1 décembre 2024

Les meilleurs disques dépressifs de Monsieur Crane

@Clément Pelo

Avec « Les Ravages du Temps », Monsieur Crane sort un énième disque minimal et déprimé sur lequel danser sans but et sans joie. Histoire d’enfoncer le clou bien comme il faut, on a demandé à Mickaël Apollinaire et Plimplim de sélectionner les meilleurs albums dépressifs qu’ils aiment écouter. Attention, dépression assurée dans 3, 2, 1, 0.

Cannibal Ox – « The Cold Vein » (2001)

Monsieur Crane : « Cannibal Ox, ce sont deux rappeurs new-yorkais, Vast Aire et Vordul Mega, ainsi que EL-P à la production. C’est aussi la première sortie de Def Jux, label créé par El-P lui-même. On est au début des années 2000, le monde est encore là, pas de panne informatique généralisée, pas de comète dévastatrice, même pas encore le 9/11. Une époque un peu molle, tous les rebelles, du grunge au métal, du hip hop à la techno, sont devenus des stars MTV et profitent de tous les bienfaits du capitalisme US. C’est la bande son de ce monde en transition, un monde englué dans le couloir de la mort sans qu’aucune décision de justice ne soit prise, un monde malade, incurable, en soins palliatifs pour l’éternité.

Il s’agit d’une BO brumeuse, atmosphérique, ici le temps est ralenti, distordu, c’est de la science-fiction, on pense à Blade Runner. On parlait de hip-hop abstract, le terme était joliment trouvé. Un mouvement hyper créatif, le New York début 2000 (avant le retour du rock s’il vous plaît), le label Anticon, Antipop Consortium, Clouddead, etc… Les mecs savaient écrire, c’étaient des poètes. C’est aussi les stupéfiants, en grande quantité, des trucs durs, des trucs doux, pas mal de médicaments, d’antidépresseurs, de la précarité et des chambres d’étudiant plongées dans l’obscurité, où la seule lueur d’espoir provenait de leur écran et du souffle asthmatique continu qui s’échappait de leurs monumentales, infatigables et poussiéreuses tours d’ordinateur. »

Depeche Mode – « Memento Mori » (2023)

Monsieur Crane : « C’est mon groupe préféré depuis longtemps, et franchement, cet album a été le bienvenu. Le meilleur depuis des années. Si vous voulez savoir comment faire un album dansant, mais triste, il y a plein d’idées sur ce disque. Les paroles m’ont sans doute encore plus parlé que sur leurs autres albums, il n’y a jamais une seule lecture possible, et on peut toujours interpréter leurs paroles dans plein de sens différents. C’est une des grandes forces de Depeche Mode. Ensuite, pour un groupe de vieux, même si on peut toujours dire que c’était mieux avant ou je ne sais pas quoi, il faut quand même reconnaître qu’ils arrivent toujours à faire danser les gens et créer 2 ou 3 tubes marquant par album (ou presque). »

Godspeed You! Black Emperor – « Lift Your Skinny Fists Like antennas to heaven » (2000)

Monsieur Crane : « Quand j’ai découvert le label Constellations au début des années 2000, via cet album de Godspeed You! Black Emperor et après les avoir vu sur scène à la même époque, rien ne fut plus pareil. Mon rapport émotionnel au monde, aux gens et à la musique… Pendant des années, rien n’était plus important que les albums et les lives de chacun des groupes de ce label canadien, qui comprenait parfaitement le moment présent, avec une extrême clarté et une empathie sans limite. Au centre de cette constellation, une étoile noire et brûlante, un homme seul, sûrement le plus seul et le plus triste des humains alors, Efrim Menuck, leader de Godspeed et boss du label, martyr agnostique venu du Grand Nord.

Sur scène ou sur disque, il nous confronte à la vérité et à la souffrance. Le groupe nous dit qu’il ne faut jamais renoncer à se battre et affronter chaque jour, sans relâche, le système, cet ennemi ultime, ce golem infatigable qui nous écrase, du soir au matin, en vain. Car aussi faible que soit la lueur d’espoir dans la musique de Godspeed You!, elle est infinie et omnipotente. On appelle ça du post-rock, on disait ça de Mogwai ou Chokebore, un truc de skateur triste, j’adore cette musique. »

Portishead – « Dummy » (1994)

Monsieur Crane : « J’avais 13 ans, et le temps s’est arrêté d’un coup, quand j’ai entendu les premières notes de Glory Box à la radio. Je trouvais le morceau beau et cool alors j’ai pris l’album à la médiathèque de ma ville. J’ai bien vite compris que je m’étais fait prendre au piège, Glory Box, c’était le tube, le morceau « joyeux » de l’album, « Dummy » étant un rouleau compresseur de dépression, qui avance lentement, implacablement, titubant de façon nostalgique, englué dans une sensualité baveuse, un peu comme un escargot sexy.

Portishead, c’était la voix de Beth Gibbons et la production de Geoff Barrow, une batterie monumentale, groovy et industrielle, et la guitare tristement western d’un cow-boy sous Lexomil. Cela venait de Bristol, UK, le trip-hop à envahi l’espace pendant quelques années, finissant de saper le moral des gens, là où Kurt Cobain les avait laissés. Le rock était vraiment mort, et grâce à l’énergie vitale du hip-hop, le trip-hop s’est nourri de son cadavre pour subsister encore quelques années et recouvrir la deuxième moitié des 90’s de sa sensuelle noirceur. C’est bien simple, tout le monde faisait du trip-hop (de Bowie à Jean-Louis Aubert), ça a continué quelques années jusqu’à l’overdose puis on est passé à autre chose. Aujourd’hui encore, Portishead reste un des meilleurs groupes de notre ère contemporaine. »

Programme – « L’Enfer Tiède » (2002)

Monsieur Crane : « Arnaud Michniak, peut être le meilleur parolier français contemporain, échappé de Diabologum, n’en peut plus, lui non plus, de l’être humain. Héritier des grands réalistes comme Céline, Alfred de Musset ou Zola, Michniak décrit le monde sale comme il est : les gens ont peur des autres, ils se détestent, ils se trahissent, les riches s’ennuient, les pauvres sont traumatisés et ce n’est absolument pas son accent toulousain qui nous sortira de cet enfer. Les Instrus sont fortes, effrayantes, c’est du sampling, c’est de l’électro-acoustique, c’est de l’art contemporain, c’est des textes scandés désespérés, des phrases répétées en boucle infini jusqu’à l’étourdissement et la perte total de leur sens premier.

Quand j’ai découvert Programme, j’ai eu la sensation qu’on me forçait à voir les choses en face, un peu comme dans Orange Mécanique, quand on oblige le héros à regarder les images diffusées sur un écran géant et qu’on lui attache les paupières. Comme quand on veut faire parler quelqu’un (dans les films toujours) et qu’on lui plonge la tête dans les toilettes ou qu’un pasteur plonge la tête d’un fidèle dans l’eau d’une rivière pour le baptiser, c’est la recherche de la vérité et de l’absolution qui est en jeu.

Ici, Michniak m’a fait mal, mais j’ai tellement aimé ça, une sorte de « bullshit detox », recommandée à tous ceux qui n’en peuvent plus des mondanités, de l’hypocrisie et du mensonge, à ceux qui sont près pour voir la vérité en face. Mais attention, elle est plus que décevante, elle est moche et pleine de haine. »

Maria Somerville – « All my people » (2019)

Monsieur Crane : « Le petit bonbon triste automnal, quelque part entre Twin Peaks et une ligne à haute tension. Ça pourrait être « juste » de la pop de chambre éthérée, mais là, on a de l’électronique bien ficelée, pas uniquement de la réverbe (même s’il y en a beaucoup), des tonnes de choses à écouter dans la production, du goût pour ne pas juste faire des chansons guitare voix. Le disque parle de son pays, l’Irlande, via une pop de chambre éthérée, il y a un petit côté (dans la voix surtout) The Green Child. L’album est très court et il s’agit d’un disque pour n’importe quelle heure de la journée, même si, au réveil ou au crépuscule, ça fait son petit effet magique. »

Gazelle Twin – « Unflesh » (2014)

Monsieur Crane : « J’ai toujours été ultra jaloux de ce que produit Elizabeth Bernholz. J’ai tout le temps envie de dire : « c’est ce que je veux faire » en écoutant ses disques, et particulièrement celui-là.

Ses albums me donnent toujours envie de faire de la musique. Non seulement elle chante superbement bien, mais c’est toujours admirablement mis en valeur par la production musicale. Elle bosse parfois avec son mec, sculpteur, j’adorerai les rencontrer et parler d’art avec eux, ils ont l’air géniaux. Pour « Unflesh », ce que j’apprécie particulièrement aussi, c’est l’utilisation presque littérale de sons concrets (type caisse de supermarché) qui sont traités un peu différemment de tout le coté « looping » de sample. Ici, c’est très matiériste, ça racle, ça grince et ça a quelque chose de très béton, urbain et anglais. »

Pour écouter l’album « Les Ravages du Temps » de Monsieur Crane, c’est juste ici.

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