À l’heure où une expo parisienne retrace sa dernière lubie en date (peindre toutes ses toiles en bleu), on a rencontré $afia Bahmed-Schwartz, écrivain, peintre et chanteuse. Dans cette longue interview, cette artiste totale et totalement monomaniaque revient sur les disciplines qui rythment sa vie et son œuvre, ainsi que sur son attachement aux sentiments et aux émotions. Deux gammes d’idées qu’elle exacerbe sur son dernier album « EMO ICON », disponible depuis juin.
Sous quelles formes tes premières envies artistiques se sont dévoilées?
C’était avec le dessin, en 2006, j’avais 19 ans. Le dessin est venu, car je me sentais hyper malhabile avec les mots. Ça m’est apparu instinctivement pour m’exprimer. Il y avait un truc très direct, où il n’y avait pas besoin de traduction, d’explication. C’est après deux ou trois ans de dessin que j’ai commencé à m’atteler à l’écriture, et ce n’était pas si évident et instinctif. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que je pouvais dire des choses différentes et que la langue française était très particulière. Il y a beaucoup de synonymes, d’adjectifs… Elle est très riche et peut permettre, un peu comme le dessin finalement, de dire des choses sans les dire. De le faire de façon détournée, pas forcément frontale. C’était donc moins évident pour moi et aujourd’hui, je garde toujours un rapport très difficile à l’écriture. En tout cas, pas aussi instinctif et naturel qu’avec la peinture ou le dessin.
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Concernant l’écriture justement, tout a commencé lorsque tu étais encore étudiante à l’École Supérieure des Beaux Arts Montpellier. Comment cette passion s’est manifestée ?
Quand j’étais en deuxième année, on a fait un exercice. C’était tellement précieux pour moi d’avoir produit tout ça que je me suis dit que j’allais garder ces essais. Au bout de deux mois, j’ai fait une petite édition avec tout ce que j’avais pu écrire, mais aussi avec tous les autres textes que j’avais pu récolter : des citations, des haïkus… En comparaison, je peux jeter des dessins lorsqu’ils ne me plaisent pas, mais avec l’écriture, j’avais ce besoin de les conserver, de faire trace. J’ai donc fait une première édition qui m’a bien plu. Finalement, j’en ai fait 6. Cela correspond à un an de travail. Ensuite, j’ai édité ces 6 petits livrets sous la forme d’un coffret. L’ouvrage s’appelle Apprenons à lire. Pour le faire, j’ai monté une maison d’édition. De là, j’ai commencé à bosser sur le rap.
Sur le rap donc, tout en choisissant Booba comme tête de gondole. Là encore, tu étais intéressé par les mots utilisés dans cette musique ?
Aux mots oui, mais aussi par leur manière de les dire. Juste après Apprenons à lire, c’était une autre façon — et je l’ai compris en abordant et en travaillant sur ce sujet qui est le rap — d’écrire et de diffuser le texte. Une fois que j’ai sorti ce livre, je me suis dit : « ah, mais oui, en fait, je peux écrire des bouquins. » Là, il y a un rapport très intime avec le lecteur ou la lectrice. En faisant de la musique, il y a d’autres leviers qui sont de l’oralité, du sonore, soit d’écouter en intra-auriculaire ou soit très fort. Surtout, lorsqu’on écrit, on peut évidemment penser la mise en page, la typographie, le genre de papier… mais la musicalité peut aussi servir le propos. Et c’est ça qui est magique dans le rap : le tempo rythme les paroles. Et si on va au-delà de ça, quand on choisit un BPM ou un style musical pour accompagner un texte, il se passe encore d’autres choses qui n’arrivent pas forcément sur le papier. L’un ne prévaut pas sur l’autre, c’est juste une autre façon d’écrire et une autre façon de diffuser du texte. Je n’y avais pas pensé avant, et au bout d’un an et demi de travail sur ce livre, je me suis dit que les synonymes, lorsqu’ils sont écrits noir sur blanc sur le papier du livre, tout comme l’orthographe, ne laissent pas planer le doute sur le mot qui est prononcé. Alors que, dans la chanson, tu peux plus facilement jouer sur la sonorité des mots et plein d’autres aspects de la langue.
« Avec le dessin, il y a un truc très direct. Il n’y avait pas besoin de traduction, d’explication. »
À ce propos, Booba est un exemple parfait puisque dans ses chansons, il invente régulièrement des mots et des expressions. C’est un instigateur de nouveautés.
D’inventivité et de créativité, je dirais. La littérature, surtout en France, est hyper codifiée. Le rap l’est aussi, mais ce ne sont pas les mêmes codes. Puis il y a un certain classicisme dans la littérature française qui fait qu’il faut surtout suivre les codes et ça ne laisse pas beaucoup de place à l’inventivité. Le rap permettait, ou a permis de jouer avec la langue. Après, on peut discuter de ce qu’est le rap aujourd’hui en France !
Le rap est une influence majeure dans ta musique. Il infuse dans les esthétiques de tes morceaux et dans la façon que tu as de les interpréter.
C’est le genre qui a bercé mon adolescence. C’est vraiment le style que j’ai toujours… enfin, moins aujourd’hui, car j’ai plus de mal à me retrouver dans ce qu’il se fait actuellement. C’est marrant parce qu’en juin, j’ai été invité dans l’émission de Marie Richeux sur France Culture et elle me disait que j’avais un truc de Passi. Je ne l’ai jamais travaillé ! Évidemment que je l’ai écouté, mais ce n’est pas mon artiste préféré. Je trouvais ça dingue qu’il y ait des similarités selon elle. Je pense que forcément, on n’est pas vide. On est rempli de ce qu’on a pu écouter ou voir, soit passivement soit activement. Et je suis pleine de ce rap des années 90 à 2000.
Avec son collectif Bisso Na Bisso, Passi se servait du rap et de ses codes pour diffuser de nouvelles esthétiques. En l’occurrence des sonorités propres au Congo. Dans ton cas aussi, le rap est un moyen de t’ouvrir à d’autres genres ?
C’est vrai que si je me plonge un peu plus dans son travail, il a essayé des choses différentes. Je crois qu’à cette période-là, il y a eu beaucoup de tentatives. Mais ça restait dans un truc très précis. Pour moi, c’est hyper amusant de charger cette verbalité avec d’autres sonorités, d’autres BPM, plus rapide ou lent.
À la façon de la maison d’édition Bahmed et Schwartz que tu as montée pour tes livres, tu as aussi commencé en autodidacte pour la musique. Le déclic pour passer au micro, c’était quoi ?
Je suis quelqu’un de très monomaniaque et de très passionnée. J’ai bossé pendant un an et demi sur le bouquin sur Booba. Un an et demi, c’est long dans la vie d’une vraie personne. Et je me disais « ah, mais merde, c’est une façon de diffuser du texte en supermarché ». Ou de diffuser du texte, et ce n’est pas du tout le même rapport qu’avec les lecteurs ou les lectrices. Puis, j’avais cette envie qui me travaillait d’écrire des textes qui me convenaient plus, à ce moment-là précis, parce que quand j’avais 15 ans, c’était super Booba et je me sentais empouvoirée par son discours. Mais je ne suis pas un homme et je suis une autre personne que lui. J’ai d’autres problématiques et en vrai, au début, j’ai fait des chansons pour moi, pour prendre le métro le matin… Ça grouillait en moi pendant la fin de la période de l’élaboration de ce livre, de même façon que le tatouage finalement. Alors quand j’ai eu la date de sortie du bouquin, je savais qu’après, je devais trouver un studio et essayer de me tatouer. Choses que j’ai faite !
Dire sa vérité, être honnête, c’est quelque chose que tu as exacerbé sur ton dernier album, « EMO ICON » paru le 10 juin dernier. Chaque chanson traite d’un sujet spécifique et d’une émotion en particulier : les violences policières sur Peur Bleue, la douleur morale sur Tristesse…
Du fait que j’ai grandi dans les années 90, 2000, l’objet album est super important. Je sais que ce n’est pas quelque chose de très en vogue en ce moment. Puis, aussi, grâce à mes études d’art, j’ai toujours gardé cette idée de « concepts ». De la même façon que j’ai fait 4 EPs pour 4 saisons, là, il y avait cette idée des émotions. J’ai commencé à plancher dessus avant les premiers confinements. Avant de bosser sur « EMO ICON », aussi, j’avais sorti une sorte de best of avec La Souterraine. Et cela m’a fait du bien de me poser et de regarder tout ce que j’avais fait. En réécoutant tous les tracks que j’avais enregistrés depuis le début, les réussis ou pas, les peaufinés ou non… je me suis dit qu’il y avait quelque chose — je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce que j’abordais dans la musique et dans mon écriture. Il y avait ce truc d’émotions et de sensations qui m’était propre. Ce n’était pas un sujet que je traitais ailleurs que dans la musique. Dans la peinture ou le dessin par exemple, il y a un fil rouge, mais ce n’est pas aussi déployé. La chanson me permettait de vraiment mettre des mots là-dessus. Alors je me suis convaincue de le faire franchement. Au-delà des émotions, je voulais également être une sorte de guérisseuse, réussir à apaiser ces émotions-là. Finalement il y a eu les confinements et je me suis rendu compte avec cet événement mondial qu’on partageait toutes et tous des émotions. Certaines sont propres à chacun, mais d’autres sont globales. Je me suis dit que je touchais quelque chose de juste en traitant tout ça et que c’était le moment de le faire.
Comment as-tu choisi les thèmes et les émotions que tu voulais évoquer ?
J’ai opté pour celles qui me parlaient le plus. La tristesse, ça me semblait évident, car c’est hyper universel et c’est un classique de la littérature française et de la musique. À l’inverse, pour la joie, ça n’a pas été simple. Je me suis pris la tête pendant 3 ans à me dire : « ah, il faut écrire un morceau joyeux, et bah, allons-y… » Je séchais devant ma feuille et au final, la seule métaphore que j’ai trouvée c’était « un coup de soleil sur les fesses ». Puis la joie, non, ce n’est pas si facile ni si évident. C’est aussi un petit concept bien bullshit, bien capitaliste de croire que c’est si atteignable que ça. Au fur et à mesure que je bossais sur ces émotions, je me suis rendu compte que c’étaient de grands concepts et qu’ils véhiculent pas mal de choses. Que la colère est hyper dépréciée, avec une grosse connotation négative. Je voulais lui rendre aussi ses lettres de noblesse. Pour Peur Bleue, c’était un peu compliqué. Je voulais parler de la peur, qui est aussi une émotion pas hyper positive. Puis, il y a eu le décès de Georges Floyd et beaucoup d’événements. Surtout, je voulais écrire un morceau sur la police, en tant que femme. Dans l’histoire du rap, tout ce qui traite de la police, ce sont souvent des violences subies par des hommes issus des quartiers populaires. Mais de mon expérience perso et de celle de mes amies, il existe tout un autre pan de violence. Il ne me semble pas que Diam’s – si l’on prend l’une des rappeuses les plus connues en France — l’ait évoqué. Surtout, j’avais besoin d’écrire ma version du morceau sur la police. Il y a quand même une peur des policiers. J’habite dans le 93, à Pantin, et, que ça soit ici ou ailleurs, j’ai déjà vu des gosses avoir peur quand ils entendent la sirène ! Je me suis donc demandé ce que j’allais faire : écrire un morceau sur ce que représente la peur pour moi, ou en parler de façon plus globale, engagée et militante. Ce deuxième choix était le plus évident à ce moment-là. Attribuer cette émotion de peur plutôt que la colère à la police, c’était important. Ça me permettait de couper l’herbe sous le pied à ceux qui disent que c’est un truc de gauchos d’être contre les flics.
Avant ton album « EMO ICON », tu as sorti 4 EPs représentant les quatre saisons en 2018 ainsi que ton disque « Passé/Présent/Futur » en 2020. Dans tous ces projets, tu multiplies les allées et venues entre les genres et le temps. Ne pas se donner de limite, à la fois dans le temps et dans l’exploration sonore, c’est quelque chose qui caractérise ta musique ?
Complètement. Je ne suis pas signée en label. Je m’auto-produis. J’ai envie de rester libre et de faire ce que je veux : ne pas chanter de refrain si je ne veux pas, me lancer dans un monologue de 10 minutes si c’est ce qui me vient en tête, sortir un BPM à 150, composer des morceaux de 6 minutes… J’ai fait 9 ans de Beaux-Arts, donc je suis toujours sensible à cette notion de liberté. Lorsque j’ai commencé à créer de la musique, j’étais encore étudiante, mais à un moment donné dans ma professionnalisation, il a été question que je fasse des morceaux de 3 minutes 30, des chansons organisées en couplet/refrain — couplet/refrain… Alors je me suis amusé à le faire, et c’est un format qui est super, qui est radio, qui parle et qui dans le texte, permet de dire des choses… comment dire ça ? Comme le format est classique, alors je pousse le texte dans ce format-là, de façon à être un peu moins classique. La musique est un terrain de jeu fascinant. Ça fait 10 ans que j’en fais et je ne suis toujours pas allé au bout. J’ai commencé à produire moi-même, et là encore, ça m’a ouvert d’autres champs. De vraiment expérimenter la musicalité et le texte ensemble afin de les faire matcher, plutôt que de bosser avec des gens qui vont m’envoyer des prods toutes faites.
Pour ton autre passion, le dessin et plus récemment la peinture, tu opères de façon complètement inverse à la musique. Si tes chansons sont multicolores, tes dessins sont restés pendant longtemps en noir et blanc. Cette dualité est-elle une manière de trouver un équilibre dans ton travail en général ?
Les deux pratiques sont totalement antinomiques et je me sens bien au centre. Je ne fais pas de croquis préparatoires, je me pose devant la toile ou les papiers et je peins de façon hyper instinctive. Je peux peindre des heures et des heures. L’écriture, c’est différent. La musique aussi. L’écriture, c’est douloureux, ça me prend la tête. De choisir le bon nombre de syllabes et les bons mots… J’ai mis des années à faire certains morceaux. Mais au final, il y a un truc hyper jouissif. Monter sur scène, interpréter ce morceau et faire danser et chanter les gens en même temps que moi. Mais, ces pratiques, dans le fond et la forme, sont aux antipodes. Pour autant, j’ai vraiment besoin des deux. Regarde, je ne peins qu’en bleu depuis le début de 2019, tandis que dans ma musique, j’ai vraiment besoin d’explorer des genres différents.
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Dans tes dessins, tu explores le concept de l’intime. Qu’est-ce que tu exprimes avec ça ?
J’ai toujours dessiné là-dessus. Ce n’était pas réfléchi, mais maintenant, je sais enfin pourquoi je le fais : j’ai besoin de parler de l’intime. D’ailleurs, mes premiers morceaux évoquent beaucoup ça. Ce sujet est important, parce que, d’abord, j’avais besoin d’explorer mon intime à moi. Là, je me suis rendu compte qu’il y avait un engouement, que les autres se sentaient représentés aussi dans cet intime-là. Plus les années passent et plus les réseaux sociaux accentuent le fait de se mettre en scène. Alors, l’intime m’intéresse encore plus face à cette idée d’hyper public. Je ne porte pas de critique, je me demande juste ce qu’il y a profondément derrière. Et c’est ça qui m’intéresse : les sensations, les émotions, de quoi on est fait, et ce qui nous anime.
$afia Bahmed-Schwartz sera en concert à Nantes le 19 octobre prochain et à Bordeaux le 22. L’exposition « Bleues » est actuellement posée au Point Éphémère (Paris) et le restera jusqu’au 20 octobre. « EMO ICON » est disponible depuis 10 juin 2022.