Quand le fan club international de Voices from the Lake tiendra son prochain congrès annuel, je serai probablement le premier à me glisser dans la cabine téléphonique où se tiendra ce grand raout, car je suis probablement leur fan le plus hardcore. Curieusement, le sujet qui m’a le plus intéressé depuis que j’ai commencé à écrire en 2013 est le travail de Dozzy et Neel : leur musique oscille entre de l’ambient barré et une techno hypnotique et cérébrale gorgée de réverbe. Elle fait naître en moi des émotions complexes, ce qui me satisfait pleinement car je ne recherche pas grand chose de plus lorsque j’écoute de la musique. Il est difficile d’écouter leurs disques de manière passive, leurs créations s’infiltrant dans l’âme et faisant travailler à plein l’imagination.
S’ils étaient plus ambitieux et travaillaient leur image, ces deux artistes seraient des stars de la musique répétitive mondiale. Au lieux de ça, ils préfèrent composer de la musique en fumant des splifs. C’est leur choix et il est respectable.
J’aimerais beaucoup qu’un grave traumatisme me fasse perdre la mémoire et oublier tous les disques que j’aime. Je me réveillerais un matin sans connaître une seule chanson et je devrais alors redémarrer mes recherches musicales pour retrouver les sensations inouïes qui jalonnent un tel cheminement. J’aimerais réécouter notamment les disques des Beatles, Public Enemy, Scritti Politti et Miles Davis afin de découvrir l’émoi originel lié à leur découverte. J’imagine que des petits rigolos de mon entourage me bourreraient le mou pour me faire perdre du temps dans ma quête : « Tu adores la voix de Céline Dion et tu es son fan le plus dévot, à tel point que tu t’es réellement inquiété lorsque René Angelil a connu des problèmes de santé » ou « Brian Molko et Placebo t’ont aidé dans ta recherche d’une identité sexuelle, tu devrais réécouter leur discographie ainsi que tous leurs disques pirates. » Mais j’espèrerais pouvoir revivre ces moments uniques où l’on a l’impression de découvrir un trésor, et que toute la musique écoutée avant ce moment n’a finalement pas tant d’importance.
Je voudrais donc redécouvrir “Voices from the Lake”, seul album du groupe éponyme, paru en 2011 dont l’écoute m’a durablement marqué. Une longue épopée électronique et cérébrale empreinte de nostalgie. Je parlerais bien de dub techno mais j’aurais peur d’évoquer des images déplaisantes – des punks à chiens Aurillacois par exemple – qui vous détourneraient de ce chef-d’œuvre. Ecoutez ce disque et offrez-le autour de vous.
Rendez-vous est donné un soir avec Neel pour un apéro virtuel à travers nos écrans respectifs : grâce à Skype, on boit des bières en discutant de « Phobos », bande-son d’un voyage dans l’espace à la découverte d’un satellite de Mars. L’album est une réussite incontestable à ne pas mettre entre toutes les oreilles. Il faut aimer les climats bizarres et les atmosphères pensantes. Dans le cadre de ses recherches formelles sur l’ambient il y a une quarantaine d’années, Brian Eno avait enregistré une séquence de quelques minutes en bas de chez lui : les bruits de la rue et de son quotidien. Il s’était ensuite astreint à écouter cette bande en boucle, y consacrant toutes les journées qui suivirent son enregistrement. Plusieurs centaines d’écoutes plus tard, ce qui apparaissait comme un brouhaha chaotique devenait une suite logique de sons. Tel aboiement succédant à un crissement de freins prenait alors tout son sens : Eno s’imprégnait de cet enregistrement qui devenait dès lors cohérent au fil des écoutes. « Phobos » me laisse la même impression : ce qui apparaît anarchique de prime abord s’avère harmonieux quelques semaines après la découverte initiale.
Il est très difficile de trouver des informations sur toi et Voices from the Lake.
Oui, ce n’est pas un choix délibéré de notre part, disons que nous ne pensons pas du tout à cela. Je n’ai pas de problème à donner des interviews, mais je n’y pense pas, la musique reste une priorité.
Commençons par le début. Comment avez-vous commencé ?
Vers douze ans et jusque dix-huit ans, j’ai commencé le DJing, j’étais aux platines dans les fêtes mais c’était plus le plaisir de passer des disques qui m’animait que celui de passer la musique que j’aimais vraiment. J’enchaînais donc des morceaux plutôt mainstream. Ensuite, je me suis donc installé à Rome et j’ai démarré au Brancaleone, le club qui m’a fait grandir, j’y ai écouté beaucoup de musique, j’ai assisté à tous les DJ sets. Je mixais plusieurs fois par semaines depuis l’âge de dix-huit ans. J’en ai trente-deux aujourd’hui.
Et les circonstances de ta rencontre avec Donato Dozzy ?
On s’est connu il y a si longtemps. Je ne me souviens plus vraiment ni des circonstances, ni du lieu, mais c’était il y a une quinzaine d’années. Je vivais depuis peu à Rome, j’étais jeune, je sortais tout le temps pour essayer de trouver les meilleurs clubs. Comme je venais de ma campagne, je manquais un peu de discernement, sur ce qui était cool et ne l’était pas. J’étais guidé par le son à vrai dire, puisque je suis venu à Rome pour créer mon son et ma propre musique.
Avec Donato, nous avions des amis en commun et la même vision de la musique, mais je ne sais même plus quand nous nous sommes parlés la première fois. On a sympathisé au fil du temps et sommes devenus de très proches amis. Je me souviens que lorsque je me suis procuré Pro Tools, il m’a énoncé une liste de principes : le premier, puis le deuxième, ensuite le troisième, et ainsi de suite. Toute sa conception de la musique est structurée de la sorte. On a passé du temps à écouter de la musique, et à en composer, mais sans intention de publier quoique ce soit.
Pourquoi être venu à Rome ?
Parce que j’ai un grand respect pour cette ville, sa scène musicale et son passé. C’est elle qui a façonné mon son et ma musique. Des gens comme Giorgio Gigli et Donato Dozzy m’ont fortement inspiré. Avant cela, des artistes comme Andrea Benedetti ont contribué à lancer la scène techno romaine, le “Sound of Roma”, qui a eu une vaste influence sur les musiques électroniques européennes.
La musique romaine était bien différente de la musique italienne, elle proposait quelque chose en plus.
Quelles sont vos influences ?
Le krautrock, bien sûr. Et le groupe que j’aime probablement le plus est Tangerine Dream, leur musique a changé ma vie.
Avez-vous eu conscience en enregistrant l’album “Voices from the Lake” que vous étiez en train de réaliser un chef-d’oeuvre ?
Cela fait maintenant trois ans que l’album est sorti, et rétrospectivement, je dirais que je suis conscient que l’album est plutôt bon, selon mes critères. Ce qui m’a touché, c’est que des gens éloignés de ce type de musique ont évoqué tout le bien qu’ils pensaient de cet album. Quand on l’a enregistré, on parlait peu avec Donato de ce à quoi devait ressembler l’album. Et rétrospectivement, j’attache une plus grande valeur aux trois mois qui ont entouré la conception du disque, plutôt que le disque en lui-même. On a vécu ensemble pendant cette période, et on était très empathique l’un vis à vis de l’autre, avec cet objectif commun qui était de faire le meilleur album possible avec nos talents respectifs. C’était le plaisir partagé de réaliser quelque chose qui nous plaise, même en l’écoutant des mois ou des années plus tard. Voilà la clé qui a entouré la genèse de “Voices from the Lake”.
Justement, ce disque vous plaît toujours autant ?
Et bien je ne l’écoute plus à vrai dire ! J’imagine qu’aucun musicien n’écoute ses albums une fois ceux-ci parus. Nos vies ont changé depuis l’enregistrement parce que nous avons eu l’impression de bâtir et de réussir quelque chose, de créer ce que nous voulions et avions à l’esprit. Le disque m’a bouleversé intérieurement et durablement. Pour Donato, il s’agit probablement du sommet de son travail même s’il avait déjà accompli de grandes choses auparavant.
On refera probablement des choses ensemble même si rien n’est planifié. Laissons faire les choses.
Le mix que vous avez réalisé avec Donato Dozzy pour la radio new-yorkaise “Beat in Space”, l’enregistrement est perturbant, effrayant par moment. Je le trouve remarquable. Et c’est la dernière chose que je mettrais chez moi si des amis venaient prendre l’apéro : je me ferais insulter puis jeter des bouteilles à la figure.
Alors nous sommes partis du nom “Beat in Space” pour concevoir le mix ! On n’a pas réfléchi tant que ça pour choisir les pistes et organiser l’ensemble. Nous étions dans les bureaux de notre agent à Brooklyn, avant d’aller à Manhattan enregistrer. Et là aussi, nous avons vraiment profité du fait d’être ensemble et de créer quelque chose d’unique. Si l’environnement avait été différent, le résultat n’aurait rien eu à voir.
Vous avez fumé des pétards pendant la session, non ? Cela s’entend.
Oui ! Mais on a fait l’effort de sortir du studio pour ça !
Parlons à présent de ton album “Phobos”. Je dirais qu’il est dans la même veine, souvent inquiétant et parfois hostile. Voilà ce que j’en retiens : c’est aride et angoissant pendant la quasi-totalité de l’album et puis à la fin, une jolie mélodie fait son apparition : c’est l’espoir qui arrive enfin. Et soudain, l’album s’achève. C’est rude pour le coup, ça fait un peu “démerdez-vous avec ça !”
C’est intentionnel, j’ai construit l’album ainsi. Il y a un concept fort derrière ça. Phobos est l’une des deux lunes qui gravitent autour de Mars. Elle est nimbée d’un certain nombre de mystères que je ne détaillerai pas maintenant parce que cela serait trop long, il suffit de lire les livres consacrés au sujet. Je précise que je suis dingue d’astronomie, je m’intéresse de près au sujet. Après avoir dévoré un bouquin consacré à Phobos, j’ai commencé à mettre des sons sur ce satellite, à en imaginer la trajectoire. L’album relate sa découverte et son exploration : de Post Landing à The Secret Revealed. Il s’agit de la mise en musique d’images qui ont imprégné mon esprit après avoir lu ce livre. L’aspect excitant du projet était lié à l’utilisation de nouvelles techniques pour mettre en forme les sons que j’avais en tête.
L’apparition de la mélodie que tu évoques, à la fin de l’album, est bien sûr intentionnelle. Il faut écouter le disque pour en comprendre la structure et le cheminement et là, cette mélodie prend tout son sens. Il faut savoir que j’ai conçu cet album lors de fins de journées pendant lesquelles je passais tout mon temps à faire du mastering. Et, après des heures et des heures consacrées principalement à masteriser chaque jour de la techno et de la house, j’avais envie de m’éloigner de ces formats pour composer et découvrir d’autres choses. J’ai fait ça pour moi initialement, pour le simple plaisir de réécouter tout cela dans mon canapé en fumant un joint. Le simple plaisir d’être défoncé en écoutant ma musique…
Tu n’es pas obligé de publier ce que je viens de dire. J’ai essayé de faire quelque chose qui capte l’attention, qui bloque l’esprit. Et la mélodie qui clôt le disque n’a d’autre objectif que de casser le voyage, et de ramener l’auditeur dans la réalité.
C’est curieux, car j’ai cru comprendre à la fin de l’album que l’on découvrait la vie sur Mars, et c’est cette fameuse mélodie qui m’en a donné l’impression.
Effectivement. Les deux dernières pistes de l’album s’intitulent “Life on Laputa Regio” et “The Secret Revealed”, et elles pourraient bien annoncer quelque chose de très beau. L’album s’achève et c’est tout. C’est la fin du premier chapitre, il y aura peut-être une suite.
Comment composes-tu ? Il y a plein de sons organiques dans ta musique. Elle est très concrète.
J’utilise plein d’instruments, aussi bien analogiques que digitaux. Je ne me mets aucune limite lorsque je compose. J’ai un comportement de nerd par rapport aux synthétiseurs. J’aime beaucoup les sons analogiques, mais le digital permet de réaliser des choses qui ne sont pas possible autrement. La combinaison du digital et de l’analogique permet la perfection, et c’est ce que je recherche. J’ai recherché à créer des textures ambient et des bruits de fond dans mon album. Et lorsque j’étais incapable de représenter les sons que j’avais à l’esprit, que cela soit de manière analogique ou digitale, je créais les miens avec les moyens du bord, que ça soit avec des pièces de métal ou tout autre objet me passant entre les mains… Une fois le son enregistré, j’étais en mesure de le retraiter à ma manière.
Je m’intéresse à l’électronique depuis que je suis tout petit, et c’est ainsi que j’ai appris à composer. Quand un objet avec un peu de technologique passait dans mon champ de vision, il fallait que je le démonte pour en regarder l’intérieur et en comprendre le fonctionnement. Voir les LEDs et entendre ces appareils me rendait dingue.
Et parallèlement à ça, mon grand-père tenait un bar, un truc très classique mais avec un jukebox rempli de 45T qui étaient plutôt bons rétrospectivement. Et c’est grâce à ça que j’ai commencé à passer des disques et que j’ai aimé ça à dix ans. C’est à cet âge qu’on a commencé à me surnommer Neel, sans trop que je ne sache pourquoi, et quand j’ai commencé à mixer et composer et qu’il me fallait trouver un pseudonyme, celui-ci s’est imposé naturellement. J’aurais bien aimé en trouver un autre mais c’était déjà trop tard ! J’ai compris bien plus tard que ce surnom m’a été donné à peu près au moment où ma vocation est née.
J’ai toujours envisagé la musique comme une énergie impalpable et j’ai toujours voulu la contrôler. En fait, je ne cherche qu’à reproduire précisément les sons qui m’occupent l’esprit, et cette volonté m’habite depuis toujours. J’ai l’impression de n’en avoir jamais fini, parce que j’apprends constamment de nouvelles choses. Je ne cherche pas à me différencier des autres en procédant de la sorte, tout simplement parce que je suis comme ça et que c’est plus fort que moi. Une fois que j’obtiens le résultat attendu, je ne m’appesantis pas, c’est terminé et je passe directement à la suite.
Neel // Phobos // Spectrum Spools