Si j’ai fait le choix d’écrire sur la pop culture, c’est parce que j’aime les disques des groupes Anthrax ou A-Ha, mais aussi, comme beaucoup de mes confrères, j’ai été influencé par des rock critiques et des revues. Ce sont des personnes comme Simon Reynolds, Philippe Manoeuvre, Jon Savage, Joan Didion, Eric Dahan, Philippe Garnier, Chuck Klosterman, Benoit Sabatier ou Gay Talese. Et des revues comme Technikart – aucun rapport avec la revue qui porte le même nom actuellement -, Coda, Dazed & Confused et puis : The Face magazine.
Du premier numéro sorti en 1980, et jusqu’à sa fin en 2004, cette revue a toujours été à l’avant-garde de la pop culture tout en touchant un public mainstream. Même si j’ai connu The Face sur le tard, début 2000, je me souviens surtout que j’allais l’acheter dans les kiosques des gares SNCF ou dans la seule librairie internationale de ma ville. Ajoutez à cela un prix assez onéreux (dans les 12 euros avec le prix d’import, dans mes souvenirs), c’était un véritable périple pour se procurer le saint graal aux couvertures magnifiques. Aujourd’hui, les anciens numéros de The Face se revendent à prix d’or sur Ebay.
Créé par Nick Logan en 1980 (l’homme était aussi derrière les revues NME, Smash Hits et Arena) The Face a eu un impact esthétique énorme avec un type comme Neville Brody comme directeur artistique; un homme qui a beaucoup expérimenté les typographies et la mise en page. L’influence de The Face est énorme, même chez nous en France : Jean Francois Bizot a débauché Neville Brody pour Actuel, et le magazine Technikart de la grande époque n’a jamais caché l’influence de la revue anglaise, allant même jusqu’à reprendre son logo lettres blanches sur bandeau rouge. J’étais trop jeune pour connaître le journal de la grande époque (années 90) et le curator-journaliste anglais Paul Gorman vient réparer cette injustice : il sort le tout premier livre qui raconte l’histoire du magazine chez la prestigieuse maison d’édition Thames & Hudson. Un travail de titan qui lui a pris cinq années pour un objet de plus de 352 pages. Il reprend l’histoire depuis le début, prend aussi du recul afin de restituer le contexte de l’époque. Enfin, il raconte avec rigueur pourquoi ce magazine est aussi important et comment il est devenu culte.
Paul, comment en êtes-vous arrivé à entreprendre un livre sur The Face ?
J’ai pris conscience, vers 2010, que The Face – qui a été la revue anglaise la plus importante durant les années 80 et 90 – était en voie de tomber dans l’oubli et risquait d’être récupérée : Les clichés de session des pages mode ou les portraits d’artistes issues du magazine faisaient couramment leur apparition et étaient référencés de façon très mignonne sur Instagram, Tumblr, Pinterest, mais sans aucune compréhension apparente du contexte dans lequel le magazine les avait produites ou bien encore son influence sur la publicité contemporaine, le design, la mode, le graphisme ou les médias. J’ai alors persuadé le fondateur et propriétaire original – Nick Logan – de donner sa bénédiction au projet mais aussi d’ouvrir ses archives. Les choses ont commencé à partir de là.
Vous avez mis combien de temps à l’écrire ? Quels sont les difficultés que vous avez rencontrées ?
Cela m’a pris cinq ans, ce qui me parait nécessaire : après tout, je retraçais quand même la période entre 1980 et 1999 durant laquelle 230 numéros ont été publiés, ce qui correspond à des milliers d’articles et d’images et plus de 15000 contributions de centaines de collaborateurs différents. Ce n’est pas rien. Pour mener ma tâche avec soin, je devais être méthodique et prendre mon temps. La chose importante était d’être sûr d’avoir les clés pour comprendre et de replacer dans un contexte donné. Je ne voulais pas me restreindre à certains aspects de The Face et c’est pour cela que j’ai adopté une véritable approche critique. Tu sais, je déteste tout le côté « célébration » ou hommage vide, typique de notre époque, en particulier dans l’environnement de la mode et du design où l’attitude vis-à-vis de ce genre de projet peut être traité avec trop de légèreté. The Face était un magazine très sérieux et important et mon livre se devait d’en être le reflet.
Quel était ta relation avec The Face et comment est-il rentré dans ta vie ?
J’ai commencé à en entendre parler dès le tout premier numéro le 1er mai 1980, d’abord par un ami, puis je suis devenu un lecteur régulier. Pour des raisons personnelles je ne l’ai pas acheté jusqu’au numéro 3 en juillet 1980 – soit cinq semaines après le premier numéro un. Il est important de souligner que j’avais déjà à l’époque une activité de journaliste, je pigeais à droite à gauche dès 1978, du coup je savais très bien comment étaient conçus et comment fonctionnaient les magazines en général. Ce qui fait que, de mon point de vue, j’ai tout de suite reconnu les qualités de The Face.
« C’est seulement dans les dernières années des 90’s, quand beaucoup d’autres magazines sont apparus sur le marché et ont grignotés du lectorat, que The Face a perdu un peu de son élan. »
Paul, désolé on est français : peux-tu nous expliquer pourquoi c’était si important chez toi ?
En Angleterre, mais aussi plus largement en Occident, The Face a introduit la notion de média qui parle de la culture jeune dans son ensemble – ce qui jusque-là a toujours été traité de façon éphémère et ponctuelle voire comme une curiosité. Le magazine a traité les différents courants comme quelque chose de sophistiqué, et cela avec un ton et un traitement pas du tout condescendant. Par exemple, Nick Logan a insisté dès le départ pour que le magazine soit imprimé sur du papier de qualité avec un soin apporté à la reproduction des photos. Les journalistes qui y officiaient avaient un très gros niveau, très fouillé et le design du magazine – avec à sa tête Neville Brody, directeur artistique – a fait considérablement bouger les lignes en terme d’avant-garde esthétique.
Il y a aussi le fait que les sujets traités n’étaient pas juste en relation avec la musique ou la mode, mais balayaient tout un pan de la culture comme le sport, le design d’intérieur ou d’architecture et surtout le traitement politique et social et leurs impacts sur la jeunesse. Cette approche a plus tard été copiée par pléthore de magazines dit « lifestyle » et des publications de niches ont ensuite vu le jour. Les méthodes de The Face ont été adoptées par les médias mainstream comme les suppléments week-end des journaux mais aussi la pub, les films ou la télé. A titre d’exemple, le lancement de la chaine « alternative » de Channel 4 en Angleterre en 1982 était basée sur The Face : les producteurs exécutifs ont demandé conseils à Logan.
Avec le recul, quand tu as plongé la tête dans toutes les archives, qu’est-ce qui t’as le plus impressionné ?
C’est que le magazine surfait constamment sur l’air du temps avec justesse. Pas seulement pour parler des différents mouvements de la culture jeune mais surtout en les propulsant. Que cela soit la scène New Romantic du début des années 80 ou la naissance de la culture club en passant par le Rare Groove, l’Acid House, les raves, la jungle ou la Brit Pop. C’est seulement dans les dernières années des 90’s, quand beaucoup d’autres magazines sont apparus sur le marché et ont grignotés du lectorat, que The Face a perdu un peu de son élan.
Sur le plan esthétique, The Face a eu un énorme impact. Cela était aussi dû au rôle de Neville Brody.
Oui, parce qu’il était aussi jeune que les lecteurs, il a réussi à perturber le domaine du graphisme à travers des inventions techniques et des idées novatrices en bafouant les règles dans ce domaine. Il était dans la ligne direct de Logan qui était d’innover mais aussi de nourrir les lecteurs avec des visuels excitants. En se servant d’un mouvement d’avant-garde comme le constructivisme afin de le refondre et l’adapter à un posture visuelle contemporaine, Brody a créé le langage du design post-moderne – dur et précis à la fois – ce qui se prêtait à merveille avec l’esthétique des années 80.
Quelle est ta période favorite du magazine ?
Je dirais 1989-1993. La période que la rédactrice Sheryl Garratt a été décrite comme “la revanche des banlieues”. C’était le moment où la fierté de la province, mêlée à un certain réalisme est apparue. Je pense notamment à Kate Moss photographiée par Corinne Day ou l’anti-américanisme avec des figures comme Suede ou Blur. Cela a amené l’élite urbaine de l’autre côté du cordon de velours de Soho, et a capturé et favorisé un esprit positif et égalitaire en incluant des mouvements comme la Britpop ou le Britart. Les directeurs artistiques, Phil Bicker et Boris Bencic, ont produit des designs et des graphismes qui ont épousé à merveille le travail effectué par Brody.
Quelle est ta couverture favorite ?
Le numéro “Love Sees No Colour” de mai 1992 : un portrait de Boy George en tenue indienne et tenant deux enfants, le tout signé Thomas Krygier. Cette couverture résume à merveille le message de tolérance et de diversité de l’édition, et j’ai envie de dire que c’est aussi un des meilleurs coups de Logan. Le numéro se concentre sur la montée de la droite en Europe : The Face, comme son lectorat, a toujours été pro-Europe : cette histoire de Brexit serait vue comme un anathème aujourd’hui.
Qu’est ce qui a causé la fin du magazine, vers 2004 ?
Nick Logan a vendu le magazine à la grosse maison d’édition Emap en 1999. En perdant son statut d’indépendant – qui était un élément clé de son succès – il devenu par la suite un magazine comme un autre. L’ère de la digitalisation et internet ont eu raison du nombre de ventes, ainsi que la compétition féroce des autres revues.
Qu’a apporté The Face à la contre-culture ?
Sur les dix-sept années sur dix-neuf du règne de Nick Logan que couvre mon livre – en gros de mai 1980 à Juillet 1999 – on s’aperçoit que c’est en majorité des gouvernements conservateurs qui se sont succédés à la tête du pouvoir, notamment avec la ligne dure de Margaret Thatcher. Ce qui a causé de grandes divisions idéologiques sur le plan racial, une séparation des classes mais aussi un rapport injuste sur le plan économique. Mais durant toutes ces années, The Face a proposé et donné à voir une autre façon de penser et de vivre, de par l’acception des minorités pour prendre un exemple. D’une certaine façon, c’était contre-culturel.
The story of The Face : The magazine that changed culture par Paul Gorman (en anglais, évidemment.). 352 pages, 440 illustrations.
https://thamesandhudson.com/
Plus d’info sur Paul Gorman, un mec bien : http://www.paulgormanis.com/
2 commentaires
NO I-D what the fuck is