“Laibach est aussi nazi qu’Hitler est peintre”. Cette réponse, souvent donnée par le groupe lorsqu’on lui demandait si ses nazi boots étaient made for walking, résume bien l’ambiguïté des Slovènes depuis leurs débuts, non sans oublier un certain sens de l’humour – car Hitler, avant d’embrasser la carrière de dictateur, était surtout un peintre raté. Cette pratique du discours entre les lignes combinée à un réel propos politique dissimulé dans l’interdisciplinarité du groupe font de Laibach l’un des derniers vestiges de cette époque où la guerre froide divisait encore l’Europe en deux, et dans laquelle certains éprouvaient les plus grandes difficultés à se faire entendre pour leurs idées, et non pour leurs attitudes. C’est évidemment le cas des Laibach, souvent portés aux nues pour leurs fantastiques reprises de tubes cramées (One vision de Queen, The Final Countdown d’Europe, etc), mais dans le même temps déglingués par des détracteurs toujours prêts à crier “No pasaran” face à l’impolitiquement correct, sous prétexte que des Slovènes ont un jour décidé d’enfiler des costumes nazis et de brancher des synthés martiaux pour dénoncer la montée du totalitarisme en Europe. L’exemple de la Mano Negra, horrible groupe français qui aura bien plus contribué à tuer les idées qu’ils défendaient après que Manu Chao ait décidé de se transformer en barde péruvien multi-millionnaire, est à ce titre éloquent. Comme dit le proverbe anglais, les moutons se déguisent parfois en agneaux. N’est pas blanc celui qui accuse, en d’autres termes.
Si la discographie de Laibach n’est pas exempte de mauvais goût, leur dernier disque “Spectre” sorti en 2014 semble marquer un point de rupture, où le discours politique du groupe reste certes subversif, mais se fait plus clair, évident, politiquement plus marqué à gauche. A l’image d’un Kraftwerk détournant les codes du nazisme sur “Man-Machine”, Ivan et ses amis ont simplement compris qu’une partie de la pop culture, à trop se prendre au sérieux, avait fini par oublier qu’une partie des codes du divertissement est issue des heures les plus noires de l’histoire contemporaine. Est-ce un affront de dire que sans Les dieux du stade de Leni Riefenstahl, pas de concerts de stade pour U2, pas de Nicki Minaj déguisée en dictatrice dans son clip Only, pas de Bowie débarquant en gare de Berlin déguisé en Adolph sous coke, pas de meetings politiques modernes – étant entendu que tous les codes de manipulation des masses issus du nazisme ont depuis été recyclés par tous les parties démocratiques – et donc, pas de Laibach. Férocement dénués de langue de bois, les membres du groupe se sont de bon cœur prêtés à l’exercice de l’interview par mail pour remettre les pendules à leur place sur de nombreux sujets. Avant-garde… à vous !
Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer la raison de la polémique française qui a entouré la sortie de votre dernier disque, “Spectre” ? Quelques jours avant un concert au Trabendo, vous vous en êtes pris violemment à votre agence promo locale, et j’avoue ne pas avoir tout bien saisi à cette guerre ouverte.
Laibach: Disons que pour des raisons qui nous échappent la France semble avoir un problème récurrent avec Laibach, et ça ne date pas d’hier. Nous avons toujours eu des difficultés à programmer des concerts chez vous… Ici, on nous accuse de fascisme, de barbarie, de vol, et nous avons été non seulement confrontés à toutes sortes d’absurdités paranoïaques, mais aussi à votre chauvinisme culturel. Et cette tendance s’est encore confirmée l’année dernière au moment de la sortie de “Spectre”, puisque les organisateurs ont eu les plus grandes difficultés à promouvoir notre unique concert parisien. Lorsqu’on a demandé à Naïve [à l’époque distributeur du disque en France, NDR] pourquoi ils n’avaient pas poussé la campagne promo de notre album à Paris, et plus globalement en France, le chef de projet nous a expliqué que l’agence promo indépendante missionnée avait vaguement prétexté qu’elle “ne se sentait pas à l’aise avec notre disque”. Et que donc les gens de cette boite n’étaient pas en mesure de faire un boulot correct. Quelle partie du disque – le chant, les rythmes, les sons de synthés – était un problème pour eux ? Impossible à savoir. Tout cet épisode ne mériterait même pas un commentaire si ce comportement n’était pas symptomatique des réactions françaises à notre égard. Les Français, comme les médias, croient qu’ils possèdent le monopole de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité, ce qui est, bien sûr, une illusion historique. Il serait peut-être temps pour votre pays comme pour ceux qui se disent “libertaires” de se réveiller et de cesser d’agir comme des chauvins culturellement supérieurs, totalement détachés du monde qui les entoure. La France a perdu sa position historique et culturelle depuis bien longtemps, il faut qu’elle se regarde sérieusement dans le miroir pour un examen de conscience. Donc on ne cherche pas désespérément à attirer votre attention, mais nous aimerions simplement croire que votre pays a encore la capacité de reconnaître la différence entre l’image et la réalité, entre le signifiant et le signifié, entre la liberté et sa manifestation. Du moins, nous l’espérons.
Ces jours-ci l’Europe vit des moments difficiles, et votre chanson “Eurovision” parle justement de ça. Est-ce “juste” une chanson ou le reflet de vos convictions politiques ? Quelle est, selon vous, la prochaine étape pour l’Europe ? Et êtes-vous d’accord avec le gouvernement grec sur la nécessité d’une nouvelle direction pour ce continent ?
Laibach: Absolument, nous soutenons le gouvernement de la Grèce, même s’il se pourrait bien qu’il ait complètement tort. Pour continuer comme une grande idée l’Europe a besoin d’une nouvelle vision qui ne soit pas basée sur la stigmatisation financière et culturelle, mais sur le capital des idées politiques libératrices, la collaboration sociale et la solidarité. L’Europe a besoin d’une révolution. Des objectifs comme la justice sociale, la stabilité financière et la défense de l’environnement ne peuvent pas être atteints dans un système capitaliste mondialisé. La misère du peuple, après tout, n’est pas causée par la corruption de quelques centaines de politiciens ou la cupidité de quelques milliers de banquiers, mais par les dynamiques structurelles qui permettent de les récompenser pour leurs comportements. La crise actuelle ne peut être résolue par la régulation ni par des arrangements cosmétiques. Nous espérons sincèrement que l’idée de cette Europe unie peut être préservée et si c’est le cas, ce ne sera certainement pas grâce à la technocratie bureaucrate de Bruxelles, et encore moins grâce aux banquiers fonctionnant selon les préceptes du dogme néoliberal. En fait l’Union européenne doit trouver le juste équilibre entre le débat et le consensus et cette vision globale doit imprégner tous les aspects de la société. Sans cette vision, l’Europe ne saurait progresser. Les peuples d’Europe ont besoin d’une nouvelle identité qui fasse à la fois sens et procure un sentiment d’excitation inédit face à un avenir incertain. Cette révolution est d’ordre spirituel et elle doit déferler dans les rues de Paris et de Berlin, dans les rues de Hambourg et d’Athènes, Istanbul, Kiev, Barcelone, Sarajevo ou Ljubljana. L’avant-garde de cette révolution sera évidemment la jeunesse et plus que jamais, la réponse à la crise doit être plus internationaliste que l’universalité du capitalisme mondial.
Marine Le Pen est l’exemple même d’une opportuniste financée par l’Union européenne et la France.
Depuis vos débuts jusqu’au titre d’ouverture de “Spectre”, The Whistleblowers, avec son ouverture de bruits de bottes militaires, le totalitarisme est l’une de vos obsessions esthétiques persistantes. Ce même totalitarisme semble aujourd’hui se re-matérialiser partout à travers le continent, et notamment en France avec le Front national de Marine Le Pen. Êtes-vous “heureux” d’avoir eu raison sur la remontée du fascisme, 20 ans avant tout le monde ?
Laibach: Bien sûr que nous avions raison avant tout le monde. Laibach a raison même lorsqu’il a tort, d’ailleurs. Par contre, vous vous trompez profondément si vous croyez que le totalitarisme est revenu en Europe récemment avec des extrémistes comme ceux du Front National. Ce parti n’est rien de plus qu’une formation politique archaïque et Marine Le Pen est l’exemple même d’une opportuniste financée par l’Union européenne et la France. Le totalitarisme est omniprésent, il est partout, il existe dans la plupart des partis “démocratiques” et c’est même la force dominante qui définit la liberté en tant que telle. Mais il ne faut pas oublier que le totalitarisme le plus brutal est encore la dictature financière; la démocratie étant son masque cynique, et la liberté son plus bel otage.
La plupart des groupes actuels ne composent plus de chansons engagées, tout semble désormais désespérément vide entre les refrains. Comment pouvez-vous expliquer cet esprit timoré alors que les lignes de démarcation s’estompent entre le politique et le financier ? Les groupes de rock ont-ils peur d’affirmer leur point de vue ?
Laibach: Non, ils n’ont pas peur, ils ont simplement été absorbés et assimilés par le système. Ces groupes sont devenus un simple produit du marché. La musique, en général, a elle-même été transformée en un paysage mercantile où le discours est régi par les règles de la banalité. Ce qui explique que pour le genre de musique socialement et politiquement pertinent pour exprimer des idées les robinets soient désormais fermés. D’autre part, on sent une recrudescence de la conscience politique à travers l’Europe et même ailleurs dans le monde. Les gens en ont marre de l’establishment actuel et veulent être plus impliqués dans les décisions politiques, ils veulent de la solidarité dans les relations sociales, du respect dans leurs vies quotidiennes. Laibach ne peut que les soutenir dans cette lutte, et, en ce qui nous concerne, on peut ramener un peu de pertinence politique et de dignité dans la culture pop. L’industrie du divertissement doit certes divertir, mais elle doit aussi prendre sa part de responsabilité. Une grande partie de la culture populaire, musique y compris, est aujourd’hui complètement banalisée, impuissante, perdue et inutile. Surtout quand il s’agit des questions fondamentales ayant à voir avec la justice sociale et la politique.
Etre banni de notre pays d’origine ne nous a jamais empêché de rester libre.
D’ailleurs voilà quelques années vous avez vous-mêmes été bannis de votre propre pays, la Slovénie, à cause de vos convictions politiques. Quel était le contexte de cet expatriation ?
Laibach: C’est vrai. Nous avons été officiellement interdits en Slovénie et en Yougoslavie entre 1983 et 1987. Officiellement, c’était parce que les responsables politiques n’aimaient pas notre nom [Laibach était le nom donné par les Allemands à la ville de Ljubljana pendant la deuxième guerre mondiale, NDR]. Mais bien sûr, la vraie raison était différente et c’est assez difficile à expliquer à quelqu’un qui n’a pas vécu sous le communisme. Pour résumer, disons que ces gouvernements nous ont interdit parce que nous n’étions pas assez ”divertissants”. Ils ne voulaient tout simplement pas se coltiner l’insupportable reflet renvoyé par la réalité et l’avenir que nous avions à proposer. Avec le recul, franchement, on leur dit merci pour cette interdiction. C’était complètement disproportionné par rapport à l’importance que nous avions à l’époque, mais cela nous a fait une bonne pub et c’était super inspirant pour nos chansons. Et surtout : être banni de notre pays d’origine ne nous a jamais empêché de faire ce que nous voulions.
C’est un fait méconnu, mais à vos débuts vous avez travaillé avec Bertrand Burgalat, attelé à la production de votre disque “Let it Be”. Comment s’est faite cette improbable rencontre ?
Laibach: Bertrand était un fan précoce de Laibach; il a tout simplement pris contact avec nous, c’était bien avant qu’il ne débute sa carrière. A l’époque il nous avait rendu visite en Slovénie et s’est personnellement impliqué dans tout le processus créatif qui a abouti à “Let it Be”. C’est d’ailleurs lui qui est à l’origine de la majorité des arrangements du disque. Plus tard, quand nous nous sommes installés à Paris, il nous a fait découvrir des endroits fantastiques que nous n’aurions jamais découvert sans lui… Et depuis, nous avons lentement construit une relation solide et conviviale. Travailler et vivre avec Bertrand, c’était une expérience de vie que nous n’oublierons jamais. Et nous sommes très heureux de son succès en tant que producteur et compositeur.
Bon, désolé de vous poser cette question mais nos amis de Pitchfork ont récemment écrit que “personne n’écoute les chansons de Laibach, parce que votre seule force tient dans l’attitude”. C’est un peu salaud, mais du coup ne pensez-vous pas que vos fameuses reprises grandiloquentes de titres connus vous ont fait plus de mal que de bien ?
Laibach: Eh bien, qui sait… Peut-être que Pitchfork avait raison. C’est assez difficile de faire de l’explication de texte à leur place, mais il est certain que l’attitude est parfois vraiment plus importante que la musique. Et franchement, pourquoi s’en offusquer ? Il y a actuellement beaucoup trop de mauvais groupes, et assez peu d’attitudes intéressantes. Après tout, qui se soucie encore de la musique aujourd’hui ?
Après deux décennies à entretenir un flou ambigu qui vous vaudra une belle réputation de pro-nazis “Spectre” est vendu par votre label [Mute] comme ce moment inédit où vous prenez enfin officiellement position politiquement. Pardon de vous demander parce que je dois être complètement con, mais en fait : vous êtes où maintenant, sur l’échiquier politique ?
Laibach: Le problème c’est que si on te répond, on sera obligé de te tuer. Cette réponse partielle devrait logiquement te suffire pour comprendre que tôt ou tard, Laibach t’absorbera.
Laibach // Spectre // Mute
En concert au Divan du Monde le dimanche 5 avril
9 commentaires
Incroyable interview, ça fait du bien. Par contre coquille:
« Peut-être que Pitchfork avez raison »
Superbe….
j’adore la dernière réponse. Très bonne interview, meme si elle nous apprend rien (pour ceux qui connaissent bien Laibach)
Pas si anti-conformiste que ça, finalement, Laibach… Outre leur vision de l’UE ici exposée qui contredit presque une interview un peu plus ancienne.
il ne faut pas oublier d’où vient Laibach, leur discours évolue en même temps que la politique européenne change. On le ressent bien dans leur musique. Aujourd’hui le bloc communiste en Europe n’existe plus, l’Europe à beaucoup évolué depuis leur début, donc l’évolution de leur discours n’est pas si contradictoire que ça.
Certes le bloc communiste n’existe plus mais l’illusion d’une Europe unie, elle, persiste. Mais ici Laibach se révèle un peu trop à mon goût… Il manque de cette ambiguïté propre au groupe. Sans doute que l’interview est mené et trop orienté politiquement – à mon goût. Bref : les réponses de Laibach manquent de « Laibach ».
Il y a un certain idéalisme naïf alors que, lors de l’interview donnée dans kemptation.com, sur la question concernant Eurovision, la réponse apportée est beaucoup plus pessimiste.
« Europe, as we know it and want it to be, does not exist. It is just a fiction, a desire, an illusion. The Europe that really exists is an intertwined and interdependent system in constant disintegration. And it seems this disintegration is the only stable principle through which Europe de facto has always been established. This was the case in the past and this will probably be the future. We wish her a safe journey and hope someday Europe will span the territory from the Atlantic to the Pacific. »
Voilà. Le seul principe permanent de l’Europe, c’est la « désintégration ». Plus « euro-sceptique » comme on dit, il n’y a pas (incluant donc MLP), non?
Mais après tout, Laibach n’est pas uniforme : c’est un « groupe », et je suppose qu’on est confronté aux différentes subjectivités issues du groupe au grès des interviews…
fort et bien fait ! j’adore la fin : Le problème c’est que si on te répond, on sera obligé de te tuer. Cette réponse partielle devrait logiquement te suffire pour comprendre que tôt ou tard, Laibach t’absorbera.
sales de bano!