(C) Nick Wiedner

Daptone a 20 ans et sort ces jours-ci un album live. Les deux boss du label se sont rendus disponibles pour répondre à nos questions. Et ils ont des conseils aussi bien pour mon fils de 15 ans que pour Clive Davis.

Rien qu’un clic sur un lien Zoom, et mon écran se divise en trois : je vois d’abord mon visage (je me recoiffe), mon salon, puis ceux de Neal Sugarman à Zurich, et enfin les palmiers de Los Angeles derrière le corps en mouvement de Gabe Roth. Les deux patrons de Daptone Records sont venus vendre l’album « The Daptone Super Soul Revue Live at the Apollo ». Ils sont de bonne humeur, s’amusent de mes questions, redeviennent grave quand il le faut. Je leur dis que toutes mes questions sont difficiles, Neal répond en riant qu’elles doivent toutes évoquer Amy Winehouse. En fait non, 0% d’Amy dans cette interview. Mais 0% de l’album non plus. Le sujet pour moi n’est pas la publication d’un album, ou les 20 ans d’un label. Le sujet c’est Gabe Roth et Neal Sugarman.

(C) Nick Wiedner

Gonzai : dans une étude récente, deux tiers des Français ont déclaré que la musique les a aidés à tenir le coup pendant la crise sanitaire. Quel genre de vaccin est la soul music ?

Neal : Johnson & Johnson, parce que tu n’as besoin que d’une seule dose.

Gonzai : Dans la même étude, la soul est classée 14ème genre écouté, par seulement 3% des Français.

Neal : Je sais, on les a tous rencontrés.

Gonzaï : 13% écoutent du disco. Quand est-ce que vous passez au disco ?

Gabe : Le plan c’est qu’on fasse suffisamment d’argent dans les 2 ans qui viennent, pour que tout le monde vienne à Los Angeles. Tout le monde va prendre de la coke, et on va se mettre au disco. Mais tu sais, le disco peut être considéré comme de la soul dans un sens.

Gonzaï : Daptone est un label de Soul qui fête ses 20 ans. La soul c’est en gros 5 ans dans l’histoire de la musique populaire américaine, situés dans la seconde moitié des années 60. Ce qui veux dire que l’histoire de Daptone couvre aujourd’hui 4 fois cette période. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

Neal : C’est quelque chose qui m’étonne moi-même. Mais prend le folk par exemple, chaque pays a une forme d’expression comme celle-là. Tu as des générations entières de gens qui se consacrent à cette musique. Il y a eu un jour de gloire pour la soul bien sûr, mais ça vaut aussi pour le blues, le gospel, qui ont inspiré la soul. L’héritage continue de vivre. Poser une chronologie sur n’importe quel genre de musique n’a pas de sens. J’ai joué beaucoup de jazz par exemple, je me suis concentré dans ma carrière sur la musique qui était là avant moi, c’est comme ça, ça m’a toujours semblé naturel.

Gabe : Je ne pense pas avoir une expertise sur cette question, je fais des disques, j’essaye de faire qu’ils sonnent bien. Daptone a fait de vraiment bons disques, c’est tout ce que je sais. Parler de culture, c’est plus ton boulot, je fais les disques, tu en parles. Tout ce que je sais c’est que si un disque est suffisamment bon pour nous, peut être qu’on aura la chance de trouver des gens dehors à qui ça va plaire. C’est sur ça qu’on se concentre, par sur ce que Daptone signifie dans l’univers.

« J’ai rencontré Steve Cropper, j’ai joué sur son album, mais la partie la plus cool, c’était de passer du temps avec lui ». (Neal Sugarman)

Gonzaï : Il y a encore quelques dinosaures à la surface de la terre. Par exemple Sam Moore, ou Steve Cropper. Est-ce que vous rêvez de travailler avec eux ou est-ce que la démarche de Daptone est différente ?

Neal : Un truc qui ne m’a jamais excité c’est d’être un label historique. Plein de gens font ça très bien. Tous ces artistes ont fait les plus grands disques, et ont eu une influence déterminante sur ce qu’on fait. J’ai rencontré Steve Cropper, j’ai joué sur son album, mais la partie la plus cool, c’était de passer du temps avec lui. Ce qui m’excite c’est les nouveaux groupes qu’on a aujourd’hui, c’est ça qui me fait envie, les jeunes comme Thee Sacred Souls et The Altons, un jeune homme nommé Jalen Ngonda ou le nouvel album d’Orchesta Akokan. Tous ces jeunes qui doivent faire leurs preuves, c’est plus excitant de travailler avec eux qu’avec des vieilles gloires.

Gonzaï : Je vous propose un jeu : je suis Clive Davis, on est quelque part dans les années 70 et on discute. Et je vous dis : « la chose la plus importante n’est pas de faire de la bonne musique. C’est de faire des hits ». Qu’est-ce que vous me répondez ?

Gabe : Va te faire foutre, tu peux valider mon ticket de parking ? En vrai, je l’ai rencontré, il passait de la pop à fond dans son bureau parce qu’il était sourd et on ne se comprenait pas. C’était tellement étrange. J’aurais préféré que tu me fasses rencontrer Ahmet Ertegün. Voilà quelqu’un dans le bureau duquel j’aurais aimé m’asseoir. Avec Clive Davis on vit dans des mondes complètement différents. Pour moi, il fait partie des gens qui ont contribué à la destruction de l’industrie de la musique.

Gonzaï : J’ai un fils de 15 ans, qui veux devenir ingénieur du son en studio. Quel conseil pouvez-vous donner à un jeune garçon qui veux travailler dans ce milieu ?

Gabe : Je lui dirais de faire attention à ne pas trop travailler gratuitement. Assure-toi d’être payé pour ce que tu fais, parce que ça a de la valeur. Les gens se font exploiter parce qu’on joue sur le rêve que ça peut représenter. Si tu as besoin d’un plombier, tu ne vas jamais lui dire, fais ça pour moi gratuitement.

Neal : Des types comme Tom Brenneck par exemple, il sait exactement ce qu’il veut. Il est concentré sur ce qu’il fait. Il ne se disperse pas. Il identifie le meilleur musicien pour chaque instrument. Pour moi, le plus important est de bien s’entourer.

Gabe : Et être concentré sur la musique, pas sur le matériel. Ce qui compte c’est le son, fais confiance à tes oreilles. Ne dépense pas trop dans le matériel.

Gonzaï : Gabe tu es en Californie, Neal en Suisse. On sait que Motown n’était plus la même quand Berry Gordy est parti à Los Angeles. Est-ce que votre prochain projet inclut la production de films pour Diana Ross ?

Gabe : C’est prévu dans 5 ans. Le virage disco dans 2 ans, dans 5 ans le cinéma, et dans 7 ans je me lance dans la viticulture.

(C) Jack Flynn

Gonzaï : Plus sérieusement. En France on a un label Soul appelé Q Sounds Recording. Ils sont situés en Seine Saint Denis, l’un des départements les plus pauvres de France, juste à côté de Paris, qui est le plus riche. Cette tension a inévitablement un impact sur la production de musique. Est-ce que pour vous Daptone est Daptone à cause de Brooklyn ?

Gabe : Daptone est Daptone à cause des gens. Beaucoup d’entre eux étaient à Brooklyn. Maintenant on est ailleurs, mais on est toujours Daptone. Brooklyn est très grand, il y a des millions de gens. La plupart d’entre eux n’ont rien à voir avec Daptone. Bien sûr certaines villes ont un son, Detroit, New Orleans, mais je ne suis pas sûr que Brooklyn ait un son. Daptone c’est le son d’une famille choisie. Il vient d’une façon de faire les choses, une philosophie.

Gonzaï : Quelle est votre définition de la soul music ?

Neal : La soul est la musique qui sort du cœur et qui te touches au cœur.

Gonzaï : Daptone a perdu (et nous avons tous perdus) Sharon Jones, Charles Bradley, Naomi Shelton. Comment vous faites pour continuer sans eux ?

Neal : C’est dur. On a démarré il y a 20 ans, avec ce son tellement organique. Toute cette énergie, ces rencontres, qui ont changé nos vies aussi. Tu changes, tu avances, tu essayes toujours de faire des bons disques, avec le bon son.

Sharon, Charles et Naomi backstage (C) Isaac-Sterling

Gabe : C’est très dur, ils me manquent. On était très proches des trois personnes que tu cites. On en a perdu d’autres, les dernières années ont été très difficiles pour nous. Ils étaient des frères et sœurs pour nous, pas juste des artistes avec qui on travaillait. Sharon en particulier, on était avec elle pendant si longtemps. C’est très dur à chaque fois que tu perds quelqu’un que tu aimes tu sais. A sa disparition, nous avons su qui elle était : des journalistes, des musiciens, venaient de partout. Elle était notre amie, et nous avons compris sa dimension d’artiste, parce que tous ces gens qui ne l’avaient jamais vue vivante, pleuraient de la voir morte. Mais je pense que d’une certaine façon on est privilégié. A chaque fois que tu perds un ami, ou un membre de la famille, tu n’as pas tout cet héritage qu’ils ont laissé derrière eux. Nous on a les disques, les concerts, les vidéos, « la lampe magique qui rallume les génies éteints, qui refait danser les danseuses mortes, et qui rend à notre tendresse le sourire des amis perdus ». J’aime l’idée qu’on puisse entendre encore aujourd’hui tous ces bons disques qu’on a pu enregistrer ensemble. Ils contribuent à quelque chose qui va durer tu vois, que mes enfants pourront écouter. La voix de Sharon, de Naomi, vont rester. Avoir pu faire ça, c’est quelque chose qui me rend fier.

The Daptone Super Soul Revue Live at the Apollo, disponible en écoute ci-dessous ou en vente sur https://daptonerecords.com/

6 commentaires

  1. Y’a pas The Mystery Lights sur leur compil, alors que c’est le meilleur groupe (de vraie musique) qu’ ils n’aient jamais signé . C’est balo ☹️

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages