Après deux décennies à nous faire croire que n’importe qui pouvait monter sur scène en sweat-shirt et jeans trop large, et une autre décennie à vouloir reconstruire le star-system sur des égos sans limite et des budgets de plus en plus serrés, nous voilà de plain-pied dans l’ère du : « Et sinon t’as ton job à côté ? » Acceptons-le, s’il reste de jolis morceaux à écrire, cette industrie n’est plus affaire de sacerdoce, de croisade, de vie ou de mort. La musique se compose en RTT, l’album se monte par WeTransfer, la tournée se booke par Doodle… Voulez-vous partager ce Google agenda ? Pas de quoi pleurer, notez, c’est le zeitguest qui veut ça ; on patauge dans la musique sans avoir (ni vouloir) payer pour en avoir. So Be It. J’ai sans doute juste un peu de mal à imaginer Sun-Ra caler une session avec son Arkestra en tenant compte des vacances scolaires, Bowie posant un congé maladie longue durée pour écrire ‘Station to Station’ ou Massive Attack pondant ‘Blue Lines’ en heures sup après leur taf d’animateurs socioculturel en Maison Pour Tous. C’est ainsi, la pop est désormais l’apanage des 35 heures.
– Yo, je te dérange ? – Pas du tout, je faisais un disque.
J’en veux pour preuve les multiples papiers qui fleurissent sur Camp Claude depuis un mois. On nous y serine que ce groupe est un projet monté en parallèle d’un taf vidéo où se croisèrent une photographe/réalisatrice réputée et deux membres de Tristesse Contemporaine. On voudrait nous faire savoir à tout prix qu’il s’agit d’une expérimentation parallèle, d’une récréation collective. Comme ces grands dessins qu’on esquisse à la suite d’une excellente soirée, soudés par la camaraderie et la complicité qui vient de jaillir. Et pourquoi pas ? Sans doute, même, mais à dire vrai on s’en cogne un peu. Seul reste le disque. Et comme celui-ci est réussi, finalement on en vient à se demander l’importance d’un tel contexte.
Hédonisme revendiqué ? Ce n’est pas vraiment une cause à défendre en ces temps de tiédeur. Amateurisme décomplexé ? Y’a qu’à voir les CV, on en est loin ! Expérimentation fiévreuse ? J’en doute, vu l’évidence des influences présentes. Non, vraiment, je ne vois pas de raison de planter un décor quand on peut jouer sans costume. Quitte à me répéter, on se fout pas mal de savoir ce qui justifie un tel disque puisque sa musique se suffit à elle-même. Alors parlons-en.
Madonna et Echo & the bunnymen sont dans un bateau
L’album s’appelle ‘Swimming lessons’ pour faire ressortir l’aspect « loisirs » du truc et Camp Claude se nomme ainsi parce que cela évoque les colos de vacances et un prénom mixte/duel/ambiguë. En écrivant ça, je me dis que le préposé au marketing a dû se faire violence pour faire sauter le mot « univers » de sa bio, et on l’en remercie, là ça aurait été de trop, hein. Ces éléments de langage posés, envoyons le laser sur la galette. Car alors jaillit la lumière. Des nappes synthétiques et des loops de beat proprement balancées viennent se faire chahuter par une guitare glaciale comme des tessons de verre sur la peau. Par-dessus, la voix un peu it-girl d’une fillette qu’on imaginerait volontiers candide si elle n’agitait pas une guitare chargée de distorsion métallique.
Hey Caron, où tu mènes cette improbable embarcation ? Parfois tu penches en plein dans la new wave des Pet Shop Boys et la dance des New Order (le sublime Swimming lessons, Disconnected) – certes décongelée mais parfaitement réussie. Sur d’autres titres, on surfe sur le fil de Billy Idol et Sister of Mercy (In the middle). Parfois enfin, on coule à pic entre Cocteau Twins et Cure (Hurricanes). Cru garanti 1987. Le disque idéal pour partir en vacances pour la côte croate sur un coup de tête dans une Opel Kadett volée.
On pourrait arrêter la prise en sténo ici, se dire qu’on tient un disque fun et touchant qui convaincra votre nouvelle girlfriend qui n’a pas l’âge d’avoir connu le tournant 1989-90. Mais non, Camp Claude je suis tombé dessus en live, par hasard, avant la hype. Si les captations de 2014 laissaient apparaître un groupe propre et mesuré et un EP financé à-la-bien en crowdfunding avec des sessions acoustiques pépouzes, en 2016 le trio ajoute sur scène une couche de mordant qui confine au génial. Imaginez le tableau : Leo Hellden, géant aussi impassible et chaleureux que le chef indien de Vol au-dessus d’un nid de coucou, envoie des notes stridentes comme des fléchettes. Debout aux machines, Mike Giffts endosse entièrement le rôle de pousse-boutons, tout à fait confiant en ses loops d’orfèvres qu’il a ciselées. Et Diane Sagnier, en top XL coupé au nombril et short en jeans taille haute, secoue sa Fender Strat comme dans un clip d’Elastica ou L7. Brunette décoloré à l’éther, la Madonna de Who’s that girl aurait intégré Jesus & Mary Chains que ce serait pareil. Elle s’y croit et – quand c’est pour passer Ace of Spades à la chaise électronique – on y croit aussi. Drôle d’uchronie où Kim Wilde glisserait étrangement dans Twin Peaks… Et nous dans les années 1990.
Wikipeezer m’a tuay
Aucune raison d’aller plus loin. C’est dit, ‘Swimming lessons’ est très bien, tout le monde en parle déjà et cela ne va pas s’arrêter tant on aspire tous à avoir un semblant d’été dont la bande son vient d’arriver. Trois certitudes en conclusion et on vous laisse retourner procrastiner :
D’abord, vous pouvez leur dire bonjour, les années 1990 sont de retour et ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre. Ensuite, si la presse féminine (Grazia, Madmoizelle, Télérama – sic) s’attache à célébrer Diane Sagnier comme emblématique des filles de la Génération K, l’album démontre surtout une fois de plus le talent de Mike Giffts, prince du drum-machine qu’on verrait bien détrôner Thom Yorke et Damon Albarn avant la fin de la décennie. Enfin, il va bien falloir se résoudre à accepter que l’horizon s’est rapproché. Qu’une génération ayant avalé tous les codes entre Google images et 10 000 heures de streaming est aux manettes, toute puissante, même si personne ne veut lui prêter de pognon. Elle fait juste ce qu’elle veut, sans attendre ni fame, ni blé, ni même votre reconnaissance. Et j’avoue que ça me plaît assez.
Laissons l’art aux Medicis et faisons de la musique pour nos iPhone. Oubliez vos bio et préférez votre vrai boulot. Nul n’a besoin d’apparaître dans la version étendue de la discothèque idéale. Comme ils disent : « I guess it never crossed our minds / One day we’d wait for the sun to rise / Our dreams are just right out of size / But you don’t even realise : you got that golden prize. » Même si on ne le savait pas, même si on ne visait pas assez bas, on avait de l’or dans les doigts.
1 commentaire
Quand tout le monde en parle, personne n’écoute.
Tant mieux !