Prenez une moitié de Crocodiles, l’ancien chanteur des Parisians et un saxophoniste inspiré et vous obtenez un crush loin d’être éphémère. En deux albums et une poignée d’EP, les Crush of Souls tiennent la ligne d’un rock expérimental difficile à classer et résolument tourné vers l’avenir. Une zone où vos pires cauchemars pourraient bien devenir réalité.
Au début, j’étais parti pour faire une interview. Une amie m’avait parlé des Crush of Souls de Charles Rowell, moitié des Crocodiles résidant aujourd’hui à Paris. J’étais allé les voir en concert à la Mécanique Ondulatoire où, est-ce l’alcool ou le saxo, je m’étais imaginé une scène de film sur la musique, raison suffisante pour me convaincre d’aller plus loin. Pour aller où ? Je n’en avais pas la moindre idée. Comme je le disais, au début, je n’étais pas vraiment fixé. Rendez-vous fut pris à Désordre, un bar de potes tout en bas de Belleville.
Une première fois où je rencontrais Stevan, le batteur, accoudé au bar en train d’écouter de la musique sur son téléphone, il m’avait parlé des Libertines et de sa rencontre avec Peter Doherty dans les rues de Paris en 2003, de comment son propre groupe de l’époque, Les Parisians, s’était retrouvé parrainé par Doherty en personne, Carl Barat et toute la bande avant de l’être par Yarol Poupaud qui les signera sur Bonus Tracks Records.
« Quand j’ai commencé la musique, le seul objectif pour des Français qui avaient un groupe c’était de jouer, genre, au Batofar ou à l’Elysée Montmartre. C’était l’idéal, le summum : jouer à l’Elysée Montmartre. J’avais 20 ans, j’étais un peu perdu. Un jour, avec mon groupe, on croise les Libertines dans la rue. Là on se dit qu’il faut qu’on fasse quelque chose de ça. Cette rencontre avec Peter Doherty, Carl Barat et leur manager Alan Mc Gee, ça a tout changé pour moi. Ces trois personnes m’ont dit :« mec tu peux le faire !» . Ils se sont dit :« Les Strokes ont fait ça pour nous, nous on va aider ces gamins de France à Paris. » À partir de là ils nous ont emmenés, on a fait quelques soirées, on s’est mis à traîner avec eux, des mecs qu’on idolâtrait quand même à la base.»
Nous avions discuté comme ça une partie de la nuit, une nuit qui m’avait gratifié d’une ardoise conséquente et d’une honorable gueule de bois. Mais l’actuel batteur de Crush of Souls avait achevé de me convaincre. Je me trouvais dans l’obligation de remettre ça la semaine suivante, moins pour régler mes dettes que pour rencontrer le reste du groupe. Une deuxième fois en moins d’une semaine je me rendais dans cette rue tranquille, cet intérieur tamisé chargé d’encens et de cette ambiance de potes. Nous avions convenu d’organiser une interview tous ensemble autour d’une table : Charles, Stevan et Stan, dernier arrivé dans cet assemblage baroque à l’image du son des Crush of Souls : expérimental et foutrement cinématographique.
Retour du retour du rock
Il est 21 heures, Charles termine un appel à l’entrée du bar. Le chanteur de Crush of Souls arrive, perfecto un peu usé sur le dos, il commande une bière. Je suis tout de suite intrigué par la présence du bassiste de Crocodiles à Paris. Il vit ici depuis bientôt 6 ans avec sa copine. De San Diego à Paris : « Avant de venir en France, nous explique-t-il, je vivais à New York mais, comme chacun sait, la vie à New-York coûte très cher. J’avais joué en France un paquet de fois avec Crocodiles, je n’étais pas perdu en arrivant. Paris ressemble à New-York dans l’énergie que ces villes dégagent. Relax, il poursuit sur le début du crush : « Pendant le confinement, j’ai commencé à écrire des morceaux. Je voulais tenter quelque chose de nouveau, de plus agressif, de plus étrange. Puis j’ai rencontré Stev’ avec qui j’ai fait notre premier concert.» Un premier concert où les deux rockers de plus de 40 ans se retrouvent en cagoule sur la scène du Supersonic. «Les gens hallucinaient un peu. Bon, c’est le public du Supersonic en même temps ! renchérit Stevan, un peu moqueur. Charles : « Ça a tout de suite collé entre nous. On a le même goût du risque, la même urgence, on cherche de nouveaux sons tout le temps. » Stevan sort un enregistreur de sa poche. «J’ai toujours ça sur moi. Dès que j’entends un truc qui m’intéresse, je l’enregistre. Moi qui viens du classic rock, c’est très excitant de faire partie de ce projet, disons, plus expérimental. »
À ce stade, il manquait sans doute un ingrédient, un truc qui ne dénature pas la composition mais qui, au contraire, vient la relever, insuffler à l’alchimie ses notes chaudes, inquiétantes, quelque part entre Nick Cave, Alan Vega, John Carpenter, David Lynch et plein d’autres trucs. Les Crush of Souls cherchent un saxo. Ce sera Stan :
« On ne se connaissait pas mais en dix minutes ça a tout de suite marché. On ne se considère pas exclusivement guitariste ou exclusivement saxophoniste. Chacun peut apporter quelque chose de différent à chaque fois : une ligne de basse peut autant apporter qu’un mec qui bat simplement le rythme avec son pied. Tu es là parce que tu comprends instinctivement où on veut aller, pas besoin de longues explications. »
En deux albums, il se dégage de Crush of Souls une sorte de snobisme cool. Des rockeurs qui, à l’approche de la quarantaine, ont envie d’expérimenter de nouvelles choses, d’explorer de nouveaux territoires. Et qui se sont bien trouvés. Le dj set qui commence masque les conversations et nous oblige à élever la voix. Nous sommes de plus en plus interrompus par les potes qui débarquent au compte-goutte des quatre coins de Paris. Ce qui me laisse le temps de recentrer la discussion sur l’adolescence. Voici en substance la teneur de cet échange à l’instant précis de la soirée.
Stan : Ce que j’écoutais ado ? Les Stooges !
Stevan : Lou Reed !
Charles : Lou Reed, Stooges, bien sûr. Je me rappelle la première fois que j’ai entendu Bowie dans une voiture quand j’étais ado, c’est ce qui m’a donné envie de faire de la musique. Mon frère m’a fait écouter Sonic Youth, Television, beaucoup d’autres choses encore.
Stan : Et du reggae aussi, hein Charles ?
Charles : Oui du reggae bien sûr. J’en mets pas mal dans la voiture quand on part en concert.
Stevan : Je veux pas avoir l’air de me plaindre, mais je t’avoue que je ne suis pas un grand fan de reggae.
Charles : Je sais. Hahaha !
Stevan : Je respecte. Je préfère juste les classiques rock.
Charles : J’adore aussi les classiques rock. C’est ce qui est cool. Chacun se sent libre de mettre le son qu’il veut.
Stan : Personne ne va te juger parce que tu écoutais tel truc quand tu étais plus jeune. Tu sais que nous savons, nous savons que tu sais. Et les choses sont simples. On n’a rien à prouver.
Pari experimental
Vivre sur la route, ce vieux rêve sauvage, cette trace qu’il existait des hommes avant la civilisation. Quel est le meilleur moment de la vie d’un groupe ? est la question que je me rappelle avoir griffonnée sur un bout de papier en préparant l’interview. Ouvrez les guillemets. «C’est drôle, nous confie Charles, parce qu’on se fait souvent arrêter par la police avec nos grandes valises pleines d’instruments. Ils n’ont pas l’air de nous prendre pour des musiciens au premier abord. Je me sens bien quand je suis sur la route avec eux, que je me promène, j’aime la simplicité, l’énergie de ce moment. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est un moment de totale liberté mais presque. Chaque nuit on invente ce qu’on va faire. Et chaque nuit est différente. Si je suis énervé et que je veux fracasser ma guitare, je peux le faire. Si je veux faire quelque chose de sauvage, je le fais.»
Recommencer à chaque fois, se surprendre, n’est-ce pas là une quête suffisante, après tout ? Il continue : « Chaque concert est différent, c’est une question d’énergie et ça ne dépend pas que de nous mais du public aussi. Il y a quelque chose d’organique en live. Tu peux te retrouver à jouer devant une bande de skinheads qui sautent partout… Une fois on a joué dans une pizzeria… on arrive, le patron nous dit de nous installer dans un coin. Là on se dit… « ok comment on va installer notre matos, brancher le micro… » Finalement c’était un super concert. Je crois que tu peux jouer partout en fait et transformer un moment improbable en performance. »
En écoutant leurs sons, je me suis dit plusieurs choses. 1/ ne jamais se fier à la première écoute. 2/ « Spellwound » est un putain de premier album 3/ le saxo, c’est super classe. 4/Ces mecs doivent avoir connu les video-stores. 5/ Crush of Souls ne passera jamais à la radio.
Sur le cinéma justement, Charles attaque le premier. «De manière un peu obsessionnelle, je regarde toujours les mêmes films que j’adore. Des classiques de Jodorowsky, Lynch, Fassbinder… » Stevan rebondit sur Jodorowsky. « Quand j’étais gosse, trouver un film de Jodorowsky, c’était super compliqué. La seule VHS de la Montagne sacrée à Paris tu la trouvais à la FNAC Montparnasse. À 16 ans, j’étais le seul mec de ma bande à regarder ça, personne ne s’intéressait à ce genre de trucs. Ma sœur m’a emmené à une conférence de Jodorowsky à laquelle j’étais allé avec ma VHS. À la fin de la conférence je suis allé voir Jodorowsky pour qu’il me la signe. Là, il m’a regardé et m’a dit : « Où as-tu trouvé ça ?». Il n’en revenait pas. »
Jouer quand même
Le clip de Youth in smoke a été tourné près de Bordeaux dans un ancien Fort construit sous Louis XV. Un type en cagoule se met à shooter des mecs qui se baignent dans la mer. Quarante ans, est-ce un âge où l’on commence à regarder en arrière ? Stevan n’est pas de cet avis.
« Mes parents ont grandi un peu à l’ancienne, moi j’ai été élevé dans cette atmosphère : c’est-à-dire qu’on n’a pas beaucoup d’amis quand on a 40 ans et un môme. On devient des parents un peu solitaires, on part vivre à la campagne et on s’oublie un peu dans l’histoire. Moi c’est un truc que j’ai toujours rejeté, j’ai pas envie d’avoir deux amis dans ma vie, un enfant et une vie de famille. » Ce qui, à en croire Charles, n’empêche pas de mûrir. « Il y a tellement de bons groupes ici avec une grande liberté dans l’approche musicale, des groupes comme Kas Product, ce que faisaient des gens comme Elli et Jacno, les Stinky Toys, les Béruriers noir, ce genre de groupes que j’ai découvert depuis que je vis à Paris qui jouaient sans règle avec des machines. Lorsque j’étais vendeur dans une boutique de vinyls à San Diego, je connaissais peu de groupes français. Je me rappelle qu’on avait des disques de Brigitte Fontaine. Mais sinon, c’était rare d’avoir un disque français entre les mains. Est-ce que je compose différemment depuis que je vis à Paris ? Probablement, oui. Les amis que j’ai ici sont connectés à l’art, à la mode, ma musique est peut-être plus électronique, plus sombre, plus profonde. Est-ce lié à l’Europe, à Paris, aux gens, à l’âge ? Je ne sais pas mais c’est différent. »
Au delà, jamais la musique n’a semblé autant déchargée des contingences matérielles. Charles cuisinait pour des restos à Paris, Stan travaille dans des bars. Si cela comporte son inévitable lot de galères, la musique, en même temps qu’elle s’est progressivement dé-professionnalisée, y a peut-être gagné autre chose. Un surplus d’aura ? Stan : « Je ne fais pas de la musique pour me nourrir. C’est pas grave, c’est pas le but. Disons que c’est une autre façon de se nourrir. » Puis Charles : « On a joué 10 heures sur un bateau en Slovénie. Personne n’est venu. On a joué 10 heures de suite devant 5 potes à nous. Au début tu te dis que ça va être horrible, un vrai cauchemar, et puis en fait, qu’est-ce que tu peux y faire ? C’est comme ça. Personne n’est venu, nous on joue quand même !» Comme si devenir successful n’intéressait plus grand monde.
Finalement, rester intègre n’a peut-être jamais été aussi facile. Ce soir à Désordre, le bar est plein à craquer. Une fille explose un verre à l’entrée avant de filer aussi sec. Ça sent les soirées qui dérapent. Ce que je peux aimer le vendredi soir.