« Vaguement rythmé, dansant, et vaguement râleur » : voilà comment le duo anglais derrière Getdown Services se décrit vaguement. Tâchons d’être un peu plus prolixes sur les signataires de ce Crisps qui a sauvé une partie de notre automne et qu’on peut déjà mettre dans une capsule temporelle pour qui voudrait s’enquérir de l’état d’esprit UK 2023.

Que faire, si l’André 3000% flûte, les joint-ventures islando-espagnoles, les heptalogies Tricatel ou les rééditions de Daft Punk batteries à plat ne suffisent pas à égayer le douceâtre du quotidien ou à calmer les flashes traumatiques d’un monde gravant ses soubresauts d’agonie sur le bout de votre rouleau ? Tendre l’oreille, encore, toujours. Continuer à fouiller dans les coins, filer, flairer, faire les entourages, consulter les indics, crocheter des coffres-forts en pâte à sel, tourner, retourner les fonds de tiroir et de catalogues, de planques et de Bandcamp. On pourrait après ça vous faire un inventaire classé dans l’ordre alphabétique, avec mug shots promotionnels et fiches signalétiques, mais on va plutôt faire le point sur la lettre G – comme Getdown Services.

BR060 - Crisps | Getdown Services | Breakfast Records

Derrière ces deux mots qu’on jurerait avoir déjà aperçu, en lettres de néon grésillantes – l’une ou l’autre manquant, en panne, genre G_tdown Serv_ces -, éclairer à peine une ruelle impossible, entre une épicerie asiatique et une solderie de chemises en cessation de paiement, il y a Ben et Josh. Benjamin Sadler et Joshua Law pour l’État civil. Deux « future stadium pop stars », clament-ils, hilares. On n’y croit pas la moindre milliseconde mais, après tout, dans un monde réellement renversé où toutes les languettes du flan au caramel semblent avoir été arrachées, où l’ex-attaché parlementaire Raphaël Quenard est passé en quelques mois de Chien de la Casse grenoblois à égérie Dior, ce ne serait pas la trajectoire la plus surprenante.

Si l’histoire ne dit pas encore s’ils deviendront des porte-manteaux de luxe pour Burberry ou des sujets de quizz pour Never Mind the Buzzcocks, les Getdown Services sont deux quidams de leur temps et de leur espace – option cool rascals en fin de vingtaine. Copains d’enfance ayant fait les quatre cents coups, ils sont de ceux que vous pourriez croiser dix fois, vingt fois, au comptoir d’un pub mancunien ou éclusant les Chocomel sous les montgolfières de la Balloon Fiesta : moustaches, dégaines de roger-bontemps, T-shirts Church of Godzilla et parkas sur des bedaines de boulotteurs de crumpets et des passeports britanniques qu’ils n’ont pas besoin de tirer de leur poche pour que ça saute aux oreilles.
L’un s’est établi à Bristol ; l’autre, plus au nord, à Manchester. Deux villes qui ont marqué l’histoire de l’indie, reliées par cette M5 à laquelle ils ont dédié un de leurs premiers morceaux (qui n’aurait pas déparé sur l’album) et par la M6 ; deux autoroutes sillonnées à tout-va et en tous sens, guidés par l’émulation amicale, l’envie de se faire rire, se clouer le bec ou de s’épater l’un l’autre, pour aboutir à ce Crisps croustillant à souhait.

Copieux doubles

Passé sous trop de radars sans déclencher la fulguration mitrailleuse, la convergence d’attentions qu’il aurait méritées (1), ce premier album de Getdown Services a pourtant de quoi secouer les culs, les neurones, les tchatches et les enthousiasmes. Nos deux gugusses jusque-là abonnés au banc de touche y balancent leurs compos bancroches, où outsiders rime avec régalade à toute heure. Les silhouettes s’assouplissent, les esprits frétillent, les globules s’avivent, les babines se pourlèchent – get up à chaque service, pour un matin de soleil ou une contre-soirée arrosée.

Crisps, c’est l’un de ces fins palets de pétrole micro-sillonnés dont on n’arrive pas à épuiser le groove ou le bagout pince-sans-rire, l’inconséquence dandineuse, la désinvolture acerbe et fendarde. Ça n’est pas parfait, bien sûr, mais c’est peut-être mieux encore. Jamais lassé ou lassant, c’est un authentique éloge de l’imperfection, un grand cornet rempli d’idées et d’ironies, d’essais fougueux, de verres à moitié pleins et de morceaux faramineux qui jalonnent leurs chemins de traverse de guirlandes à pas cher et de giclées aux reflets glauques. Une douzaine de soties et de sorties, de sauts-de-mouton où se croisent, ondulants, élastiques, les rails des synthés baggy, de la synthpop, du rap-rock saturé (« Real Big Hitter »), de la disco Tesco (« Crisps »), de l’art-punk à la Viagra Boys (« Deadly 60 »), de la bonne vieille pop à guitares qui font cling-cling (« I Wish It Didn’t Bother Me »), le tout sous des réflecteurs tantôt badins tantôt acrimonieux, un bouquin de Mark Fisher au fond de la besace. « Helen Back » les révèle même capables de piocher dans les assiettes de Vitalic et d’Ed Banger circa 2008 avec cette même gourmandise que d’autres emploient à engloutir les patates au chili dans un SpudULike.

Quelques arbitres des élégances verront rouge – tant pis pour eux. Sur une autre longueur d’ondes, nous passons plutôt au vert. Celui qui encadre la pochette de ce Crisps zoomant sur le kitsch forain, le freak dérisoire, le faciès distordu d’un cornet de frites anthropomorphe ; l’inénarrable « French Chip Cone Man », grotesque enseigne placée devant les friteries, au milieu des chaises en plastique et des bacs de pétunias, des odeurs de graisse, de bière, de pisse canine, de Mars fondus, de fumées aromatisées de vapoteuses. Tout sauf crispé, Crisps évolue à sa guise, jusqu’à toucher des points de mélancolie inattendus – sur le quasi-hypnagogique « The Vortex » ou « Loosen Your Belt », qui conclut l’album. C’est pourtant l’allégresse, une allégresse carnavalesque, sarcastique et fauchée, qui prédomine. Dans ce registre, le morceau-titre introductif met illico dans le ton avec cette phrase synthfunk qui tourne en boucle, les chœurs qui font woooooooooouh-ouh et cette jactance de celui qui pourrait continuer à tchatcher non-stop jusqu’à déverser dans la pièce un océan de salive caustique.

Mais l’exemple qu’on mettra davantage encore en exergue, car c’est par ce biais qu’on les a découvert au printemps dernier, c’est le clip, plus-débile-tu-meurs, de « Cream of the Crop ». La crème de la crème ? Un poisson (2) jeté dans l’assiette saumâtre, dixit la pochette du single, époustouflant exercice de parler-chanter tout en vibrations onduleuses, où l’accent traîne juste ce qu’il faut.
Quant à la vidéo, estampillée « Live From The Bathroom » : l’un chante dans sa baignoire moussue comme si c’était la 273e fois de la journée qu’il s’y reprenait, sans succès, et qu’il n’en avait plus rien à cirer, tandis que son compère, à poil sur la cuvette des chiottes et laptop sur les cuisses, s’empiffre de tout ce qui lui tombe sous la main – sandwiches triangles, cornichons, saucisses, cookies, bref, une grande bouffe de bouffon, encore une chance qu’il n’arrose pas tout ça d’une rasade de gel-douche. Si le véritable naked chef, Jamie Oliver, s’en offusque, qu’il n’aille pas écouter le flanger languide de « Get Back Jamie » : ses tympans risquent de siffler comme une bouilloire à l’heure du thé, en moins de quinze minutes chrono.

 

Disque galvanisant et goulu, parcouru par ce nerf vague qui relie le cerveau à l’estomac, on n’y compte plus les références à la bectance, plus nombreuses encore que chez Action Bronson. Le garde-manger est plein à ras-bord – c’est Tarrare qui aurait la Corne d’Abondance en libre-accès. Même leur nom de leur label, Breakfast Records, témoigne que bâfre et baffles font ici bon ménage. Getdown Services assaisonne ses morceaux comme ça lui chante, reprenant la manière de celui-ci, le tournemain de celui-là, s’inspirant de la touche d’un troisième. Qui trop épice mal y pense ? Gênant aux entournures, ce « à la manière de » ? Faut-il sonner illico le gong des pastiches ? Que nenni ; aucune friture sur cette ligne-là. Leurs marottes polymorphes réjouissent, au contraire, tant leurs recettes ainsi relevées, très brit, très pop, sont servies avec un talent indéniable, un flagrant délié.

Supplément Protée in

On pourrait, malgré tout, se laisser tenter par le jeu de la maxi-tête. Pister, par le truchement d’une image rigolote, le choc des modèles, des groupes auxquels ils s’apparentent au fil des morceaux. Dire qu’ils rappellent, pêle-mêle, tel duo du Lincolnshire, slang bien pendu, avec vingt ans de moins. Tel combo post-punk de Leeds qui se décide à régler le compte de leur proprio. Tel groupe shlagwave fendant l’armure pour se déguiser en Cookie Monster dans la remise de tel mélodiste bubble-glam pour Poundland délurés. Tel crooner craspec lâchant les costards blancs d’amoureux maudits pour enregistrer la B.O d’un Fifa de série Z, un John Doe’s Devolution Soccer dont les équipes seraient composées de chômeurs en slip et de mouettes ivres de sang, s’échinant dans des décharges automobiles percluses de mini-portails dimensionnels, où les 0-0 y seraient des cercles de feu. Un jeu – comme ce disque – flamboyant et sans vainqueur, ayant pour seul but de nous convaincre de ne pas en jouer d’autres, plus froids, pyramidaux, cyniques. Laissez la rhétorique de la win aux excellents produits.

Tiada huraian foto disediakan.

Plus entreprenants que Vladimir et Estragon attendant Godot, Getdown Services a arraché cette farce ventrue à l’ennui. Ils ont extrait du jeu cette gaieté amère et exaltée de common people, opposée comme un joker, comme une carte inversion du Uno ou une botte Increvable du Mille Bornes, à tous ces trous de loups que couvrent les maremmes de l’ultralibéralisme, ses fleuves de merde qui changent de nom à chaque tournant. Modern life is rubbish, on le sait, hier comme aujourd’hui ; comme Jarvis Cocker qui exigeait un remboursement de sa jeunesse vécue dans les années 80 ; un paysage épouvantable, mais ni nouveau, ni irréversible (on l’espère). Si on n’est pas assez naïfs pour croire que ce disque de « post-Brexit apocalyptic disco » y changera quoi que ce soit, il offre en tout cas un appréciable remontant, telle la gorgée de rhum que le saint-bernard apporte aux montagnards transis. Un petit marteau pour fendiller nos caissons d’isolation sensorielle.

Et puis, mince – on est sur Gonzaï, je peux bien me permettre un aparté perso avant d’éteindre la platine, l’écran, la lumière , ce disque valait le coup d’oreille rien que pour m’avoir impérieusement décidé à rejouer les raseurs plutôt qu’à raser les murs, pour m’avoir motivé à recombiner les signes, les accroches et les accrocs, les ampères et les emprunts : autrement dit, à écrire. C’est peut-être un détail pour vous, comme le clamait un refrain d’il y a bien des lunes, mais pour moi … Vous connaissez la suite. Qu’attendez-vous pour connaître Crisps ?

Getdown Services // Crisps // Breakfast Records, paru le 9 novembre 2023.
https://breakfastrecords.bandcamp.com/album/br060-crisps

(1) Ici, seuls Radio Nova et Section 26 ont mis une option sur ce disque. Rien sur les blogs, ou ce qu’il en reste. Getdown Services a pourtant remercié « the country of France » au dos de Crisps, signe de l’importance du pays de la baguette dans les tribulations de nos deux compères d’outre-Manche. Lesquels – peut-on faire plus francophile ? – ont même joué à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes au printemps dernier.

(2) Une vieille commune, Labrus bergylta, d’après mon frangin féru d’ichtyologie.

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