Demander à un artiste de se définir en 8 morceaux et de tapoter dans la foulée une représentation de soi sur un clavier à touches sans vie est un exercice de style pour le moins difficile. Pour ne pas dire une mission impossible.
Aujourd’hui La Féline, un trio post folk super postmoderne (sans barbe à truc collées sous le menton ni chemises à carreaux cachées sous le manteau) composé de deux cœurs gros comme ça, d’une guitare électrique sans fil et d’une Agnès Gayraud, chanteuse, songwritrice, très jolie dedans. Amour, gloire et beauté, Pop’n’Roll et mélodies qui en disent long mais pas trop non plus au programme de ce nouveau Self-portrait. Cent mètres de haut, son super nouveau maxi, est disponible bien au dessus du lot et c’est vraiment super.
« Je suis une fille brune, plutôt grande, un peu gauche. J’aime l’esprit et les gens difficiles. Les corps aussi et les blagues maladroites. J’ai fondé la Féline, il y a deux ans, avec Stéphane et Xavier : je veille sur eux comme une mère labrador. J’ai le caractère fusionnel.
Je n’ai pas de rage contre mon siècle, je n’aurais pas voulu naître plus tôt ou plus tard. Je fais avec ce qu’il y a. Mais je crois dans les œuvres qui restent, dans la rédemption finale de vieux albums miraculeux composés par des types oubliés, morts dans la lose. Je crois que ce qui est beau l’emporte, à la fin. J’ai le caractère esthétique. Alors je fais des chansons et quelques images. Seule ou à trois, avec ambition et conviction. Je regarde sans trop pleurer la faillite de l’industrie culturelle, je me demande ce qu’on va devenir. En attendant, je me livre naïvement à la joie des sons. On dit que nous sommes saturés de musique aujourd’hui : ça ne m’a pas encore écœurée. Incroyable l’effet qu’une simple chanson peut avoir sur moi… »
La Playlist de La Feline
1. Prefab Sprout – » The Guest who stayed for ever » (Steve McQueen, B-Side, 1985)
Un groupe qui nous inspire énormément en ce moment, surtout le premier album (Spoon) et les faces B du deuxième (Steve McQueen). Outre sa composition redoutable de finesse et d’efficacité, le texte de ce morceau est vraiment intrigant : cette histoire d’invité qui ne partait jamais… On ne parle pas d’un sentiment, ni même vraiment d’une personne, mais d’une situation, ambiguë, suggestive. Il y a des milliers de textes à écrire sur des « situations », ce morceau donne envie de composer.
2. Harpers Bizarre – “Witchi Taï To” (Harpers Bizarre 4, 1969)
C’est la reprise d’un chant indien popularisé en Amérique par Jim Pepper au début des années soixante. La version de Harpers Bizarre est la plus pop, la plus psyché que je connaisse. Ça raconte un truc du genre « l’esprit de l’eau autour de ma tête me rend heureux d’être vivant ». C’est très simple. Un peu régressif, répétitif. Je chéris ce genre de sensation. Je recherche ça parfois dans les morceaux de La Féline. Une sorte de transe. Je vois bien Stéphane et Xavier chanter ce petit texte dont la langue nous est inconnue, avec leurs voix claires, comme une berceuse qu’on se chanterait à nous-mêmes.
3. Fever Ray. “If I had a Heart” (Fever Ray, 2009)
Ce morceau – le premier de ce magnifique album – est d’une grande audace, d’une grande profondeur, avec ces paroles et cette voix inhumaine. Ce qu’elle dit en devient incroyablement touchant : « si j’avais un cœur, je pourrais t’aimer »… On a l’impression parfois que dans un certain domaine pop folk tout un tas de registres sont interdits. Une fille qui chante doit toujours être sexy, fragile, pas inquiétante, pas brisée, pas trop aiguë, pas trop grave. La conséquence de ces normes, c’est que beaucoup de voix se ressemblent, alors qu’il y a tellement de régimes d’expressivité, d’émotion à disposition dans la voix humaine.
4. Magnetic Fields – “When the open road is closing in” (The Charm of the Highway strip, 1994)
Je trouve la mélodie imparable. Mélancolique, rassurante et étrange à la fois. Ce titre est extrait d’un album sur le « charme de la bande d’autoroute » : c’est exactement le genre de sensation qu’on a en conduisant la nuit, où à l’arrière d’une voiture. Une attente, une destination, des lignes, quelque chose de très graphique, et ce mouvement, le moteur qui vrombit sous toi, comme la voix de Stephen Merritt qui a quelque chose de paternel, paternel indé, c’est assez troublant.
5. LCD Soundsystem – “Someone Great”, (Sound of Silver 2007)
Un morceau très dansant et qui en même temps parle de la disparition d’un être cher. Je suis émue par ce genre de tension. C’est très artistique, le beau, l’exultation, le corps l’emportent, même sur la souffrance. Quand on est attentif à la production, c’est le paradigme du morceau hyper bien produit, efficace, rentre-dedans : il y en a beaucoup aujourd’hui, c’est une recette. Mais la mélodie est puissante, elle va vers le haut non pas seulement dans les notes, mais dans l’intention. Surtout, elle reste subtile, elle continue de parler à ta tête quand tout le reste parle à ton corps. C’est charnel et spirituel, léger et profond à la fois. Le Graal en somme.
6. Ron Grainer, Delia Derbyshire,“Doctor Who”, (Soundtrack de la série anglaise Doctor Who, 1963).
Je vois bien Xavier jouer en boucle cette basse obstinée, avec un air très concentré. Le thème est totalement addictif. On entend là quelque chose d’épique et de souriant à la fois. De futuriste et de familier. L’histoire du morceau est à l’image de ça : c’est le premier morceau entièrement « numérisé » (par Delia Derbyshire), tout est basé sur le découpage de séquences répétées. C’est la préhistoire de nos séquenceurs…
7. Hermine – “Veiled Women” (The World on my plates, 1981)
D’abord la pochette de cet album est géniale. Typiquement la classe à la française. Hermine menue, élégamment vêtue, essuie d’une main gantée de noir des vinyles sortis d’un lave-vaisselle dans une cuisine rétro-moderne. Le tout en noir et blanc. Le chant évoque une Nico française, j’aime beaucoup cette élégance un peu dégingandée, cet accent français à couper au couteau, et puis ces paroles assez évocatoires : « Veiled women sans tabou…. »
8. Gal Costa – « Tuareg » (Gal, 1969)
Vous entendez la morgue joyeuse de ce morceau ? En un sens, ça représente bien la MPB (Música Popular Brasiliera) : ce n’est pas niais, bien au contraire – ils étaient très conscients, très politiques en fait, il n’y à qu’à lire l’autobiographie de Caetano Veloso pour s’en rendre compte – c’est une grande spontanéité reconquise sur de la contrainte, des codes, des règles imposées. Dans le chant de Gal Costa, dans cette évocation improbable d’un touareg, il y a une aspiration au tout autre, un désir d’exotisme, dont on se gausse en même temps et qu’on éprouve sincèrement. La musique t’arrache à ton miroir, à ta condition, juste en lançant sur une suite de notes excitantes « Ele é justiciero, Ele é mandigueiro, Ele é un tuareg ! »