C’est parfois au milieu d’une interview qu’on trouve les réponses à ses questions, dans un silence, entre deux sonneries de portable. Ce matin là, sur les Champs Elysées, il faisait un peu froid, c’était définitivement un temps à la Massive Attack. Vingt ans après leurs débuts. Et les miens aussi.
– Nan mais vous vous sentez comment sur cet album, sept ans après 100th Window, ça fait presque deux décennies pour seulement cinq albums. Pas trop dur de remonter sur le ring?
– (Il compte) …Oh man… Déjà?
3D est en face de moi, à seulement quelques centimètres, loin de l’image cristallisée que je m’étais longtemps faite du leader de Massive Attack. Avant d’en arriver là, j’avais traversé les années 90 cahin caha, j’avais presque tout connu de l’adolescence ingrate: la fin des slows et des booms, le règne des chansons générationnelles de l’époque (Urge Overkill, Edwyn Collins… vous les connaissez comme moi hein, bande de jeunes fringuants), l’acné, les piteuses tentatives de drague dans les discothèques de province et l’impression de vivre à cent à l’heure dans un monde au ralenti. C’était donc ça l’adolescence; la réclusion monacale pour éviter de montrer que non, on était pas aussi cool que Steve le pote de classe qui lui, au moins, n’avait pas la gueule pourrie par l’excès de sébum. Bien évidemment, Massive Attack, le trip-hop, la désillusion glacée des premiers disques, je l’avais pris en pleine gueule. A rebours. Comme tout le monde ou presque. Ca parlait aux gens différents, ceux qui n’arrivait pas à serrer la moche du cinq du matin perdue sur le dancing, les loosers qui bientôt auraient leur revanche. Du moins le croyait-on à l’époque, en découvrant Blue Lines. Que voulez-vous, c’était l’insouciance des gens soucieux. Unfinished Sympathy en crevant ses boutons; les débuts de l’ère technologique finalement.
Ce matin, 3D est là, il mange un croissant dans une chambre 4 étoiles. On est en 2010 et les deux mètres de Daddy G s’enfournent dans une pièce voisine pour une autre session promo. C’est la routine ou presque, et les rockeurs à foulards n’ont en cure, eux qui considéraient déjà que Massive Attack c’était « la bande-son cliché des soirées étudiantes avec le joint qui va bien, allez va-y, fais péter Teardrop, trop belle la chanson, man ». C’était cela aussi Massive Attack. On ne choisit pas toujours son public. N’empêche, quelques minutes plus tôt, j’ai repensé à mes premières sensations, au spleen de Protection, écouté dans les nineties, stores bais(s)és durant un été qui suintait la fin de décennie. C’était beau c’était pur, on batifolait en se réjouissant d’être plusieurs à « tripper » (le lexique hype de l’époque, souvenez-vous) sur Karmacoma ou Light my fire psalmodié par Horace Andy. C’était un monde inconnu, la planète était encore loin des solos de scratch de Morcheeba et autres pignolades pour zombies sous Valium comme on en trouverait par la suite chez Archive et consort. Back to 2010. 3D est encore là, il vient de finir son croissant et maintenant se serre un jus d’orange. A quoi peut bien tenir une rencontre, finalement? Je n’ai jamais trop su, finalement. Parfois ne rien dire c’est déjà beaucoup. 3D, lui, ne semble pas réaliser qu’il est là depuis deux décennies, les miennes, les siennes. Les nôtres peut-être.
Des années 2000, il n’a semble-t-il rien écouté. Ou peu de choses: du dance-hall, des productions cra-cra de teenager, tel un boxeur sonné par une époque qui -déjà- le dépasse. Le retour du rock en Converse, les années DFA, l’électro pédophile d’EdBanger, c’est du pareil au même, Massive Attack n’enregistre plus de disques depuis 2003 et 3D « n’envoie plus de cartes de voeux à son pote Daddy G, besoin de souffler ». Quelque chose s’est brisé, indéniablement. Mais il a pourtant beaucoup bossé, ça oh oui, fait des guests chez Unkle, travaillé sur des musiques de films, de Danny the Dog à Gomorra. Il a surtout mis du temps à digérer 100th Window, les engueulades à répétition avec son binôme. Lassé, peut-être, d’être un Massive Attack. Cela aura duré presque sept ans. Onze heures du matin; on parle. De tout, de rien. Etrange flashback d’un piteux plateau-repas, à la cafet’ étudiante, sur le slam glaciaire de 3D. Future Proof. Un disque est toujours une preuve du temps qui passe, on en conserve souvent des bouts de mémoires collés sur le disque. C’était ça aussi Massive Attack.
Pour Heligoland, Daddy et 3D ont fait la paix des braves, ils ont ressorti les couteaux. Comme au bon vieux temps. On pourrait s’étendre en détails sur le nombre de guests du nouveau disque (Martina Topley Bird, Damon Albarn sur un très raté Saturday comes slow, Guy Garvey de Elbow…) qu’on ne résumerait pas mieux l’histoire qu’en écrivant qu’il s’agit d’un disque de très bonne facture (pour les payer? Mauvais esprit Bester, pas bien). Une moitié de très bons titres et l’autre un peu plus dispensable; ça le fait rire 3D, lui voulait enregistrer un « gothic soul album plus organique que le précédent ». Pari réussi mon vieux. Son de basse ecclésiastique sur Girl I love you, ode païenne sur Pray for rain, fanfare blues sur Flat of the flade (avec Guy-Guy Garvey, donc); même sans surprise, un nouvel album de Massive Attack reste au dessus du niveau de la mer. On ne change pas une équipe qui aime perdre, on n’écoute pas Massive Attack pour danser nu dans son salon.
Chant du cygne ou remise en selle, Heligoland pourrait bien être le dernier album qu’on ne s’en plaindra pas. Disque visqueux, up to date mais fidèle aux origines, 3D assume la filiation, lui qui estime « que le groupe n’a pas changé en…euh.. vingt ans ». Quelques rides en plus, le phrasé aussi rapide que sur ses disques, la tête pensante de Bristol semble terriblement normale, souriante, pétrie de tics verbaux sortis du Bronx. « You know what I’m sayin’, man? ». Ancien taggeur, 3D peint désormais ses pochettes (comme celle d’Unkle, sur War Stories), et celle d’Heligoland doit se voir comme « quelque chose d’assez abstrait, à voir comme un anagramme, un miroir de nos sociétés désorientées ». Voilà pour l’histoire officielle. En dépit du succès, le duo de Bristol n’aime pas la lumière. En lui demandant pourquoi Massive affiche toujours une gueule patibulaire sur ses photos presse, la réponse semble évidente: Ils n’aiment pas ça, pas plus que le business du tout communiquant. Restent donc les sensations. Et l’ombre des deux hommes invisibles. Je vous mets au défi de placer Bristol sur une carte.
Reste aussi un bon disque. Avec des chansons qu’on n’a désormais plus l’âge d’écouter de la même façon. Parce qu’on a grandi, qu’on a -presque- compris comment coucher avec les filles, parce qu’on a rangé Blue Lines dans les 100 meilleurs disques de sa discothèque, qu’on n’a plus vingt ans et qu’imprimer du souvenir sur un disque devient toujours plus complexe. Au final, on s’est dit au revoir avec un sourire, j’ai repris le métro direction Stalingrad et ses pavés bitumes, Pray for Rain, volume maximum. Le ciel était gris, des témoins de Jehovah alpaguaient les passants pluvieux… Une jour comme un autre. Un temps à la Massive Attack.
Massive Attack // Heligoland // EMI
20 commentaires
c’est sûr que balancer des scuds-comments pour assassiner c’est beaucoup plus simple que de se sortir les doigts du cul à faire quelque chose d’intéressant, à entreprendre qque chose, écrire des papiers qui ont du sens par exemple…
Ton débat sur l’identité du rock-critic me semble plutôt mort-né, même punition que celui sur l’identité nationale…
aux faiseurs de ce site : n’oubliez pas qu’on est toujours plus exigeant avec ceux qui excellent (ne serait-ce que dans l’affirmation de leur/s singularité/s) qu’avec les autres, et pis encore qu’avec soi-même. gardez donc de la hauteur (de vue) face à ce genre d’attaques…
Right.
Eric n’a pas tort, mais son expression justifie aussi tout ce qui lui a été envoyé dans la gueule par la suite.
Sinon,
entêtant le splitting the atom, non?
Donne pas envie de traverser la manche.
Et puis Urge overkill et Collins, c’est intouchable.
ça me met de mauvais poil, tout ça.
« (Mauvais esprit Bester, pas bien) »
-> ça c’est nouveau dans ta prose, mec. Cette touche je parle à moi-même. J’en salue l’arrivée comme il se doit pour tout (noble) effort de modifier sa prose.
Moi j’ai toujours cru que Massive Attack, c’était la bande-son d’une génération de top-models anorexiques aussi inaccessibles que les thons que tu évoques dans ton flashback. Curieuse divergence de points de vue. Par contre oreille, je n’ai plus trop envie d’écouter ce groupe. Cela m’engourdit rien que d’y penser. Sinon mention bien pour la très bonne facture. Cela restera « gravé dans les annales ».
Je crois qu’après Mezzanine, Massive Attack s’est perdu. Déjà la centieme fenetre, c’était moyen, pas mauvais hein mais moyen. Alors je finis par me demander si Massive Attack, ce n’est pas un peu comme un lieu où l’on a vécu plus jeune, quand on y revient, souvent, on est déçu. On voyait ça plus grand, plus beau, hé bien cet Heligoland, il me donne cette impression-là. Et ça m’attriste un peu.
Sûre, cet album n’est pas aussi « percutant » que les precedents mais ils resteront une reference, une base de convention !! …
Disso: Merci. Comme souvent d’ailleurs.
Moi je le trouve plutôt marrant le commentaire d’Eric Besson, assez bien tourné.
Faut accepter la critique, même si cet article est vraiment bien foutu, il fait immanquablement un peu branleur (mais c’est le but aussi je suppose, enfin je suppose…)
Sinon c’est incroyable comme le commentaire de Disso sonne juste. Même pour moi qui ne suis pas un furieux de Massive Attack, loin de là, c’est un peu le ressenti que j’ai eu (sur celui d’avant aussi d’ailleurs)