De prime abord, cela ressemble à une bonne blague : casser une période de mutisme assez prononcée avec un triple album nommé « ABCDEFGIJKLMNOPQRSTUVWXYZ », et ainsi provoquer un burn out chez les robots employés par Spotify pour la création des fiches d’albums. Au final, cette blague existe pour de vrai : le duo derrière Principles of Geometry est enfin de retour avec un abécédaire deleuzien composé de 26 titres essentiels pour mieux comprendre les racines de l’Intelligent Dance Music.

Vingt minutes, c’est le temps qu’il m’a fallu pour trouver un titre au papier que vous êtes en train de lire. Une éternité, un temps trop long surtout ; un peu comme le nom à rallonge de ce cinquième album que les fans de Principles of Geometry – ils existent – attendent depuis 8 ans – vous avez déjà eu l’info, c’est dans le titre. Il aurait fallu, pour bien faire, placer une caméra dans le studio du duo lillois, et ainsi vivre en direct ce moment où les deux imaginèrent qu’un nom d’album aussi long qu’un titre d’article – vous voyez le problème maintenant – serait une bonne idée.

On peut voir ce choix de deux manières, si ce n’est plus.

Hypothèse 1 : ayant dépassé depuis longtemps la date de péremption supposée pour un groupe dit « électronique », Principles of Geometry décide de plaquer la raison au sol et de lui faire une clef de bras. Puisque foutu pour foutu, le groupe signé chez Tigersushi n’atteindra jamais la notoriété de Justice, autant savonner la planche avec un concept-album où chaque titre permettrait de réviser l’alphabet en autant de briques fondatrices pour le langage du binôme.

Hypothèse 2 : ayant grandi avec internet, ses codes et ses dérives, les membres du groupe-vaisseau fondé en 2005 estiment que la communication a définitivement pris le pas sur l’information et que, l’invective ayant tué l’échange, la notion même de langage s’est suffisamment diluée pour qu’il soit temps d’y revenir afin de reposer de bonnes bases.

Hypothèse 3 : fusion des hypothèses 1 et 2 et besoin pour le groupe de se réinventer en revisitant les raisons mêmes de sa naissance sur 26 titres aux noms parfois cryptiques (Knowledge Hills, Oiralt, Qontinent Ag, We did it Joe).

On en arrive donc au cœur de cet article muni d’un titre relativement décevant, parce que même si internet est une grande page vierge sans encre, y placer « ABCDEFGIJKLMNOPQRSTUVWXYZ » est en soi une hérésie. Avec ce cinquième album, POG suit le même chemin, à sa façon : en refusant de jouer les codes de l’industrie (sortir un album tous les 3 ans, afficher sa gueule sur ses réseaux sociaux, trouver un nom d’album catchy pour les nouvelles audiences TikTok), il s’éloigne autant de l’instantanéité qu’il se rapproche de l’essentiel, à savoir une musique électronique devant beaucoup aux années 90, et qu’on résumera comme « les années WARP ».
Si cet album s’avère par moments impossible à finir, au regard de sa durée, il explore toutes les influences proustiennes du duo, d’Aphex Twin à Boards of Canada, soit deux grosses références qui en leur temps prophétisaient un futur digital et électronique à mi-chemin entre ambient et IDM ; et cette avance sur la concurrence fut si importante que les deux groupes précités ne parviennent plus, en 2022, à sonner moderne. C’est l’un des paradoxes temporels de la musique électronique, et c’est cette impression de nostalgie du futur qui prolongerait la douceur du passé dans un avenir encapsulé dans un écran que « ABCDEFGIJKLMNOPQRSTUVWXYZ » donne à entendre. Est-ce un album ou une longue ambiance ? Un salon, ou une salle d’attente ? Un renouveau, ou une épitaphe ? Il faut arriver au bout de l’album, et à son magistral Zeitgeist, balancé là comme une balise Argos pour les générations futures, pour le comprendre.

Fait notable, et qui conforte l’idée que l’hypothèse 1 n’est pas totalement déconnante, Principles of Geometry choisit sur cet album plein de lettres de se délester du fardeau qu’est le tube, l’envie d’un tube surtout, et avec elle, de cette pression à écrire pour séduire. Sur « ABCDEFGIJKLMNOPQRSTUVWXYZ », il y a surtout pas mal d’interstices pour permettre à l’auditeur de penser en même temps qu’il écoute, et c’est peut-être la définition même de ce qu’on appelait jadis l’Intelligent Dance Music.

Du mutisme à la mutation, mais sans mutinerie, Principles of Geometry opère donc une douce révolution sur lui-même avec un album qui, s’il ne convaincra pas des millions de personnes d’arrêter de swipper des extraits de 10 secondes de musique sur TikTok, permet au moins de reconnecter les plus vieux (celles et ceux ayant grandi à l’époque du changement de millénaire) et la génération Z (les nouveaux entrants d’un monde numérique désormais déconnecté). Et le langage, aussi instrumental soit-il sur cet album, permet de relier les pixels d’un monde moins bruyant, et plus apaisé.

Principles of Geometry // ABCDEFGIJKLMNOPQRSTUVWXYZ // Tigersushi
https://tigersushirecords.bandcamp.com/album/abcdefghijklmnopqrstuvwxyz

 

4 commentaires

    1. Si ça se trouve le Bester, il fait un copier/coller à chaque fois qu’il doit écrire le titre de l’album. Ce qui serait vraiment de la fumisterie.
      Ou si ça se trouve, il connait pas bien son alphabet.
      Allez Bester, répète après moi : a b c d e f g H i j k l m n o p q r s t u v w x y z

Répondre à ceasarussue le rusé Annuler la réponse

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