Le trio de Colmar Supertzar a enfin sorti son premier album après trois longues années de galère pour le publier. La crise du Covid, à laquelle se sont ajoutées des problèmes de pressage auront fait de ce disque pourtant retentissant un véritable serpent de mer de la musique heavy alsacienne. Il est en tout cas bien là, et c’est un disque comme on n’en entend pas tous les jours.

Une fois dépassée le Territoire de Belfort et ses usines Peugeot et Alstom, on entre dans la plaine d’Alsace. Ce n’est pas un vain mot. Le paysage est d’une rectitude à perte de vue, du moins jusqu’aux collines des premiers contreforts du Massif des Vosges. On peut rire de la grise Belfort, mais les alentours de Mulhouse et de Colmar ne font pas rêver, constitués de hangars et de centres commerciaux sur des kilomètres. Mais rapidement apparaissent les vignes, les premiers villages typiques au pied des collines, et tout un folklore fait de vins fins, de maisons colorées à colombages et de préparations culinaires réjouissantes mais à déconseiller aux vegans. L’Alsace est une région riche, à la fois agricole et industrielle, qui par son nouveau statut européen bénéficie des liens avec l’Allemagne, à moins que ce ne soit l’inverse.
Le lien avec la sœur ennemie germanique est cependant incontestable, et ca ne passe pas que par les souvenirs traumatisants des deux guerres mondiales. Cela semble en tout cas permettre à de gros Allemands malpolis de parler très fort dans les musées consacrés à ces sujets, en des termes assez ahurissants de civilisateurs incompris face à des Français pas bien malins (expérience vécue). La proximité de l’Allemagne, et plus largement de ce que l’on appelle la Scandinavie, infuse dans la scène musicale locale. L’Europe du Nord est restée très attachée au metal sous toutes ses formes, et a d’ailleurs offerts de nombreux groupes novateurs dans le domaine, ainsi que quelques boulets grotesques comme les Suédois de Sabaton. Mais alors que le rock recule toujours plus sur les ondes et dans les médias en général, le peuple alsacien reste très branché heavy. Cela est à l’origine d’une scène tout à fait passionnante.

Besançon, une nuit de janvier

Il fait froid dans les rues de Besançon, capitale comtoise. Enfin, pour qui est du coin, on est dans des températures normales, mais cela peut constituer un choc de voir toutes les voitures stationnées sous gelée blanche à 20H30 en plein centre ville. Je me dirige vers le bar nommé Les Passagers Du Zinc. C’est une institution locale ancienne et bien connue des amateurs de rock punk et de metal. Il s’agissait d’un troquet datant du début du vingtième siècle, qui a globalement conservé son apparence initiale avec sa devanture faite de panneaux de bois et de vitres typique des gargotes des années 1900. En entrant, c’est un bar sympathique avec une ambiance à la fois rétro et rock’n’roll. Dans le coin droit se trouve une face avant de Citroën DS 21 noire. Lorsqu’on lève le capot, on accède à l’escalier menant à la petite cave voûtée-salle de concert. Ce soir, trois groupes se produisent : Glyphosate Youth et son crust-punk, Dionysiaque et son doom-metal, Mollard et son rap-punk. Ce dernier et Glyphosate sont dijonnais, Dionysiaque est de Strasbourg.

Photo : Julien Deléglise

A la sortie du concert, les Dionysiaque sont déçus : ils n’ont pas donné leur meilleur. Sans répétition depuis quatre mois, un peu rouillé selon leurs propos, ils ont joué à l’arrache et se sont trouvés mauvais. Du côté du spectateur, le set fut certes parsemé de quelques pains dans les solos de guitare, mais l’ensemble tint faramineusement bien la route. Les Dionysiaque ont tout : de l’attitude sur scène, du charisme avec un chanteur qui va littéralement chercher le public en descendant parmi les spectateurs. Il n’y aura qu’une trentaine de spectateurs dans une salle qui peut en recevoir une centaine. Les spectateurs ne comprennent globalement rien à ce qu’il se passe, ni à cette musique convoquant un brouet de doom-metal et de proto-black. Le rap-punk aura plus de succès, bien plus accessible. L’inculture locale sur ces musiques métalliques est palpable, malgré le fait que nous soyons déjà dans un cercle d’amateurs de sonorités électriques agressives : l’uniforme réglementaire ce soir est fait de jeans, de Docs Martens, de treillis, et de sweat-shirts siglés aux noms des groupes aimés. Je suis pourtant le seul à porter celui de Celtic Frost, mythique formation suisse, avec l’un des deux guitaristes de Dionysiaque, Loïc. Ses prêtres du doom-metal noir proto-thrash font se reconnaître ceux qui savent. Après le set des Dionysiaque, les musiciens sont déçus, mais de bonne humeur. Qu’importe, ils se sont mis en danger devant un public qui n’est pas le leur, et ce fut un set pour se mettre en jambes pour le lendemain.
Au cours de la conversation, je dis à Nathaniel, le chanteur, que le disque dont il a relayé la sortie, « Epic, Truths, And Fantaisies » de Supertzar, est vraiment génial, et que j’ai déjà en préparation une chronique. Il sort rapidement de la boutique, appelle quelqu’un dans la rue, et me présente Bruno, l’autre guitariste de Dionysiaque. Parmi ses formations, il a un trio nommé Supertzar. Sans le savoir, je me retrouve avec le musicien à la base d’un des meilleurs disques de doom-metal de ces dix dernières années.

Photo : Julien Deléglise

Supertzar, un groupe français

Furetant sur les réseaux sociaux dédiés, j’essaie d’extraire d’innombrables sorties ce qui me semble être la quintessence. Les conseils d’amis ou de limiers locaux restent précieux. Il en est toujours ainsi en 2024. Les algorithmes et les plateformes de streaming peuvent faire croire à la diversité et à la découverte, il n’en est absolument rien. Pour qui se laisse bercer gentiment par ce flux continu de musique inepte, il n’y a que très peu de chances de terminer sur un album comme celui de Supertzar, ni même d’un simple Black Sabbath. Le son déversé ressemble à un mauvais hamburger. C’est rassurant, on a les ingrédients qui font toujours plaisir, on ne prend pas de risque, même si on sait que c’est de la merde. Mais si on veut bifurquer, il faut quelques clés d’entrer, à savoir le nom de quelques groupes. Plus que jamais, la bonne musique reste un travail de limier, et d’autant plus avec la profusion de morceaux qui abondent sur les plateformes sans aucun tri préalable. N’importe quel geignard ruminant un titre de Beyonce avec une boîte à rythme en mode électro peut devenir une star des réseaux dans la semaine. Mais pour les ouvriers du son, ceux qui assemblent patiemment à la main des morceaux joués avec des vrais instruments faits de bois et d’acier, le chemin est souvent long et décourageant.

Il faut donc avoir la foi pour produire un album de doom-metal composé de six morceaux entre sept et dix minutes. Car les références sonores deviennent de moins en moins évidentes pour les plus jeunes. Si il y a trente ans, un riff métallique pouvait éveiller un rapprochement avec Metallica ou Led Zeppelin, tout cela n’est plus. Eventuellement, par miracle, un gamin peut être tombé sur un titre de Black Sabbath dans une série ou un jeu vidéo, mais ce son, LE son, celui du riff diabolique, n’est plus dans l’esprit des jeunes générations. Même certaines références rock considérées comme évidentes, les Rolling Stones ou Pink Floyd par exemple, ne le sont en fait plus.

Dès lors, lorsque trois jeunes gens d’à peine la trentaine labourent du riff expert avec passion, forts de références sonores des plus pointues (Pentagram, St Vitus, Witchfinder General, Reverend Bizarre…), on ne peut que perdre du monde en route. Il s’agit pourtant, et plus globalement d’un rock massif et évident. Qu’importe que l’on connaisse ou non les formations qui ont servi de matrices. Il ne s’agit que de curiosité musicale et d’ouverture d’esprit. Mais les réseaux savent aussi créer des niches où des grappes d’individus se complaisent sans volonté de savoir ce qu’il se passe à côté.

Epic Truths & Fantaisies, un disque majeur

L’histoire de Supertzar est des plus classiques : trois musiciens locaux se réunissent, fans des suédois de Monolord et des Irlandais de Conan, en 2017. Bruno Penserini est à la guitare et au chant, Jonas Heyberger est à la basse, et Jules Thomann à la batterie. Ils assemblent rapidement un répertoire original de morceaux puisant dans le doom-metal classique et une forme de psychédélie mélancolique assez unique. Basés à Colmar, les Supertzar travaillent leurs titres, et polissent les erreurs qui nuisent à leur mordant. Le monde est déjà dans la bascule. Comme disait Tom Fischer, le guitariste et fondateur de Celtic Frost : « Seule la mort est réelle« . Cette idée était inspirée du philosophe Allemand Oswald Spengler.

D’abord, Supertzar va auto-produire un premier EP quatre titres qui voit le jour en mai 2019. Il se vend aux concerts, trop rares, et en ligne. Cette carte de visite permet de poser l’univers puissant et doom du trio. Les choses semblent plutôt bien se présenter, si ce n’est que la crise du Covid éclate en mars 2020, et met fin à toute possibilité de jouer en live. Le groupe garde cependant le cap, et prend possession des studios pour enregistrer son premier vrai album en août 2020. Malheureusement, l’enregistrement reste bloqué dans sa boîte. Le trio attend des jours meilleurs pour pouvoir tourner à la sortie du disque, mais les conditions de reprise des concerts après le premier confinement relève de la triste pitrerie. Il faudra attendre 2022 pour que tout revienne à peu près à la normale, bien que le public se montre timide à revenir dans les salles après des mois à répéter dans les médias que nous allions tout mourir en sortant de chez nous.

Finalement, l’album voit enfin le jour en novembre 2023. La pochette est signée de la talentueuse Naraka Garden. L’écoute du disque est une divine surprise pour qui est fasciné par la science du riff de Tony Iommi de Black Sabbath. Mais même si il s’agit d’une vraie base d’inspiration, Supertzar étant le nom d’un titre de Black Sabbath sur l’album « Sabotage » de 1975, il n’y a pas que cela. Se combinent celles des grands maîtres historiques du doom-metal : Witchfinder General, Pentagram, The Obsessed, Candlemass… et une atmosphère plus propre à ce Nord-Est de la France baignée dans la profondeur des forêts des Vosges, avec le voisinage de pays au fort passé métallique, et générateurs de formations extrêmes historiques : Celtic Frost, Destruction, Coroner…

C’est tout cela que l’on retrouve sur les six morceaux de « Epic Truths & Fantaisies ». Il débute par le faramineux Styx de presque dix minutes. L’attaque est massive, avec une section rythmique de Thomann et Heyberger à la fois souple et imperturbable. Bruno Penserini assène un riff puissant et bourdonnant, sur lequel il pose une voix assez haute-perchée et démoniaque. Ce qui est fascinant avec le doom-metal, c’est que la guitare ne se bride pas, et les solos ont toute leur place, de préférence avec des sonorités psychédéliques et blues. C’est bien le cas ici, avec un chorus magique. Le titre se termine dans une coda atmosphérique, au spleen prenant.

 

Tamerlan est une référence à Timour, premier dirigeant de la dynastie des Timourides, et chef de guerre impitoyable commanditaire de massacres dont les victimes se comptent par millions. Ce morceau déroule un doom-metal à la structure extrêmement classique, mais où tout fait mouche. Le riff est redoutable, la batterie emmène l’auditeur dans un maelstrom infernal, la basse frappe fort. Les références à Black Sabbath sont assez prégnantes, mais l’assemblage final est irrésistible. En tout cas, aucun groupe au monde récent n’a ce feeling génial.

Satan Is Worshiped Here fait crépiter les enceintes avec son riff majeur. Le chant se fait lancinant, mais comme une sorte de marche vers la mort. Basse et batterie appuient le rythme pour le faire cogner comme une obsession. La guitare tourne comme une obsession, implacable. Si musicalement, tout est plutôt simple, on n’arrive pas à se décoller cette sorte de cantique noire de l’oreille. Anxiety vient ramener de la dynamique avec un boogie aux sonorités crasseuses. Penserini aboie de nouveau comme un possédé. Jules Thomann tape un tempo agile et féroce, Heyberger fait groover sa basse sur ce premier. Le riff cogne, rebondissant sur les coups de caisses et de cymbales. C’est sans doute l’une des meilleures traductions de l’anxiété qui vous dévore la nuit, alors que les pensées s’entrechoquent dans un foutoir obsédant. Il n’est pas improbable que le délire du Covid ait alimenté ce titre particulièrement réussi, avec son solo acide et vrombissant à souhait.
Architects tape de manière plus vive. On y sent une patte High On Fire, le chant à la paille de fer de Matt Pike en moins. Penserini chante de manière plus psychédélique, et qui rappelle Uncle Acid And The Deadbeats, une autre merveilleuse référence moderne du doom-metal mélangeant Black Sabbath et Pentagram vintage et Beatles. D’ailleurs, sur Architects, les voix sont doublées sur le refrain. Ce curieux mélange donne un sacrée morceau, obsédant et d’une efficacité redoutable. Le titre évolue dans sa partie centrale dans un thème plus sabbathien, avec de nouveau un côté obsédant. Le son de la guitare, en couches successives, est absolument génial, tout le comme le solo épique et heavy-psyché.

Les dix minutes de The Factions Part 1 viennent clore de magnifique manière ce disque dense. Supertzar l’a construit comme une odyssée épique, avec ses différents tableaux, mais tous nimbés de brume et de mystère romantique. Les ciels gris menaçants, les silhouettes des ruines de châteaux s’élevant dans les massifs forestiers denses et sombres, les lacs impénétrables bordés d’arbres nimbés de givre, tout se met en place pour le grand voyage sonore à base de riffs dantesques et de rythmiques implacables. Il ne faut qu’un ressort de quelques notes inspirés de musique médiévale pour vous maintenir en parfaite apnée dans ce monde épique. On retrouve finalement la logique de Jimmy Page qui, en 1980, expliquait que le hard-rock, c’était comme de la musique symphonique. La batterie et la basse formait le fond rythmique, la guitare les violons et les cuivres, le chant la voix lyrique et centrale. Et The Factions Part 1 est effectivement dans cette construction symphonique, avec ses grandes envolées héroïques et poignantes qui vous chope aux boyaux. C’est tellement beau que si on n’y prend pas garde, on pourrait lâcher une larme.

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La route

Avec un tel disque, une tournée s’annonce forcément. En attendant, Bruno Penserini aura terminé l’enregistrement du premier album de Dionysiaque qui doit sortir sous peu (je vous en reparle bientôt). Le Hexagon Doom Tour est annoncé… avec seulement trois dates en avril 2024 : à Guebwiller, à Amiens et à Nancy. Nornes de Valenciennes fera l’ouverture, suivi de Supertzar et des dantesques parisiens de Barrabas avec leur doom-metal magnifiquement chanté en français. Ces trois groupes devraient faire 50 dates dans le pays, mais ils sont actuellement au point mort.
Très clairement, il s’agit de la plus belle affiche française de heavy-metal doom, avec les deux groupes qui ont produit les meilleurs albums du genre depuis dix ans, mettant à l’amende Electric Wizard et Pallbearer.

Tous ne font que constater la défection du public et la difficulté croissante et même alarmante d’organiser des sets pour de petits groupes. Personne ne vient, et les organisateurs déjà timides ne font qu’abdiquer de par le risque de la tasse à boire. Pourtant, ces groupes sont ceux qui font vivre la musique libre. Ils sont des résistants face à la musique marketing, et propose des sons d’une richesse infiniment plus grande que toutes les soupes aux contours trop lisses. Ils sont des combattants du rock, tentant avec acharnement d’injecter un peu de leur riche culture musicale finement amenée dans leur musique.
Si le rock a toujours été très minoritaire dans la culture populaire française, il devient consternant de constater que plus personne n’arrive à ne serait-ce qu’organiser un concert avec un peu de public pour un prix dérisoire. Il est temps de sortir de cette culture pré-mâchée et de retrouver le chemin des petites salles de concert. C’est là que vit la vraie musique, et le chant de la rébellion.

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