La scène rock française, lecteur mon ami, c’est à peu de chose près Star Wars version miniature. D’un côté, une armée de clones définitivement tombés dans le Côté Obscur qui a envahi à peu près tout l’espace (scénique) et de l’autre, une poignée de résistants habités par la Force (musicale) maniant le riff artistique comme d’autres le sabre-laser et qui pourraient bien représenter le nouvel espoir pour les futurs padawans du rock’n’roll. Enfin au centre, l’Ordre de Gonzaï, une caste de chroniqueurs censés ramener l’équilibre dans la galaxie du rock. Récit d’un nouvel épisode à l’International, lors de la soirée organisée par White Veranda Association, nouvelle base de l’Alliance du rock.
Du Côté Obscur à la Force, de l’ombre à la lumière ; en une phrase et en deux sets : de Jericho Revolt à The Crow & The Deadly Nightshade…
Il est 20 heures ce vendredi 19 décembre et seul devant ma pinte, je scrute une nouvelle fois la clientèle de l’International. Une tablée d’abrutis bruyants derrière moi, deux ou trois solitaires au comptoir, quelques barmaids en face… Aucun musicien.
C’est normal, je suis en avance. Personne n’a été fichu de me donner l’heure exacte des concerts et ça m’énerve. En plus, je suis malade. En plus, c’est Noël. Je hais l’époque de Noël et ses conventions obligatoires qui phagocytent mon temps, pulvérisent ma ligne svelte (j’avale en un repas familial l’équivalent d’une année de calories) et me font dépenser une fortune en cadeaux qui ne plaisent jamais mais me valent toujours une traditionnelle convocation chez mon banquier en janvier. Et voilà qu’après avoir bravé le froid, la maladie, la distance et le maniement infernal d’un camescope japonais pour assister à deux concerts, je découvre qu’il n’y a personne.
Misère.
Agacé et me demandant bien quelle autre surprise empoisonnée va encore me réserver le gros joufflu rouge alcoolique et pédophile, je décide de reprendre une bière. Tel est mon destin.
Une heure plus tard, il n’y a toujours personne, mais j’en suis déjà à cinq cigarettes et quatre pintes. Seul mon entraînement intensif dans ce domaine me permet de combattre les effets dangereux de cette boisson. Obi-Wan Bukowski m’a bien formé.
A 22 heures, l’œil vigilant (mais un peu cotonneux) du Gonzaiman-Jedi que je suis remarque une agitation. Je sens un trouble dans l’hyper-espace du sous-sol. Les concerts vont commencer. Je décide d’entrer à mon tour dans la bataille car je sens que la Force (ou l’alcool peut-être, c’est possible) est avec moi : je suis un peu moins malade.
En bas, une quarantaine de personnes et JERICHO REVOLT, un combo normand de quatre jeunes musiciens qui défendent une orientation rock psyche, tendance The Doors ou Led Zeppelin. Parfait. J’adore ça. May the Fonzie be with you, les gars. Puisse la scène française enfin relever la tête (et moi ma pinte car j’ai soif).
Il ne faut que quelques secondes à Jericho Revolt pour abattre définitivement mes illusions. C’est franchement mauvais. Lignes de basse trop linéaires, guitare catastrophique (mais qu’est ce que c’est que ce son ?) et un batteur qui a décidé une fois pour toutes de jouer sur un seul et même niveau sonore – dix fois trop élevé – et tout en contretemps, particulièrement au Charley. J’ai dû faire un pas en arrière dès les premières mesures dans un geste de pure protection auditive.
Derrière la ligne de front, je regarde le groupe massacrer le reste du set avec une conviction qui force presque le respect. Pas d’harmonie musicale, pas d’originalité, pas de créativité, pas de prise de risque, aucune atmosphère. Par contre l’influence Doors, on l’a. Pas dans la qualité musicale (non, malheureusement), mais dans l’attitude et les inflexions du chanteur ou tout, mais alors absolument tout, est plagié/copié/copiecarboné sur Jim Morrison, le Jango Fett universel de tous les types de moins de vingt ans qui débutent sur une scène. Bref, encore des clones. Décidément, ils sont partout. Puissant est le Côté Obscur de la scène française et sans âme Jericho Revolt, le band au nom prédestiné[1]. Va falloir faire du tri dans l’Alliance…
Dépité, j’assiste à la fin du set incrusté au comptoir du bar où, catastrophe suprême, j’aperçois à quelques pas de ma pinte le visqueux Hurdy-Gurdy (Jabba the Hutt) tentant sournoisement de placer entre les mains du programmateur de l’International sa démo personnelle, véritable Etoile de la Mort Musicale, tant la puissance létale de cette abomination peut annihiler définitivement toute velléité au public de revenir un jour sur le lieu où s’est produit le monstre. Pire, il s’approche de mon espace vital. Devant l’horreur imminente qui se profile, je réagis d’instinct et camoufle à la hâte tout ce qui serait susceptible de lui faire comprendre que je suis rock critic : camescope, bloc-notes, bière, stylo… L’hypocrite serait capable de venir se vendre. Et c’est au moment où je pense que ma soirée va toucher le fond du désespoir que renaît l’espérance.
Sur l’estrade vient d’apparaître THE CROW & THE DEADLY NIGHTSHADE. Tel le chroniqueur Jedi surentraîné que je suis, je m’empare d’un geste discret mais non dépourvu d’élégance de mon redoutable camescope – nouveau sabre-laser dont je ne maîtrise qu’imparfaitement, il faut bien l’avouer, toutes les potentialités. Achever ma formation, Maître Scorsese devra – et m’approche de la scène de cette démarche souple à la Jar Jar Binks qui a bâti ma légende parisienne.
J’ai bien fait, car de l’amorce du set ( The Power of 16 horses ) jusqu’au final (Go back), c’est une démonstration éclatante du pouvoir de la Force (musicale) à laquelle je vais assister. J’étais venu pour capter un ou deux morceaux, je suis reparti avec le concert entier enregistré. Entre-temps, le public a plus que triplé.
Alors que dire de ce combo parisien sinon qu’il est l’un des rares actuellement, voire le seul, à être capable d’extirper la scène rock française du désastre sonore dans lequel elle s’embourbe joyeusement depuis deux bonnes décennies. Artistiquement inspirés et authentiques en Live, quand les Crows déploient leurs ailes ils font la différence avec les autres bands. Pourquoi ?
1) Jack (guitare, chant, lyrics), Syd (basse, guitare, banjo) et Yann (batterie) sont fondamentalement brillants techniquement. On n’y peut rien, c’est comme ça. J’explique. La musique est, grosso modo, composée de sept notes principales (do, ré, mi…), les mêmes depuis des siècles. Avec une guitare, on peut bémoliser un peu par ici, diéser par là, rajouter quelques 7ème, 9ème, 11ème pour faire son intéressant, voire deux-trois bends et une poignée de hammers s’il y a des filles dans le public, mais dans l’ensemble ça ne paraît pas très compliqué et n’importe qui pourrait y arriver. D’ailleurs, j’ai essayé. A 17 ans, âge de mes premières pulsions sexuelles, j’ai gratté quelques accords sur une folk histoire d’épater les gonzesses. Prudent, j’ai d’abord testé mon somptueux doigté devant un parterre d’amis sûrs et fidèles. Un grand moment… Depuis, j’ai perdu mes amis et les rares filles présentes lors de ce mémorable instant d’art conceptuel resteront à jamais dans le domaine du fantasme inassouvi. Pugnace, j’ai alors tenté une reconversion courageuse dans le chant. C’était mieux. Enfin, différent. Au bout de quelques répétitions laborieuses, je me suis jeté à corps perdu dans mon premier Live. Qui fut aussi le dernier. Alors maintenant, je chronique.
Conclusion : quand on a rien à faire dans la musique, il faut savoir se retirer et expulser les parasites qui la contaminent afin de laisser la place à ceux qui ont du talent. The Crow & The Deadly Nightshade par exemple.
2) Les Crows ne font pas de compromis. S’ils jugent qu’un morceau se doit d’être long pour pénétrer les esprits, ils le font. Leurs compositions durent en moyenne sept minutes avec des pointes au-delà de dix quand ils en ressentent le besoin (Alienation, The life of Moses Roper…). Les Crows étant plutôt affiliés à la mouvance Rock Psyche tendance West Coast (je reviendrai sur ce « plutôt »), pas de parallèle donc avec les longueurs rock-prog des Floyd. L’étendue des morceaux chez les Crows est un parti pris artistique clairement revendiqué car ils estiment que rentrer dans une atmosphère nécessite du temps. Parti pris et sacrée prise de risque qui peut leur fermer la porte des médias-radios et des labels, nouvelle Fédération du Commerce qui contrôlent plus de 80% du marché avec des produits formatés de moins de quatre minutes. Certes.
Reste que cette audace, nous, on l’apprécie.
Pas de compromis non plus sur leurs influences. Rock Psyche essentiellement (Great Lizard[2], Alienation, Go Back, Red Moon…), mais pas seulement. Du Negro-Spiritual aussi (Stackolee), du Blues (The Life of Moses Roper[3]), de la Country-Bluegrass (The Power of 16 Horses[4])… Les Crows jouent ce qu’ils aiment sans s’enfermer dans des étiquettes musicales préétablies (complexe français par excellence) et de ce fait, deviennent inclassables, sauf que…
3) Les Crows ont inventé un nouveau courant musical. Le “Psychotic Blues & Twisted Country“. Leur grande force. Enfin, un groupe de l’Hexagone qui pense par lui-même et qui a l’audace de s’affranchir des conventions. Car il y a un son Crow, indéniablement. Loin de répéter platement leurs influences (qu’ils assument cependant), les Crows se les réapproprient, les décortiquent, les étudient, les tordent dans tous les sens et, apanage des types doués, ont réussi à créer quelque chose de nouveau, un truc absolument indéfinissable (ce qu’ils appellent le fameux « Psychotic blues & Twisted Country ») mais qui a un ton, un son qui leur appartient et leur est propre. D’où :
4) Les Crows dégagent sur scène une atmosphère particulière. Résultante des trois premiers points, quand les Crows sont sur scène, ils vous emmènent quelque part dans leur univers et il n’est plus possible de descendre en marche. Et ça, c’est primordial quand on est sur scène car le Live, c’est du vivant. C’est la rencontre toujours aléatoire, souvent dangereuse, parfois cathartique, mais unique, entre des bonhommes qui se sont escrimés des mois durant en studio et d’autres du public – présents par désir ou par hasard – avec leurs vies, leurs problèmes, leurs marécages sentimentaux, leurs histoires.
The Crow & The deadly Nightshade, c’est tout ça…
Confortablement adossé à un poteau (Jar Jar Binks tendance James Dean) et définitivement emporté par le Côté Crow du rock, je repense avec nostalgie à cette injonction de mon Maître Gonzaï, Bester-Yoda : « De la scène, les parasites tu expulseras, jeune Nash Rockwalker, et l’équilibre dans l’espace musical tu amèneras».
Oui, Maître. Tu as raison. Et plutôt deux fois qu’une même, car avec The Crow & The Deadly Nightshade, il y a peut-être un nouvel espoir pour le rock français. May the Force be with them…
Sinon, le côté Jar Jar Binks c’est à revoir. Chez Jack, pour le débriefing du concert (être au plus près du scoop est le propre du gonzaïman consciencieux), j’ai détruit une chaise et deux mille CD…
[1] « Maudit soit devant l’Eternel l’homme qui se lèvera pour rebâtir cette ville de Jéricho ! » Josué, 6, 26.
[2] Un extrait (mal filmé) visible sur Youtube en tapant The great lizard.
[3] Visible sur mon myspace : http://www.myspace.com/egonnash
[4] Visible sur Youtube en tapant The power of 16H