Un siècle après son invention, le plus vieux synthé au monde a encore de beaux restes. Le projet Accident du travail, chanté avec les mains par Olivier Demeaux (ex Cheveu, Heimat) et Julie "Normal" Pierrejean permet d’en prendre conscience à l’écoute de « très précieux sang », dernier album en date où ondes Martenot, drone et harmonium constituent la base de ce qui devrait être, dans un monde idéal, la musique de toutes les manifestations. Avant leur concert à BBmix, les deux se sont confessés.

Voilà deux besogneux. Le premier s’est fait connaître chez Cheveu (qu’il a récemment quitté pour se consacrer à d’autres projets), la seconde n’a de normal que le surnom. Ensemble, ils forment ce duo post biblique nommé Accident du Travail, pas pour rendre hommage aux problèmes rencontrés par le salarié dans la « Macron économie », plutôt pour célébrer ce seul jour de la semaine où les guitares sont officiellement interdites.

Jour du Seigneur donc, pour fuir la modernité sans avoir à regarder en arrière, qu’Olivier Demeaux et Julie « Normal » Pierrejean ont donc eu la riche idée de mettre à profit avec de « vieux » instruments comme les ondes Martenot et l’Harmonium, et qui permettent d’oublier lentement le minuteur, et même le fait que vous êtes en train d’écouter un disque. Le résultat, à côté duquel vous auriez grandement tort de passer, évoque autant la Nico habitée qui se serait pris l’annuaire des diocèses sur la tronche. que les sons continus des grands compositeurs de la musique minimaliste. Un bel exemple de musique instrumentale à la fois cryptée et ouverte, comme la Bible, et que les deux compères ont décidé d’illustrer avec des mots pour cette interview réalisée par mail à l’heure de la prière.

On va se parler franchement : Accident du Travail n’est pas vraiment l’idée qu’on se fait d’un groupe « convivial et festif ». Est-ce ça, l’idée de départ de votre duo ? Niquer l’ambiance jusqu’à ce que quelques croyants rescapés y trouvent la lumière ?

Julie : c’est marrant, je dissocie le drone du truc qui plombe l’ambiance.
 Pour moi, c’est quelque chose de plutôt neutre, donc pas vraiment le contraire du festif. En même temps je préfère mourir plutôt que faire du ska.
 Chacun a sa définition de la fête évidemment mais en général je n’ai jamais été très fan de musique festive (occidentale) ou de toute injonction à s’amuser.
 Pour ce qui est de la convivialité, je suis sûre que dans 20 ans, on aura trouvé la juste formule… C’est vrai que ce n’est pas très dansant comme musique, donc il faut pouvoir être bien installé pour l’écouter. Souvent, les gens qui nous invitent mettent des coussins par terre, c’est pas un truc de hippies, c’est juste plus confortable et… plus convivial justement.

Olivier : notre dernier disque peut effectivement être qualifié de « dark », mais en concert, c’est souvent « zen ». Je t’invite à écouter ce live au café Oto à Londres. A part un ou deux titres de morceaux bien débiles (comme 3615 gastro) il y a effectivement assez peu de moments « déconne ».

Le musicien minimaliste Charlemagne Palestine a passé sa vie à chercher ce qu’il appelle « le golden sound », une sorte de ravissement permis par la beauté du son continu. Etes-vous dans la même démarche ?

Julie : Je suis hyper fan de sa musique.
 Quand j’ai commencé les ondes il y a un peu plus de 10 ans, c’est justement le son continu de mon instrument qui m’a amenée à jouer d’une certaine manière, je ne connaissais rien à l’ambiant, je débarquais du rock et la seule musique électronique que j’écoutais c’était la braindance du label Warp… plutôt l’opposé donc. 
Ce n’est que progressivement que j’ai découvert tout ce monde englouti que constitue la musique minimaliste, répétitive. Et plus je creusais dans ce sens, plus je faisais le lien entre futurisme et atavisme en musique électronique. 
Je me rappelle qu’en cours d’histoire du conservatoire j’attendais avec impatience qu’on arrive aux années 50, et à mon grand regret on s’est beaucoup arrêtés sur [John] Cage puis c’était déjà la fin de l’année… pas un mot non plus sur la musique extra-occidentale. Enfin l’année précédente on avait balayé l’Antiquité et le Moyen-Âge… Finalement le son continu rendu possible grâce à l’électronique renvoie aux racines de la musique, populaire, celle de la transe, celle qui selon moi a un vrai sens et un vrai rôle, guider l’âme dans les différents niveaux du monde, si je puis dire, hum.
 Mon pote Aymeric de Tapol m’a fait découvrir cette année « Motore immobile » de Giusto Pio, bon c’est plutôt récent c’est 1979, haha, mais c’est assez révélateur de la puissance du son continu : la manière dont il permet la transformation sans que tu t’en rendes compte et c’est ce qui me fascine. Les micro-variations qui mises bout à bout te mènent à un paysage complètement différent et si tu te retournes tu te dis « mais merde comment je suis arrivée jusqu’ici j’ai rien vu passer! »
 Charlemagne Palestine est le boss dans ce domaine, je pense que je recherche aussi un ravissement oui, en tout cas je cherche le bien-être. Ca peut paraitre débile mais c’est pas rien.

Olivier : je n’y entrave pas grand chose en musique dite savante post deuxième guerre mondiale. Ah si : j’ai lu un livre, The rest is noise, vraiment pédagogique. Je m’en remets beaucoup à Julie sur les timings et ambiances des morceaux (lors des mixes notamment). J’ai tendance globalement à écouter de la musique plutôt indé-mainstream, voire plus beaucoup de musique quand j’en fais pas mal, sauf les groupes avec qui on partage une « scène » comme par exemple lorsqu’on tournait aux US avec Cheveu (Intelligence, Tyvek…). Après je bloque sur certaines choses, comme ce morceau de Tavener (Funeral canticle) qui est un peu dans le registre minimaliste. Ceci dit, Charlemagne Palestine a l’air d’être un mec assez marrant [on confirme, Ndr] en plus de son œuvre, ce qui n’est pas si mal.

L’écoute de « trés précieux sang » m’évoque le concert de Nico dans la cathédrale de Reims, en 1974. D’où la question : connaissiez-vous ce live ? Et Nico, dans son aspect mère de tous les gothiques, a-t-elle été une influence ?

Julie : wow cool, merci, ça donne quelques frissons. Je ne connais pas ce live. C’est rigolo qu’ils aient carrément célébré une messe pour purifier les lieux ensuite.  
Je respecte beaucoup la musique de Nico mais je dois avouer que je ne l’écoute jamais. Elle ne fait pas partie de mes influences. Là je suis en train d’écouter et j’aurais quand même bien aimé faire partie du public! En fait pour moi, découvrir que la vie est faite de sables mouvants me donne envie d’écouter une musique qui va dans l’autre sens. 
Je suis certainement influencée par de la musique un peu dark que je peux écouter parfois, mais je me sens pas trop gothique.. On sonne gothique avec accident du travail ? Dans le sens darkos médiéval, oui !
 Je me sens plus influencée par des field recordings de phénomènes météorologiques, genre chant des planètes ou le sons des aurores boréales. Mais c’est vrai qu’avec le groupe on fait s’entrechoquer nos deux mondes bien distincts et on n’est pas forcément conscients de ce que ça donne. En plus tu as beau avoir toutes les influences que tu veux, une fois que tu joues tu ne te poses pas la question et tu es bien obligé d’en assumer le résultat.

Olivier : Nico j’aime bien mais pareil, j’écoute peu, trop pesant. Il y a toutefois quelque chose de chouette avec l’allemand (que peu de gens comprennent je pense, dont moi), comme avec la musique instrumentale, c’est que ça fait sortir un peu du torrent de « sens » qu’on se prend dans la gueule toute la journée. On retrouve effectivement de l’harmonium (indien ou à pédales) chez nous comme chez Nico. Sur « très précieux sang », on a enregistré non pas dans une église, mais dans la pièce principale en bois de l’appartement de Julie quand elle habitait non pas à Reims mais à Strasbourg. Avec un petit harmonium d’église à pédale aux basses très onctueuses. Depuis j’essaie l’harmonium indien (Xavier de Winter Family m’en avait fait jouer un peu il y a quelques années) et du coup c’est moins bassy, mais ça amène autre chose comme on dit.

Julie, outre l’aspect technique lié aux ondes martenot, j’ai cru comprendre que tu étais depuis le début attirée par son « humanité », en tant qu’instrument. Peux-tu m’expliquer cette relation ? 

Julie : l’humanité des ondes oui alors… Déjà ma prof Christine Ott avait la fâcheuse tendance à réparer les pannes de l’instrument du conservatoire en lui faisant des bisous et en lui parlant hé hé. Et le plus fou c’est que ça marchait…Le fait que chaque onde Martenot soit unique, entièrement fabriquée à la main et de manière artisanale, laisse déjà des petits copeaux de l’âme de l’inventeur à l’intérieur et certainement une trace son ADN Quand je parlais de l’humanité je voulais surtout insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un ancêtre du synthétiseur comme je l’entends trop souvent quand on veut décrire les ondes. C’est pas de la synthèse, on a vraiment affaire à de la lutherie électronique, le son est produit par des oscillateurs et surtout il y a cette touche d’intensité, que l’on peut apparenter à l’archet du violoncelliste, qui permet « l’action humaine directe » , le toucher qui ne pourra jamais être reproduit deux fois de la même manière, comme je ne pourrai jamais chanter avec ma voix humaine exactement la même chose deux fois dans la vie, ce qui est évidemment un paradoxe pour un instrument électronique…

Pour rebondir sur la question précédente, et comme je me suis juré de ne poser aucune question en lien avec la « Macron économie » ou la fin des 35H, Accident du Travail, c’est plutôt le travail sur l’accident, non, vu l’aléatoire sur lequel vous travaillez avec vos instruments que j’imagine capricieux…

Julie : oui on avait choisi ce nom parce que la beauté naissait souvent de moments où on ne contrôlait pas tout… 
A l’époque on ne jouait pas en live, on faisait des bande sons pour le spectacle vivant ou le documentaire, et en réécoutant les rushes on tombait sur des sons qu’on n’arrivait même pas à identifier et c’est vraiment ce côté magique, dans ce qui nous échappe, qui nous fascinait même si effectivement le prix à payer pour ces jolies secondes était des heures et des heures de boulot. On a toujours gardé ce truc, cette confiance dans l’accident mais c’est parce qu’on se connait bien et même si on s’engueule pas mal, on a une sacrée confiance l’un dans l’autre aussi. Le mot accident évoque aussi un côté DIY sabotage bancal qui nous correspond aussi pas mal je trouve. C’est un point commun qu’on a ; il se retrouve effectivement dans notre matos et par extension dans notre son.

Olivier : très important l’aléatoire. J’ai un petit historique de problèmes rencontrés avec le matériel, et plus ou moins consciemment entretenus. Comme faire de la musique avec des PC par exemple, ou laisser une bière en suspension au dessus de ma mixette pendant un concert de Cheveu au printemps de Bourges. Bref, un environnement un peu instable est propice à l’apparition d’évènements inattendus. En l’occurrence c’est un projet sans ordinateur, ce qui me fait du bien par rapport à Cheveu (sur la fin) ou Heimat plus récemment. Mes projets, de manière brutalement très simple, je les conçois comme des gens (que j’aime bien) et du matos (un dispositif).

Olivier, puisqu’on parle d’accident du travail, il y a dans l’actualité ta « démission » de Cheveu, ton départ en d’autres termes. Peux-tu nous expliquer en quelques mots les raisons de ce départ, et le moment où tu as décidé/compris que tes autres projets avaient finalement pris le dessus ?

Olivier : pour faire bref, ça a été un peu un crève-cœur, mais on n’avait plus les mêmes envies après cette grosse dizaine d’années ensemble très remplie (de super choses).

Que peut-on vous souhaiter, in fine, hormis le fait de ne jamais avoir à en trouver un, de travail ? 

Julie : juste après le festival BBMIX j’envoie mes ondes en révision complète. Personne n’a voulu les toucher jusqu’à maintenant, à part le fidèle Jean-Loup Dierstein, qui fabrique aujourd’hui son propre modèle d’ondes. Mais les ondes à lampes que je possède sont trop casse gueule à réparer selon lui, à peine les mains dedans et il faudra TOUT refaire. Mais là j’arrive au point où je ne compte plus les pannes, mais plutôt ce qui fonctionne encore, donc je dois faire le grand saut. Il faut me souhaiter que la grande chirurgie fonctionne. On a un troisième album à enregistrer!

Olivier : personnellement, je n’ai rien contre travailler dés lors que c’est épanouissant et correctement payé, ah ah !

Accident du Travail sera en concert au festival BBMIX le samedi 25 novembre avec La Monte Young Tribute et Colleen.

Leur dernier album, très précieux sang, est paru en 2016 chez Trilogy Tapes
https://accidentdutravail.bandcamp.com/album/tr-s-pr-cieux-sang

2 commentaires

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