Un grand disque, c’est un disque qu’on n’oublie jamais de réécouter. On sait pertinemment à quel moment il tombera à pic en guise d’OST, et qu’il faudra enfoncer l’accélérateur à la seconde près où arrive la deuxième couche de synthés de cette chanson qui clôture l’album. Un grand disque, c’est un disque qu’on use jusqu'à la névrose, pendant des semaines. Interminable demi-fond émotionnel. Un grand disque, c’est aussi un disque qu’on oublie de chroniquer.

Écrire, c’est déjà discriminer, certes. Mais chroniquer des disques, c’est génocider. Choisir de concentrer son enthousiasme – dans l’extase comme dans la dépréciation – sur une galette, c’est laisser s’évaporer dans l’oubli des dizaines d’autres sur le brasier de sa subjectivité dévergondée. Jouissif à l’unique condition de défoncer toutes les brides à son propre totalitarisme sensationnel. Je bande donc j’écris, j’enrage donc j’embrase. Alors, on se trompe forcément. Et même qu’on s’en vante ! Comme de rendre ses papiers en retard ou de ne pas préparer ses interviews. Mais rock’n’roll, Marie-Louise.

En fait, l’erreur est tellement simple à défendre que c’est plus proche de l’infraction mineure que du crime contre l’humanité. On l’assume sans trembler et déjà les regards des juges se font moins accusateurs. On comprendra donc qu’établir des palmarès annuels, c’est aussi stimulant qu’un plat surgelé chez les Courjault.

Il faut le reconnaître, rude est l’existence du chroniqueur musical qui doit chaque année, lorsqu’approche Noël En Famille, établir des palmarès des disques, chansons, films, coups d’États ou troussages de soubrettes de l’année. Corvée administrative, pénitence corporate, et pire encore : ledit chroniqueur devra avant de partir en vacances se fader les retours de dizaines de chiffes molles capables de trouver des motifs d’indignation dans une liste de courses. Et puis, derrière l’extrême partialité de la démarche, se terrent d’horribles tentatives d’objectivation : classer ou donner des notes à décimales, grandes batailles d’instits qui passent plus de temps à ranger leurs disques qu’à les écouter. Les manutentionnaires de la rock critic font leur inventaire.

Qu’on se comprenne, je n’enfile pas ma cape et mes collants, je suis juste grincheux. Pourquoi cette litanie de punchlines un peu molles, me direz-vous ? Alors qu’on a compris depuis bien trop longtemps pour ne pas déjà chasser les mouches qu’il s’agit simplement d’avouer qu’on est passé à côté de certaines perles, qu’on a zappé les temples incas en visitant Cuzco ? Pour en arriver où ? Simplement au fait qu’au final, pour toute chronique donc tout autoportrait, et même pour toute check-list de fin d’année, un seul critère reste absolument déterminant pour pondre un papier pas crépon, au-delà même du style et de l’érudition : la franchise débridée, sans pêché d’omission. Dites « je le jure ».

Où l’on comprendra qu’il n’est plus question de dérouler une liste longue comme une journée en Picardie pour bien montrer à Mickaël, vendeur chez Darty, qu’on écoute plus de disques que lui. Et que cette sélection réduite n’a pas pour but de faire autorité ailleurs qu’au fond de mon iPod.

Pas tant une question de méthode que d’embarras, prenons ces disques chronologiquement.

Lorsqu’au printemps sort « James Pants » de James Pants, le désespoir est complet : on s’emmerde comme des chiots en sevrage. Arrive alors un jovial Ricain ruiné qui chante le rock électronique. Quatorze pistes indiscutables qui rendent les sonorités machinales aux jeunes gens sensibles. En sourdine le dialogue des machines, c’est l’heure du discours intérieur des autistes ordinaires. James Pants a bien compris la plus grande tare de la musique électronique : c’est un genre totalement asexué. Mais pour un certain type d’auditeurs, la baise est finalement moins importante que les déchainements hormonaux. C’est à ce genre de personnes que Pants parle avec cet album en forme de prêche pour églises synthétiques. Épilepsie joyeuse sur Beta, désespoir infini sur Incantation, James Pants passe du coq à l’âme sans jamais perdre son regard hagard. La République des anti-dépressifs applaudit sa chemise à manches courtes et ses beats à la Villette Sonique. Et comme si ça ne suffisait pas, il enfonce le clou en donnant l’interview la plus drôle de l’année à The Drone. Capable d’évoquer ses troubles mentaux et gouffres financiers avec une autodérision pas stratégique, ou encore de faire de Gary Wilson son mentor en folie normalisée sans sourciller. Plus attachant qu’un chaton attardé, il est finalement à l’image de sa musique : cool et sophistiqué. Sophisticool. Campagne pour son intégration au casting de la prochaine saison de Bored To Death. La rencontre de l’artiste et de son œuvre fait office de critère discriminant pour distinguer les faussaires des sincères. Adieu groupes de rock britons crados, James Pants est le premier d’un nouveau type de role-models pour hipsters sympathiques.

Au début de l’été, un accident interrompt la fête : la sortie de « Blanck Mass », disque éponyme également. Que faire lorsqu’on est Benjamin John Power, moitié de Fuck Buttons, et qu’on a sué sur ses boucles en solo dans sa studette ? Si le danger réside dans le curriculum du bonhomme, c’est parce que Fuck Buttons prend une place particulière au royaume indé : celle qui préside le banquet. Et ils n’ont eu besoin ni de coup d’État ni d’élections pour en arriver là, ils ont simplement été choisis, désignés d’office.  Un des très rares groupes à propos desquels il est réellement possible de dire que « ça ne ressemble à rien d’autre ». Souvenirs de la Villette Sonique 2010, des énormes mouvements de foule pourtant les moins agressifs de toute l’histoire de la musique live, des jeunes filles qui soufflaient des bulles de savon. Leur royaume ressemble à des jardins suspendus. Qui voleraient pleine balle. En solo, Benjamin John Power prend le chemin de la difficulté. Les bloggeurs mous parleront de « musique expérimentale » ; cet album est en fait une épreuve qu’on ne choisit pas de passer. Il tombe forcément sur son auditeur par fatalité, c’est le disque que votre disquaire écoute quand vous êtes en position de faiblesse. Puis on échoue à faire société autour de pareille galette. Faut dire, huit pistes ultra-contemplatives de bruitages hallucinés, ça fait de quoi s’attirer quelques regards interloqués. Alors on cherche davantage à fédérer une communauté. L’écoute silencieuse allongée et collective d’un disque dans une pièce éclairée aux néons psychédéliques est prohibée passé seize ans. « Blanck Mass » est notre circonstance atténuante à cet excès de puérilité. La fureur de la ville, la folie de la jungle, on perd le nord à son écoute. Et on y revient pour essayer de comprendre, heureusement sans succès. Les mêmes oreilles que Lost.

A l’automne, même les heures de route plein cagnard nous manquent, on rêve d’un sandwich au goudron. « Badlands », l’album de Dirty Beaches a à peu près ce goût là. Celui des restauroutes et des motels, le Speedway King sous la pluie. On pense à Chuck Palahniuk, à Jarmusch et son silence à écouter, à toute l’Amérique qui dort en fait. L’Europe aussi, le riff de Hundred Highways sent bon les stades de foot venteux du fin fond de la Ruhr ou du Cheshire. Alex Zang Hungtai ne prêche rien, c’est un troubadour hybride qui fait des claquettes avec ses samples et crache du feu avec sa classe fifties. Imprenable dans le détail, du son aux influences revendiquées (Roy Orbison, bon sang !). Inattaquable sur la beauté de Lord Knows Best, ballade flippante (les meilleures, non ?) qui fait danser les cyborgs avec des cougars alcooliques. Comme une seule écoute ne suffit jamais,  un disque à tourner en boucle et rendre fou.

Les boucles, la folie, l’oubli. Si 2012 n’est pas trop pute, j’aurai encore mon lot de chroniques manquées.

Illustration bandeau: Jerome Senaillat / senaillat.com 

8 commentaires

  1. Eh, oh, on va se détendre, merci.
    Un mail a été passé à l’auteur de l’illustration pour rajouter ses crédits, j’attends sa réponse. Merci bien. Et pour les commentaires pétainistes, merci d’aller trainer ailleurs (Alain Soral recrute, il parait).

  2. Sinon, crédit photo mis à part, réconciliations par mail et le Maréchal qui Pétain un câble, il est très bien, ce papier. On peut le réécouter sans problème.

  3. Tu ferais bien d’aller le voir également Soral, toi et ta clique parasiteuse de plumitifs fumeux, on sait jamais, il pourrait vous prêter une paire de couilles.
    Une bande de petits-bourgeois arrivistes, qui cherchent à imiter une pseudo-subversion rance depuis déjà 30 ans au bas mot (Hunter S Thompson et Lester Bangs, pouah! bobarderie vermoulue)! Une ribambelle de guignols qui phrasibulent dans le vide péniblement, loupés dès le départ, voués à l’imposture, à l’amusement, à l’insignifiance!
    Si seulement on pouvait vous fermer la gueule une bonne fois !

  4. Cher Jean le Rectangle,

    Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Ceci dit, si tu pouvais aller vomir ailleurs, ce s’rait gentil.
    Et on t’emmerde, ça va de soi.

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