La sortie du nouvel album d’Abel Tesfaye offre une énième opportunité de discuter de la fabrique des tubes planétaires. La moindre des politesses était quand même de faire ça avec un peu de retard, et brouiller ainsi à notre petit niveau le b.a ba de la promo.

Pour commencer, une précision technique : si les mots « starboy » et « weeknd » apparaissent ici en titre, ce n’est pas de gaieté de cœur, c’est tout simplement parce qu’ils vont permettre à cet article dans son ensemble de mieux remonter dans les recherches (et surtout Starboy c’est un peu Sarkozy à deux lettres près mais bon, Sarkozy même sur les « réseaux sociaux », je ne sais pas…). En vérité, le titre c’est « Billy Boy le garçon sur l’étagère » et je vais, bien sûr, vous expliquer pourquoi.

Notez toutefois la malice typique de l’époque qui consiste à placer le vrai titre dans l’intro comme si on pouvait dorénavant livrer les choses – pas vraiment les idées, restons un minimum sérieux, mais plutôt les affects – tout en pièces détachées. Détachement qui d’ailleurs renvoie surtout à un désossement, la critique d’un disque ressemblant aujourd’hui davantage à un commentaire de médecin légiste qui découpe le cadavre pour mieux comprendre les causes du décès. Off the bone. Dans le cas d’Abel – une sorte de Basquiat arrosé au cidre Loïc Raison ? – voici le rapport du légiste  : He dropped out of high school at 17 with his best friend and got a job at American Apparel, but mostly lived off of welfare checks. He was homeless for a period, sleeping on friends’ couches, did too many drugs, and slept with a lot of women. La source ? Le diable probablement. La question ? Comment, en partant d’un sample de Siouxsie & the Banshees (Christine pour « House of balloons » 2011), on en arrive à la production de ‘Can’t feel my face’ (2015) par Max Martin. Ce qui explique peut-être pourquoi l’album a un peu trop traîné pour entrer dans les tops de l’année 2016, laissant flotter le disque quasiment entre Noël et le nouvel an et, pour le coup, le rendant inclassable – au sens commun du terme.  Pour Pitchfork, c’est un disque de recyclage et, pour les fabricants de contenus robotiques ou plus exactement semi-robotiques, c’est évidemment l’inverse : concert de louanges, psalmodiées avec quelques drôles comme les Inrocks en ligne qui certes ont une excuse. « Starboy » contient deux titres produits avec Daft Punk et on le sait bien, dès que le duo entre en scène, le génie français se matérialise immédiatement dans une sorte de happening montebourgeois. Et c’est tellement bon …

https://www.youtube.com/watch?v=KevF-XsBqto

Mais trêve de plaisanterie.  Si l’on veut désosser « Starboy », ce qui apparaît très vite c’est que The Weeknd garde la main sur la production finale, évitant le syndrome « Beyoncé » qui ferait du chanteur un pur interprète de l’air du temps, soulignant du coup sa persistance à être l’auteur. Fidèle à son ethos post-punk, Abel a clairement expliqué qu’il livrait ici un disque de New wave. Kanye West avait dit la même chose à la sortie de « Black Jesus », ce qui signifie peut-être que quelque chose de lexicologique nous échappe.

Si le hip-hop est le « porte-parole » le plus crédible de la street culture, ses acteurs principaux – ceux qui vont durer plusieurs saisons – se situent dans un au-delà de cette descendance, non plus celle de l’esclavage mais celle de la migration ; les gens du Sud installés dans le (grand) Nord et confrontés à l’indicible, l’impossible devenu possible. Max Martin, donc. On comprend que beaucoup disent qu’ils n’ont pas écouté l’album lorsqu’on leur pose la question, en ligne, en guise de conversation. Parce que le mainstream c’est un peu comme la gale, c’est très contagieux (je te jure, je n’y ai jamais touché, je te juuure)… Et donc, en tant que chien galeux, je peux vous dire que ce que l’on entend pour commencer, c’est tout simplement de la pop avec une touche Nigger plus prononcée, une touche  Black lives matter. Puis, derrière cette espèce de production enjouée (Rockin’), on plonge dans une ambiance sex and drugs pas toujours très bien élevée ; pas vraiment le motel de Lana del Rey mais un truc un peu plus miteux où les murs de la chambre qu’on a louée se révèlent très minces et laissent entendre l’intégralité de la sex tape d’à côté avec toute cette tension caractéristique qui sied au mâle un peu efféminé jusqu’à la délivrance finale, un tout petit plus apaisée… I feel it coming (en gros, cette fois, je sens que je jouis).

À ce stade, André Manoukian, impétueux, citerait peut-être Maurice Blanchot. Mais on peut aussi se contenter de dire que « Starboy » est une sorte de rêve mouillé, au double sens du terme, qui fait que si on s’imagine un instant dans le corps de la fille dont Abel tente de se rassasier, on est obligé d’admettre sans faire sa langue de pute que, quand même, on se fait bien chier. C’est la tragédie et la beauté du disque. Et, c’est justement là où les choses deviennent intéressantes, à l’heure où un disque ne pèse plus trop dans l’équation « riche et célèbre », il est peut-être devenu nécessaire que celui-ci soit résolument mauvais afin de le préserver d’un procès en robotisation.

En une seule journée, The Weeknd a vendu autant de singles qu’Ikea a vendu d’étagères Billy. Un pur hasard ? Permettez-moi d’en douter…

Je m’explique. Admettons qu’il existe une sorte d’inconscient de la musique indépendante qui veut que le plantage et la maladresse soient les garants de l’œuvre, humanité vs robot et musique de niche vs maintream. Plus c’est mauvais, plus c’est garanti et c’est d’ailleurs le comble de l’ironie ; in fine c’est la personnalité de l’artiste qui constitue son défaut et c’est ce seul défaut qui sonne juste dans le bruit indifférencié… C’est ainsi que les disques de Solange, de Frank Ocean et même de Kendrick Lamar se retrouvent au sommet des hit-parades, en raison de leur production mutique et aéro-digestive qui fait passer un pet de lapin pour du John Cage. Une musique d’ingénieurs du son à qui on a promis la lune ; rumination constipée et ode au cher passé, transfigurée par la technologie la plus high, quelque chose qui ressemblerait à une séance d’UV (ah oui, j’allais oublier le Gregory Porter, « Take me to the alley », totalement soporifique). De cette zeitgeist de somnambule tout droit sorti d’une série d’Arte, Abel s’en sort plutôt bien. Il livre un disque de R’n’B totalement d’époque, tout en pièces détachées et avec lequel on peut entièrement reconstruire ses affects en panachant les toplines avec les bons hooks à partir d’une série de chansons que l’on pourraient qualifier de 1 : toutes subtilement différentes. Et 2 : pratiquement toutes les mêmes.

 

À partir de là, on peut faire l’hypothèse suivante : on reconnaît la musique actuelle la plus avisée dans cette façon de se livrer en kit, laissant à chacun la possibilité de la monter soi-même, comme un meuble Ikea, comme une étagère Billy (41 millions d’exemplaires vendus dans le monde, le même chiffre que le single Starboy en une seule journée, ce n’est quand même pas un hasard). Sur la mienne – certes un peu branlante mais bon c’est aussi l’esprit du disque – trônent fragilement Love to lay (because I learned the hard way !), Lonely night (pour son intro crachotante et son dénouement bieberien) et, bien sûr, un bout du Daft (Feel it coming) parce que moi aussi je paie des impôts. Parce qu’un meuble Ikea, c’est garanti et c’est comme un disque-tube planétaire, c’est facile à monter et en même temps pas si facile (non ?). Certains d’ailleurs s’y prennent mieux que d’autres, ils sont plus à même de détecter le « sample caché » (ici le Pale Shelter de Tears for fears sur Secrets) tandis que d’autres encore sont juste les plus rapides à être dans le mood… Mais, globalement, pas d’inquiétudes, ce sera bel et bien justice pour tous, le meuble tenant catégoriquement ses promesses en termes d’utilité, de durabilité et de standard. En suggestion de la semaine, on peut écouter l’intégralité de l’album sur les images muettes de la scène finale de Duel au soleil. Ça le fait plutôt bien…

La chute. Pour finir, encore quelques éléments sur le travail de celui qu’on appellera donc « le garçon sur l’étagère » dont le clip de Starboy décrit la tentative de tuer son ancien moi et de se réinventer dans le but d’écrire un nouvel album. C’est ce que dit Wikipedia et c’est aussi, plus prosaïquement, une chanson à texte de 3000 signes construit sur un « ah » en guise de hook – »Im try’an put you in the worst mood ah/P1 cleaner than your church shoes, ah.. ».  avec le sous-texte Michael et le falsetto d’Abel en guise de signature. Voilà… Après, on n’est pas forcément beaucoup plus avancé et pas mal de gens qui trouvaient l’étagère bien pratique le mois dernier finissent, c’est vrai, par s’en lasser et se mettent à rêver de quelque chose d’un peu plus sophistiqué. Au détour d’un podcast du New York Times qui compare les mérites respectifs d’Abel et de Bruno Mars, on croit comprendre que « Starboy » serait un album intermédiaire, mais intermédiaire entre quoi et quoi ? Quand même, face à l’immensité de l’horizon de l’étagère Billy, le garçon ne pèse pas grand-chose… À la limite, on a envie de ne plus rien changer, surtout qu’il/qu’elle ne bouge plus de là, qu’il reste à la pop ce que le couteau est à la table.

Là, je vais paraphraser un philosophe qui pour le coup parle d’autre chose, mais il ne m’en voudra pas parce qu’il comprendra que je ne fais que le sampler, je ne fais que digérer la poésie de ses propos (Frédéric Bisson : La pensée rock, essai d’ontologie phonographique. Question théorique, 2016). Ainsi donc, la pop d’Abel comprenons le bien, n’a pas été conçue pour faire la révolution mais simplement pour intensifier la vie quotidienne. On se passe un morceau pour se dynamiser le matin, pour se détendre ou pour s’euphoriser après le travail, comme on se sert d’un couteau pour couper sa viande ou d’un cachet d’aspirine pour faire passer un mal de tête. Voilà, c’est dit, et encore merci pour votre attention.

5 commentaires

  1. Le sample de Siouxsie and the Banshees, n’est pas « Christine » !!! mama mia, vous êtes encore un bon journaliste comme on les aime. ha ha ha

    1. Mais vous avez raison cher Sirius. Il s’agirait plutôt de « Happy house » ? Même période mais enfin, ça n’excuse pas. Je perds la mémoire des noms. La vieillerie sans doute.

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