La première fois que j’ai rencontré Adrien Durand, c’était quelque part en 2007. C’était chez moi, et il venait de claquer la porte. Nous étions en train de créer Gonzaï et ce petit mec nerveux incapable de tenir en place s’était emporté pour une vague embrouille politique ; lui défendant le choix de Royal, moi de Sarkoy – ou peut-être était-ce l’inverse ?
Après avoir écrit un papier ou deux, dont un relatant la rencontre entre Romain Turzi et Patrice Moullet du groupe Alpes [1], Adrien Durand est parti casser les couilles d’une partie de l’establishment musical parisien. Citant tour à tour des mentors aussi prestigieux que Miles Davis, Ralf Hütter, Teo Macero ou encore Burgalat (ce qu’il réfutera même sous la contrainte d’une lampe allemande) et se plaçant donc plutôt du coté des producteurs en costume que du côté des simples musiciens à catogan, ce même Adrien passa donc les dix dernières années à martyriser les directeurs artistiques sans vision claire, mais aussi ses propres musiciens et les journalistes qui auraient eu le malheur de mal préparer leurs interviews. Au moment des pronos, on n’avait donc pas misé beaucoup sur ses chances d’un jour percer dans ce petit milieu où le moindre « non » vous condamne souvent à retourner user les bancs de l’indépendance.
Après s’être longtemps cherché avec des noms de projets conflictuels (The Soft Pack, Les Aeroplanes), nous voici pourtant arrivé à la dernière évolution Pokemon d’Adrien Durand, finalement posé sous l’identité Bon Voyage Organisation (ou BVO pour les intimes). A son actif, deux EP dont le récent et très bon « Géographie », sorte de disco pan-européenne – même si le principal intéressé répondra que « c’est quand même un plus que ça ». Autour de lui, des mercenaires (dont Adrien Soleiman) tels que ceux de James Brown à la grande époque, et obligés de groove militairement sous peine de finir sur le peloton d’exécution. Droit devant, une certaine conception du songwriting un peu oubliée ces jours-ci, et où la musique ne serait pas servie comme une limonade par des mecs confondant les métiers de bassiste et de « chef de projet ».
Ceci expliquant cela, Adrien Durand reste donc une anomalie dans le système. Signé un temps sur le label de La Femme, voici donc que l’Ovni BVO atterrit chez Colubmia en proposant une disco-pop martiale inspirée par la Chine, l’Afrique et la science-fiction. Alors que la plus belle main gauche de Paris sait aussi se mettre au service des autres (Durand a produit le nouvel album d’Amadou & Mariam, et le prochain Papooz), voici venue l’heure d’un papotage en règle avec cette grande gueule, surout perdue dans une jungle d’hésitations et de fausse modestie.
Depuis tes débuts, on a l’impression que tu entretiens une relation distante avec les médias ; voire que tu fais tout pour t’en passer. Je me trompe ?
Disons que maintenant je me rends compte de l’importance de l’image, et qu’un nouveau type d’artiste est en train d’émerger, dans une démarche de création qui n’est pas simplement musicale. Ton Instagram peut être une part de ta création artistique, par exemple, idem pour ton activité sur les réseaux sociaux ; ça peut avoir autant de poids que ton discours dans la presse. Moi j’ai jamais été trop intéressé par ça ; c’est déjà assez compliqué de faire de la musique. Quant à la presse, y’a plein de questions bateaux auxquelles je suis toujours obligé de répondre, mais ça ne m’empêche pas de la lire, contrairement à d’autres.
A l’inverse de votre premier EP Xingyé peut-être un peu trop lisse pour moi, j’ai été surpris par ce premier album où j’ai entendu plein de pauses. Ce n’est pas une suite de singles ultra produits, disons, plutôt un album qui respire.
En fait, t’as tout compris. Quand je suis arrivé avec l’EP Xingyé, c’était un peu nouvelle formule, je proposais de longues faces où tout s’enchainait, et sur l’EP Géographie j’ai été un peu au bout de cette logique. Quand il fallu passer au format album – dont je me serais bien passé parce que je ne suis pas fan de ce format, mais bon on n’a pas trop le choix en France – j’en suis arrivé à la conclusion qu’il fallait penser la chose d’une autre façon, sans tabasser dans une seule direction. Ma vision de la musique a un peu changé depuis que j’ai travaillé avec Amadou & Mariam ; je suis passé de l’indie dance music à des productions plus pop. N’empêche que ça ne ressemble pas à beaucoup de trucs actuels : j’ai pas l’impression que ça va passer à la radio.
Pour aller au bout, ça me fait presque penser au « In a silent way » de Miles Davis, pas musicalement, mais dans la volonté de donner du sens aux silences. Un disque, ça peut encore être un moment de repos ?
C’est comme ça que j’entends la musique, même si certains morceaux de l’album sortent quand même de ce cadre. BVO c’est pas rock FM, c’est pas fait pour être écouté en head-banggant dans son salon hein. Pour tenir 40 minutes, faut que la musique reste écoutable, et ça t’empêche pas de composer un titre qui puisse passer en club sur de la grosse sono. L’agressivité pour moi, elle est pas forcément sonore. Et puis la musique est tellement plus compressée qu’avant qu’il faut choyer la dynamique. Les productions monochromes et sans relief… pas trop mon truc.
« Qu’est-ce qu’il faut faire : être sympa avec les membres du groupe et faire de la musique de merde ? »
A l’inverse de pas mal de tes collègues, tu as toujours eu une certaine réflexion sur la musique. Je me souviens de ta théorie sur la popularisation du mouvement disco via le développement du transport aérien. Pour « Jungle, quelle jungle », comment en es-tu arrivé à conceptualiser ce nouveau continent musical qu’on pourrait appeler la Chinafrica ?
C’est le résultat d’une curiosité maladive et de mon imagination. Wikipedia pour moi, c’est une drogue, je peux y passer des heures. De manière générale, tout ce qui est différent m’intéresse, idem pour ce qui est étranger à mon mode de vie. La Chine-Afrique, ça m’est venu de Noam Chomsky, et notamment un article où il parlait de l’apparition de l’argot chinois à Lagos, au Nigeria. Ca m’a fortement marqué ; ça m’a semblé extrêmement futuriste. L’idée d’après, ça a été d’imaginer la mégalopole du livre de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, en arrivant à la conclusion qu’elle n’était peut-être pas à Los Angeles dans un futur dystopique, mais à Lagos. C’est ça le futur.
La peur du futur, tu en parles justement sur le titre Si d’aventure.
Le titre a été écrit à l’approche des élections ; on fait tout pour nous mettre dans une peur continuelle de ce qui va se passer alors que comparé à l’état de pauvreté dans lequel était le monde y’a 50 ans, ca va mieux. Du moins chez nous, ça va mieux. Mais c’est clair qu’en Birmanie ou au Vietnam, où les enfants sont exploités par des compagnies occidentales, ça va pas mieux. Mais justement, si ça va mieux chez nous et pas chez eux, pourquoi est-ce qu’on passe notre temps à s’inquiéter de notre futur au lieu de tenter d’amener les autres populations à notre niveau ?
Les médias qui parlent de BVO associent souvent le mot disco, sans qu’on sache vraiment à quelle époque il est associé. C’est quoi la disco de BVO ? Yellow Magic Orchestra ou Moroder ?
Moi je sais même pas ce que ça veut dire le disco. Musique cosmique, à la rigueur, au sens où l’on parlerait de lieux qui n’existent pas… Dans ce sens l’exotica ou la musique baléarique, c’est cosmique. Moroder donc, jamais, on n’utilise pas de séquenceur. Nous, on est plus un orchestre, dans une version un peu pop. En tout cas ce qui est certain c’est que le discours foutage de gueule de Yellow Magic Orchestra correspond beaucoup mieux à ce que je fais, ça m’inspire nettement plus. Il faut bien que YMO c’était des Japonais qui faisaient semblent d’être des Chinois ! Pour les européens ça veut dire la même chose mais en Asie c’est nettement plus sarcastique de voir Haruomi Hosono faire toute une blague sur la conception qu’ont les occidentaux de l’orient. Y’a plein de concerts où on les voit débarquer en concert fringués comme Mao. Quand on sait que les deux peuples peuvent pas s’encadrer, ça fait penser aux bonnes vieilles blagues de Jean Yanne et Michel Magne.
Tu parles d’orchestre pour définir BVO, mais BVO, franchement, est-ce vraiment un groupe ?
Bon Voyage Organisation, c’est pas un groupe… Je sais pas quoi te dire. Qu’est-ce qu’il faut faire : être sympa avec les membres du groupe et faire de la musique de merde ? Ou bien leur rentrer dedans pour leur faire sortir le meilleur d’eux-mêmes ?
On en vient donc au concept de dictature chinoise.
Je ne crois pas à la démocratie dans un groupe, et ça n’aide en rien à comprendre la musique. Pour moi ce sont des péri-questions qui n’ont rien à voir avec ce qui devrait nous occuper ici.
« C’est dramatique de se dire que parce qu’il n’y a plus de moyens ou que c’est trop cher de payer des gens on va proposer une musique qui s’adapte à l’économie. »
On dit souvent qu’un groupe doit être le reflet de la société. Or, vu de l’extérieur, on a souvent du mal à comprendre les tensions qui peuvent habiter un groupe de musiciens vivant ensemble 24/24 pendant une tournée dans un van pourri, par exemple.
Pour moi il n’y a pas de différence entre les métiers : si tu es un artisan et que tu fais des chaises, faut que tu fasses de belles chaises qui tiennent bien, et ça nécessite un savoir faire qui prend du temps à acquérir. Travailler dans le milieu de l’art ou de l’entertainement, pour moi c’est une responsabilité encore supérieure : d’abord parce que plein de gens aimeraient être à notre place plutôt que de bosser dans des bureaux, et parce qu’ils payent pour venir nous voir. Donc pour moi, faire de la musique c’est tout sauf anodin, et je vois ça comme une grosse responsabilité. Et donc non : la musique peut PAS être le reflet de la société. Toute la confusion du 20ième siècle vient du fait que les gens ont cru que l’idéologie politique pouvait être égal à l’idéologie artistique, ce qui est absolument faux. Y’a rien qui justifie de foutre des mecs dans des camps parce qu’ils pensent pas comme toi ; mais à l’inverse tous les grands chefs d’œuvre du siècle dernier sont nés de gestes radicaux : Picasso, Kraftwerk, Bowie et Eno, Boulez… La radicalité, par définition, c’est difficile de l’obtenir par un consensus.
Mais c’est pas utopiste d’être aussi exigeant dans un pays d’intermittents où jouer à plus de 3 sur scène, par exemple, coute un bras aux organisateurs ?
Oui mais si je cède, on ne propose plus la même musique. Ca n’empêche qu’on peut s’adapter, mais pas à n’importe quel prix. Ca veut dire quoi ça ? Parce que les règles sont établies comme ça en France, on pourrait pas faire autrement ? Aux Etats-Unis par exemple, il y a pas mal de groupes d’Afro-beat et de funk ; ces groupes tournent partout alors qu’ils sont tous 12 ou 13 sur la route, mais ils vivent de leur musique. Alors oui certes, ils ne paient pas leurs cotisations sociales et financent pas leurs retraites, c’est à l’américaine… C’est dramatique de se dire que parce qu’il n’y a plus de moyens ou que c’est trop cher de payer des gens on va proposer une musique qui s’adapte à l’économie. C’est impossible.
Du coup ca s’apparente à un chemin de croix.
Oui je le vois comme sacerdoce. J’ai eu d’autres vies avant, j’ai bossé dans le monde de l’entreprise ; quand j’ai décidé de plonger dans la musique, c’était pour m’amuser, pas pour respecter les règles d’un système. Ce qui est certain, c’est que chez BVO, personne ne fait ça pour l’argent, ni pour la gloire. On fait ça parce que ça doit être fait.
Bon Voyage Organisation // Jungle, quelle jungle // Columbia (Sony)
En concert le 20 mars à la Maroquinerie
[1] Introuvable aujourd’hui dans nos archives.
5 commentaires
milky_ways, y’en a pas dimanche ? revenez un autre jOur!
C’est par là 😉
ou c ke çà suce passe, quel suspense! mieux qu’1 chat docs!