Dans la longue série d'incongruités culturelles et géographiques, il y a la relation entre une petite ville normande et la musique rock et pop. Saint-Lô n'évoque pas la station balnéaire ou le site touristique pour un weekend idéal en famille, pourtant de la fin des années 90 jusqu'au années 2000, ce "petit Manchester" a pu se vanter d'être la « capitale française de la pop ». Une certaine atmosphère dont il reste, heureusement, quelques traces.

« Les débuts du rock à Saint-Lô remontent au début des années 80 avec le groupe de hard-rock WKRX qui sortira une poignée de 45 tours. Mais c’est au milieu des années 80 qu’une scène se développe avec l’arrivée de la new wave » se souvient Anthony Moisson, 38 ans, consultant en communication, qui a travaillé au sein du label Raout n’ Botl Records dans les années 2000. « C’est la lecture d’Actuel et d’interviews de groupes rennais d’alors (Marquis de Sade, Marc Seberg…) qui donnera envie à de jeunes musiciens de se lancer. Plusieurs groupes se forment autour de ce mouvement. Parmi eux, Septembre Noir et Bruges-la-Morte connaîtront un petit succès d’estime », ajoute-t-il. Ces deux groupes marqueront beaucoup d’esprits. Difficile aujourd’hui d’en retrouver des traces, mais on en trouve encore quelques-unes, rares.

Pour le saint-lois Gilles Perrotte, actuel adjoint chargé de la culture, WKRX est un élément fondateur : « Tout commence pour moi en suivant mon grand frère dans des concerts, ou seul au milieu et à la fin des années 70 avec un concert de WKRX en première partie d’un concert de François Béranger à la fête du Parti communiste organisé au lycée Pierre-et-Marie-Curie de Saint-Lô [un concert du PCF dans un lycée, oui, c’était les années 70, Ndlr]. Le chanteur de WKRX m’impressionne : ils reprennent Mistreated, tiré d’un live Made in Japan de Deep Purple. » Du coup, il deviendra musicien lui aussi, sous le nom La Référence. Le surnom lui colle encore à la peau.

François Lemarchand a fait partie aussi de la scène saint-loise. Il a travaillé à la médiathèque de la ville où les jeunes venaient fabriquer leur culture musicale en empruntant des disques. Et pour lui aussi, les souvenirs remontent au lycée Curie et aux fêtes coco. Les années 80 sont fondatrices : « Une petite scène se mettait alors en place avec l’arrivée dans nos campagnes des mouvements punk et new-wave, voire post-punk. Vers 1983, 1984, il existait une grande activité rock aussi à Carentan, j’y passais beaucoup de week-end à écouter les Robert-Le-Diable, Les Gaspards de la Nuit, les Victims of Insanity. A l’époque, j’étais vraiment dans le mouvement new-wave. » .

Les Remparts du Rock

Sans-titre-1En 1990, l’association de Yann Biville, Les Enfants de la Crise, crée le festival Les Remparts du Rock. Très vite, il s’agit de mêler groupes locaux et têtes d’affiche. La programmation indé, pop et rock est « incontestablement à l’origine de la scène musicale saint-loise », affirme François. Se succèdent jusqu’en 1995 les Dogs, Jad Wio, Miossec, The Fall, Sloy, The Little Rabbits (le groupe marquera longtemps les esprits, influençant nombre de jeunes pousses du rock Saint-Lois), ou encore The Divine Comedy.  François a participé à la création du festival : « On a fait venir les Troggs, Little Bob, Oui Oui, le groupe d’ Etienne Charry, les Rosemary’s Babies de Toulouse…. » Teaspoon est l’un de ces groupes qui a émergé à l’époque, justement suite à un tremplin du festival. Le groupe a connu quelques belles heures au niveau national, dépassant les frontières normandes. On les entendra sur France Inter chez Isabelle Dordain.

En 1992, un groupe saint lois, Empty Bottles participe à la deuxième édition de la Route du Rock. Fun fact : un des fondateurs du festival, Ludovic Renoult (et actuel leader du groupe néo-yéyé les Kitschenette’s) rejoindra Saint-Lô pour des raisons professionnelles et il participera activement au mouvement indé et pop qui a agité la ville pendant plusieurs années. Le succès d’Empty Bottles (dont l’ancien chanteur, Nicolas D’Aprigny, dirige maintenant la salle de concert le Normandy) et de Teaspoon permet aux gamins de Saint-Lô de rêver. « A part le skate, les occupations étaient rares dans les 90’s. Alors jouer dans un groupe permettait de passer le temps et surtout de s’amuser », se rappelle Anthony. On enfourche une guitare plutôt qu’un scooter.

On était fiers d’être de Saint-Lô contre les Caennais qui affichaient une certaine ringardise !

Le Normandy

Un autre festival voit le jour en 1993, le Rock’n’Roll Market, à la MJC de Saint-Lô. « Les groupes locaux se partageront l’affiche avec des artistes comme Catchers, Welcome to Julian, Lighthouse ou encore William Pears », note Anthony. Les Enfants de la Crise sont sollicités pour la programmation du Normandy, la salle de concert qui voit le jour en 1995. Construite dans un ancien haras épargné par les bombardements, la salle de cinéma est labellisée Salle de Musiques Actuelles [SMAC] en 2008. Dans les années 90, le lieu accueille les groupes locaux et leur permet de jouer dans des conditions pro. « On a fait jouer Katerine, tout jeunot, Un Département, Bruges-la-Morte, La Référence, DDAA… », explique François.

New-wave, punk, rock noisy, grunge, trip hop, britpop, shoeagze, slaker, acid rock, lo-fi, les influences viennent de partout. A Saint-Lô, pendant les années 90 et aux débuts des années 2000, on écoute de tout, tout le temps, on s’affronte sur les dancefloors et on passe son temps à découvrir les anciens et nouveaux groupes qui écrivent l’histoire du rock. Notre playlist idéale compte Marquis de Sade, Pavement, Sonic youth, My Bloody Valentine, Primal Scream, The Cure, Dominique A, The Stone Roses, Happy Mondays, Teenage Fan Club, The Divine Comedy, Buffalo Sprinfield, Beach Boys, Supergrass, Blur, Oasis, Pulp, Weezer, Radiohead, Little Rabbits, Philippe Katerine, Yann Tiersen, Miossec, Etienne Daho, Bertrand Burgalat et AS Dragon, Tahiti 80, The Soundound, Tuxedomoon, Joy Division, Marc Seberg. Entre autres. C’est une liste sans fin.

le normandy

Popoland

En 1995, Ouest-France recense près de 250 groupes et  musiciens. Du jamais vu au niveau régional. Saint-Lô se raconte une autre histoire que celle de la Seconde Guerre mondiale. « C’était une petite ville préfectorale assez plan-plan, se souvient François, il était normal pour la jeunesse saint-loise de désirer que ça bouge ». Il y a eu les fêtes communistes dans les années 80 au lycée Curie mais dans l’histoire pop saint-loise, le lieu marquant, c’est le lycée Le Verrier, qui sera surnommé « popoland ». Un immense bâtiment où émergent les rockers minots des années 90 et 2000.

Un  « haut lieu de la pop saint-loise », affirme Vincent Karaboul, actuel bassiste de The Fuck, ancien des Lanskies, qui a participé activement à cette histoire et à cet âge d’or, même s’il rejette l’expression. Il y avait au lycée un événement que personne ne voulait rater : la veillée, « sorte de bal de fin d’année », explique Anthony :  « Ces soirées offraient une excellente opportunité aux groupes de se produire devant une salle comble, elles connaissaient un énorme succès et créaient une émulation bénéfique pour la salle musicale saint-loise ». Vincent se souvient d’une identité « dandy, anglophile, on était farouchement fiers d’être de Saint-Lô contre les Caennais qui affichaient une certaine ringardise ».

Caen est la grande ville la plus proche et à cette époque ne possède plus de salle de concert digne de son nom. La salle Georges-Brassens a fermé en 1997. Il y a bien le Big Band Café mais c’est à Hérouville-Saint-Clair. Caen s’enlise, Saint-Lô explose. On s’ennuie à Caen, quand, à Saint-Lô, on monte des groupes de rock. Même si la réalité est un peu plus contrastée que dans le souvenir des saint-lois ici interrogés : la scène rock de Caen indépendante est plus versée dans le hardcore, l’émo, le screamo. On se souvient encore d’Amanda Woodward… Mais c’est une scène beaucoup plus confidentielle que celle de Saint-Lô qui entend conquérir la France. « Saint-Lô est une ville de fonctionnaires, arrivés en grande partie dans les années 60/70. Et ce sont leurs enfants qui arrivent comme une énorme vague dans les années 90, créant un véritable public et une flopée de groupes hyper intéressants donnant une image musicale très forte a la ville », souligne Gilles Perrotte. Vincent Karaboul s’est enthousiasmé pour les Mary, « une véritable bande dans le sens des années 50 du terme », une « jeunesse fougueuse, rassemblée et amoureuse de la musique (et aussi d’alcool).. », ajoute Gilles. Mary devient plus tard Da Brasilians puis aujourd’hui MmMmM.

Un Petit Manchester en France

En 1995, Écran Sonique prend le relais des Enfants de la Crise pour la gestion du Normandy. Écran Sonique va programmer une vingtaine de spectacles par an. Anthony Moisson se souvient de nombreux concerts : Metric, Yann Tiersen, Katerine, AS Dragon, Bertrand Burgalat, The Kooks, Scissor Sisters,  Sébastien Tellier, Jay Jay Johanson, Cassius, Les Rythmes Digitales, Au Revoir Simone, Gonzales, The Cribs, Herman Dune, Foals, Tahiti 80, Etienne Daho… Pas mal, comme affiches.

Ludovic Renoult arrive plus tard, en 1998. Il était déjà venu à Saint-Lô en 1995 avec son groupe… Journaliste, il écrit un long papier dans l’hebdomadaire la Manche Libre en 1999  intitulé Saint-Lô : l’oasis pop. Anthony s’en souvient très bien : « A l’époque, Teaspoon était sous le feu des projecteurs, grâce à la sortie de son second album sur une major. La consécration ! L’article listait alors une trentaine de groupes en activité, dans tous les styles et s’amusait à définir un archétype du jeune saint-lois et les lieux fréquentés. C’était tout un art de vivre ! Le Normandy, devenu culte pour toute une génération, a indéniablement participé au développement de la scène rock locale. ».

« Certains soirs, l’ambiance qui règne au bar vaut à elle seule l’achat du billet », précisait Ludovic Renoult dans son article.  « Le truc marrant, c’est que tout le monde était branché pop anglaise (Blur, Oasis, Radiohead, Happy Mondays) et pop indé (Pavement, Deus) », raconte aujourd’hui Ludovic .  Et il se souvient aussi des Saint-Lois qui partaient à Paris et et qui ont beaucoup joué sur la réputation de « petit Manchester » de Saint-Lô ». Et les groupes qui venaient hallucinaient parfois sur les looks anglais des Saint-Lois. « Ca a beaucoup compté,  on s’habillait avec les ventes de la Croix-Rouge, et puis des pulls Saint James, raconte Vincent. On avait des duffle coat et des gazelles ou des Clyde toutes pourries ».

veillee leverrier

Le public saint-lois et les baby rockers se réunissent aux veillées de Le Verrier, mais aussi lors d’événements fédérateurs comme le quizz musical de la rentrée au Normandy et la soirée Début de Siècle, en janvier, depuis l’an 2000. Les groupes locaux sont invités au Normandy à reprendre des morceaux rock des années 60 à 90. Toutes les générations s’ y retrouvent dans un joyeux bordel. Ludovic a chanté lors des soirées Début de Siècle, et cela reste un des ses meilleurs souvenirs (on se souvient par exemple du groupe éphémère Prince Albert ist Tot !), avec le concert de Burgalat et AS Dragon en mars 2001. De nos jours, des groupes nés de cette émulation, tournent encore,  comme les MmMmM, déjà cités, ou The Lanskies (dans lequel on retrouve Florian, qui a joué dans les Teaspoon). « J’ai le souvenir de m’être beaucoup amusé, c’était léger, les gens avaient plaisir à se retrouver , je trouve que cette attitude a perduré au Normandy, au travers des premiers Début de Siècle, par exemple et dans des lieux comme le regretté bar le Barouf », explique François. Et puis les « anciens » servent d’exemples : ils traînent avec les lycéens hyper lookés qui ont d’abord suivi leurs grandes sœurs et grands frères avant de débarquer dans les lieux de fête dans dans les années 2000. Claude, qui joue encore au sein des Kitschenette’s, a débuté en 2005 au sein du quatuor saint-lois Pink Fish.

Quand on tombe amoureux, on sait que l’on peut recroiser cette personne le lendemain DANS LE CENTRE VILLE ! 

Fin de règne

Saint-Lô n’est pas Saint-Lô la plouc. C’est la ville fun, rock et pop. Gilles Perrotte en a une certaine nostalgie : « Je me souviens surtout d’un nombre incroyable de jeunes se retrouvant pour faire la fête ensemble, d’une manière ou d’une autre, et cela n’existait pas avant et cela existe moins aujourd’hui… La taille de Saint-Lô, ville moyenne de 20 000 habitants, est sans doute la taille idéale pour que les gens se retrouvent, se connaissent et créent quelque chose collectivement, souvent sans le savoir d’ailleurs… Quand on tombe amoureux, on sait que l’on peut recroiser cette personne le lendemain DANS LE CENTRE VILLE ! » C’était peut-être une petite ville, et elle l’est restée, mais cette proximité a favorisé la création, les rencontres, des rapprochements fructueux entre musiciens. Ludovic Renoult se souvient de cette émulation.  « A partir de 2008-2009, il n’y a plus eu de relève, le miracle s’est arrêté ». L’overdose de rock prémâché venu d’outre-Manche mais également des États-Unis, la crise, l’émergence d’une scène à Caen, qui se remobilise autour de sa production musicale avec l’ouverture d’une nouvelle Smac, le Cargö, tout cela participe de la fin de l’ère pop saint-loise. En 2011, les Inrocks écrivent un article sur « le rock normand dans tous ses états », et c’est bien avec le souvenir de l’âge d’or saint-lois que l’article débute. Il en reste quoi aujourd’hui ?

Gilles Perrotte travaille avec l’ancien guitariste des Lanskies, Marc Brendel, sur un projet, après quelques années sans jouer. Il regrette l’absence de petits lieux de concert, de bars où les jeunes groupes pourraient jouer, comme l’Embargo, à son époque. Mais comme le rappelle Anthony, il y a encore les Rendez-vous Soniques tous les deux ans, organisés un peu partout dans la ville, le festival Les Hétéroclites de l’association Art Plume, et Un Soir dans la Manche, « qui organise des soirées originales et conviviales dans des lieux atypiques du département » explique Anthony. Le rock à Saint-Lô n’est pas définitivement mort. Le Normandy va fêter ses 20 ans cette année et continue à programmer une vingtaine de soirées chaque saison. Le rock a malheureusement une place de moins en moins importante dans la programmation et l’ambiance n’est plus ce qu’elle était à la grande époque.

Chaque concert de groupes locaux était un moment fort : le sentiment, un peu faux d’ailleurs, de faire partie d’une gigantesque bande un brin débile, alcoolique et fan de rock

Malgré tout, de nombreux groupes de rock saint-lois ou d’origine saint-loise sont encore en activité. Beaucoup de musiciens se sont éparpillés aux quatre coins de la France. « Certains vivent à Paris, d’autres à Rennes ou ailleurs. Mais la passion demeure chez ces générations imprégnées par la musique ». Gilles en est persuadé aussi, même si l’ambiance est plus au rap et au reggae ces derniers temps. Et que « le public « rock », si cela veut dire quelque chose, semble diminuer quelque peu sur la ville depuis quelque temps, note Gille. Mais ça sera « toujours mieux que  la soupe horrible qu’on nous inflige via les médias ici et là, cette daube immonde, qui a certes changé de visage au fil des décennies, mais qui a toujours existé depuis 40 ans ». Plein d’espoir, il croit en une nouvelle génération  qui va arriver et reprendre les choses en main. « C’est toujours la même histoire, cyclique et salvatrice. Je sais qu’il y a beaucoup de jeunes groupes qui répètent en ce moment, j’ai hâte de les voir sortir de leur cave ! ».

Le label Annoying Sccess-Label se présente comme un collectif bas-normand et défend encore les Pink Fish, The Fuck, Clockwork Of The Moon ou Born in Alaska. Et parmi les héritiers actuels, subsistent donc The Lanskies dont le chanteur Lewis Ewans débute une carrière solo, ou MmMmM évoqué plus haut. Vincent observe ça avec nostalgie : « Chaque concert de groupes locaux était un moment fort : le sentiment, un peu faux d’ailleurs, de faire partie d’une gigantesque bande un brin débile, alcoolique et fan de rock ». S’il faut boire des bières et écouter du rock pour voir renaître la scène saint-loise, on peut peut-être participer à l’effort collectif et venir filer un coup de main.

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