l’Amérique. Un pays avec lequel j’entretiens un rapport amour/haine. Notamment avec ces bals de promo pour teenager, aux antipodes de ma culture. Un morceau totalement cynique, sur une vierge qui veut absolument se faire dépuceler. C’est comme un teen movie à la Carrie ».
Même s’ils s’en défendent, avec ce morceau les Agar Agar reprennent tout simplement le flambeau éteint d’un groupe comme Chromatics et son label Italians Do It Better. A l’époque, vers 2008, ce label de Portland nous mettait des biffles à chacune de ses sorties empruntes d’italo-disco sexuelle et droguée. Des groupes incroyables et éphémères étaient sortis de ce label : les punks sexy de Glass Candy, le dub stellaire de Farah, les drogués d’Invisible Conga People. Et puis le label a peu à peu sombré, est devenu un peu pute et moins excitant. Sur le disque d’Agar Agar on trouve donc ce fameux morceau dingue de près de huit minutes : Im’ That Guy. Avec ses improvisations, son ambiance glauque, malsaine, l’accent de cowgirl de Clara, on pense à un autre groupe défunt : les anglais de Lo Fidellity Allstar. Un des premiers groupes techno, avec une attitude rock’n’roll. Ils étaient signés sur le label de Fat Boy Slim et récoltaient des critiques dégueulasses. Leur particularité était d’avoir un chanteur-poète déglingué du nom de Dave ‘The Wrekked Train’ Randall, un mélange d’Allen Ginsberg et de Liam Gallagher: menton levé, anorak boutonné jusqu’en haut, arrogance anglaise et cocaïne dans le nez. A leur tout début, ils sortaient des morceaux bordéliques de dix minutes – Kool Roc Bass – qui convoquaient Funkadelic, les Stones Roses et l’acid house. Après à peine un an d’existence, un beau soir de nouvel an 1998 : le chanteur a disparu en emportant un paquet rempli à craquer d’ecstasy. On ne l’a jamais plus revu, cela reste un mystère. Le groupe a continué après, a eu quelques tubes, mais le mystique n’était plus.
Bon, j’arrête d’endormir notre jeune duo avec ces histoires de héros maudits de l’acid house. Le jour baisse, les lampadaires s’allument à Belleville et même les putes chinoises, au loin, me regardent en baillant. Après ce superbe disque, quelle est la suite pour Agar Agar ? Clara, toujours aussi enthousiaste : « Continuer à triper et à s’amuser ! On a aucun plan stratégique et on n’est pas du genre à avoir un plan de carrière ».
Armand s’en étonne : « En terme de développement de projet, on est un peu naze, c’est marrant de bosser avec un label : il y a toute une stratégie comme espacer les sorties, sortir un single au bon moment, faire un post Facebook le vendredi à onze heures. Ce sont des choses qui ne nous intéressent absolument pas. On est très loin de ça. Nous on veut juste continuer à zouker ».
Soudain, les mamans-putes chinoises arrêtent leur valse de pas et nous regardent, interloquées. Un silence s’installe dans la nuit, et même après avoir pris congé du duo, ce mot me poursuit jusque dans les artères glaciales et venteuses du métro : « ZOUKER ?» …
Agar Agar // Cardan EP // Cracki Records.
http://www.crackirecords.com/artist/agar-agar/
8 commentaires
de la gerbe d arte tv vraiment la r e v o l uti on ne se fera jamais, c ton jamais en 2017 la bas loin dans l couloirs du desir
La musique sans aucun son brut, archi SURproduite, clean à mort, la musique des années 2016 avec le type de nana qui a la flemme de chanter mais qu’on défendra en parlant de concept. Mais, j’ai pris le temps de lire, d’écouter, et je m’en retourne, encore plus déterminée, vers une Brittany Howard et Alabama Shakes, parce que bon, il existe tout de même des dons du ciel, même en 2016 : qui chantent avec leurs tripes, qui composent, et ne lissent pas grand chose en studio pour paraître talentueux.
Prendre un nom d’épaississant pour une musique inconsistante c’est fort.
Ce qui est encore plus fort c’est de les faire passer pour des déglingos (eux même ont l’air d’y croire).
Je penserai à les inviter comme ambianceurs à ma prochaine soirée caniche.
A vous lire bientôt pour une nouvelle chronique sur des punks en carton, ça égaye mes dimanches matin, merci.
Flack
Très chouette surtout « I am that guy ». Ça ressemble effectivement pas mal à du Johnny Jewel en plus frais et léger. J’ai un peu du mal à comprendre la haine des précédents commentaires. Le groupe doit avoir un début de hype sans doute ? Où alors c’est parce qu’il n’y pas de guitares ? C’est quoi ce trip de la révolution ? L’impression d’un éternel retour dans les années 80…
if u ‘smiley’ c que t revolté!
Moi j’aime bien , I’m that guy très cool , mais un peu trop long peut être . Et l’article est très sympa
Enfer et damnation, comment peux tu donner du crédit a ce groupe ? Il payent plus que les autres ? Sans dec critiquer Thérapie Taxi et kiffer ça c’est se foutre de la gueule du monde.
Discours de gayes