Deux décennies après avoir cristallisé la copulation man-machine sur un « Hot Bip » ressuscité par Minimal Wave, le musicien digital Philippe Laurent refait parler de lui en ressortant les claviers, le 10 février au Klub avec Neonbirds et Unison. Pour l’occasion, il nous offre un texte qui relate le souvenir de ces nuits à composer à la chaine, et le lien sentimental qui unit le musicien alternatif aux circuits imprimés, un peu comme l’ouvrier à sa chaine de montage.

Les diodes électroluminescentes clignotaient lentement dans l’obscurité. La nuit avait noyé le home-studio et le paysage derrière la fenêtre. L’éclairage de la pièce était éteint pour mieux contempler le spectacle intimiste des lumières rouges et vertes des leds, feux dormants du long travail qui s’annonçait. Seul le discret ronronnement de l’amplificateur aux lampes rougeoyantes rompait le silence, comme le souffle d’un animal endormi.

Pour que la tonalité soit stable il fallait attendre que les synthétiseurs et les séquenceurs chauffent. Cette attente initiatique était la première épreuve. J’avais l’impression de me réchauffer à la douce chaleur des instruments. L’énergie électrique des appareils me gagnait, et la fusion de mon esprit avec les machines commençait à s’effectuer. Il ne s’agissait pas d’une molle méditation mais, dans mon esprit, de la préparation à un affrontement tellurique.

Derrière la vitre, j’apercevais au lointain la silhouette géométrique de l’ancienne usine à gaz dessinée à contre-jour par le faible éclat des réverbères de la zone industrielle. Le moment était venu d’allumer l’éclairage du studio. Les câbles serpentaient à la surface des modulaires, et tous les appareils étaient connectés par de longs cordons torsadés à l’horloge de la boîte à rythmes, cœur métronomique de l’installation.

Les instruments de marques différentes, à priori incompatibles, étaient synchronisés grâce à un stratagème permis par le processeur de signal extérieur du MS20. L’architecture interne des engins électroniques avait des caprices et des exigences qu’il fallait satisfaire pour pouvoir ensuite les surmonter. Il était nécessaire d’entrer en communion avec les machines, d’opter pour une stratégie musicale transversale, différente, afin d’obtenir quelque chose de sensiblement nouveau. Il fallait mener une lutte contre les archétypes musicaux, un combat contre soi-même.
Les circuits imprimés des synthétiseurs contenaient l’héritage de siècles de recherche et de découvertes. Des prémonitions des alchimistes initiés aux derniers progrès scientifiques, tout cela se trouvait dans l’électronique de mes instruments. Les naïfs cherchaient Dieu dans la nature et les petites fleurs, moi je le voyais dans le cœur des machines. Je montais le volume de l’ampli pour ouvrir la cérémonie.

Programmer la hauteur des notes du séquenceur était l’opération la plus laborieuse. Chaque potentiomètre rotatif des canaux A et B du SQ10 pouvait parcourir une course de cinq octaves. Si l’on tournait le bouton de plastique noir un peu trop vite, on sautait un ton ou un demi-ton. Il fallait donc être patient et précis. Pour régler les tonalités du séquenceur j’utilisais un son simple et incolore sur le MS20, dont le clavier était bloqué sur une note par un plomb.
Une fois ces longs réglages effectués, j’appuyais sur le bouton « start » de la boîte à rythme et la séquence commençait enfin à tourner. L’instant était venu de créer les sonorités des synthétiseurs commandés par le SQ10, deux MS20 et un MS10.

C’était le moment où je commençais à choisir les formes d’onde des oscillateurs et où j’oubliais complètement le temps et l’heure pour plonger dans les textures sonores. J’affectionnais la forme carrée du VCO pour les sons rythmiques, alors que la sinusoïdale me semblait mieux s’adapter aux nappes éthérées qui allaient envelopper la construction. Pendant des heures je tournais les curseurs des filtres, des enveloppes et des LFO avec des gestes précis comme des caresses pour domestiquer les sons raides et indociles. Je branchais une des sorties TRIG OUT individuelles du SQ10 sur la seconde enveloppe du MS20 qui agissait sur le filtre, grâce à des connections externes sur la partie droite du panneau frontal. Cette opération apportait une variation sonore à intervalle régulier sur la séquence qui tournait, une sorte de phasing robotique accentuant l’aspect mécanique de la musique. Je connectais le pas numéro cinq du séquenceur sur le TRIG IN du MS10 pour déclencher un white noise qui se superposerait ensuite au snare drum.

La programmation du CSQ600 était plus simple. Ce second séquenceur déclenchait un son de basse discret que j’avais programmé sur le SH09, dont le filtre avait une sonorité plus souple et plus ronde. Sur la boîte à rythme TR606 je ne mettais en mémoire que quelques mesures, les variations seraient enregistrées plus tard. Je continuais ainsi à programmer tous les appareils sur la base de la séquence en la mineur du SQ10. L’esquisse de la structure rythmique du projet musical se mettait lentement en place.

Il faudrait plusieurs nuits pour que le morceau commence à prendre forme. Un dosage des volumes et une équalisation précise de chaque canal de l’archaïque table de mixage seraient nécessaires pour trouver un équilibre sonore. Une fois mixée, la rythmique serait enregistrée sur la première piste du magnétophone multipistes. L’horloge serait enregistrée sur la piste 4 pour pouvoir ensuite synchroniser de nouvelles séquences sur la piste 2.

L’enregistrement de la voix viendrait en dernier. Cette piste vocale serait filtrée et chargée d’effets pour la rendre moins naturelle, plus apte à s’intégrer aux sons électroniques. Elle ne serait pas mise en avant dans le mixage final. Ma voix serait juste un instrument parmi les autres, l’ego ne devait pas dominer la construction.
Le mixage des quatre pistes déjà pré-mixées serait l’étape ultime, une des plus cruciales. Au début des années quatre-vingt, je n’imaginais pas en travaillant sur ma musique qu’il faudrait attendre plusieurs décennies pour qu’elle trouve enfin des oreilles attentives. J’avais l’esprit ingénu d’un adolescent.

Derrière la fenêtre, le jour commençait à poindre et les bruits du quartier ouvrier qui s’éveillait sonnaient la fin de la cérémonie électronique nocturne. Le monde des ateliers, des usines, des travailleurs et de leurs machines était le mien, j’y avais grandi, et j’avais le sentiment que cet univers était présent dans ma musique urbaine.

Après avoir positionné son volume sur zéro j’éteignais l’amplificateur, puis, un à un, les merveilleux instruments électroniques dans un ordre précis. Les diodes s’étaient éteintes, les appareils allaient refroidir et s’endormir maintenant. J’en ranimerais les feux la nuit suivante, selon le rituel sacré du culte électronique.

Philippe Laurent, 2011

Philippe Laurent // Hot-Bip // LP vinyl & MP3 on Minimal Wave records
En concert au Klub le 10 février pour la soirée Distorsion avec Neonbirds, Unison et Thierry Théolier en lecture/performance.

http://minimalwave.com/releases/release/hot-bip

9 commentaires

  1. Désolé Sam mais je sais de source sûre (par le maître himself…) qu’il ne fera aucun live : ni le 9, ni le 10… Communique l’info aux organisateurs stp… Merci.

  2. Il faut effectivement rendre hommage aux pionniers de la musique électronique grâce auxquels les synthés actuels sont relativement simples d’utilisation;
    Que de chemin parcourus depuis les bidouillages de Raymond Scott,les studios audios de la BBC,les « armoires « électroniques » de Klaus Shulze.
    Pas de musique électronique moderne sans Brian Eno ou des groupes comme Devo.
    Beaucoup de musiciens et d’illustrateurs sonores ont été oubliés ou caricaturés comme Zappa ou Ennio Morricone..
    bon concert à ceux qui seront sur place!

  3. Merci beaucoup 🙂
    Vous pouvez aussi écouter :
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