Michel Nassif et Benoit Tregouet, les deux fondateurs du label crée sur les cendres de feu Third Side, n’étaient visiblement pas très heureux de cette description. Plutôt que de me foutre la gueule en sang, ils ont préféré répondre à une interview marathon où il est évidemment question du « dossier Grand Blanc », mais également du succès de La Femme, de subventions dans l’industrie du disque et bien sûr, des goûts du public.
Avant toute chose Benoit et Michel, pourquoi avoir demandé ce droit de réponse suite à la publication du papier, alors qu’Entreprise et Grand Blanc y sont à peine cités ? Qu’est-ce qui vous a emmerdé ?
Benoit Tregouet : On fait assez peu d’efforts pour copiner avec les journalistes. On les menace pas, on n’achète pas de pub, contrairement à la majorité, si ce n’est la totalité des labels de Paris. Disons qu’on ne s’est pas trop reconnu dans le portrait dressé du label. Ni du groupe d’ailleurs. Qui en a plus souffert que nous.
Michel Nassif : Comme on a été cité en exemple dans le papier, on était un peu surpris.
Si je me réfère au communiqué, Grand Blanc a été présenté comme un groupe de « cold wave française », et plus encore, de Metz. Ça illustrait bien le concept de distorsion médiatique qui sous-tend l’article : Des gens qui vivent vraiment à Metz et ses alentours jouent une musique froide, notamment des groupes de la Triple Alliance de l’Est, et produisent une foule de disques dont mon mandat m’autorise à dire qu’ils sont plus matures, plus affirmés et moins balbutiants que le EP de Grand Blanc. Ils font de la musique depuis longtemps et me semblent plus légitimes, objectivement.
Michel : Je ne trouve pas que les musiciens de Grand Blanc aient été sur-médiatisés. On aurait bien aimé. C’est un disque qui a plu, à un public, à des journalistes. Le groupe arrive avec un rock un peu fiévreux, un peu lyrique qu’on a connu en France il y a quelques années mais qu’on n’avait plus entendu, de cette manière, depuis un certain temps. Les nouveaux groupes qui émergent aujourd’hui sortent des formats courts et, sur la foi de ceux-ci font ou non parler d’eux.
Le discours tenu pour présenter Grand Blanc est le même qu’on aurait pu employer pour présenter, au choix, Noir Boy George, Télédétente, Ventre de Biche et tant d’autres…
Michel : Depuis Presley, ou même depuis Mozart, il y a toujours quelqu’un qui arrive avec quelque chose et qui va faire parler de lui. A chaque époque tu trouves un type pour répliquer que « mais non, il y avait des mecs plus authentiques… »…
Aujourd’hui, la presse s’adapte à la soif du public. Avec Internet, c’est lui qui décide.
Grand Blanc est un groupe de débutants, en cours d’affirmation n’est-ce pas bizarre de le voir prendre cette place dans les médias ?
Michel : Ben oui, c’est un jeune groupe quoi. Ils travaillent, ils tâtonnent.
Benoit : Les médias ont simplement soif de nouveautés !
Est-ce qu’ils ne sont pas simplement incapable d’aller la chercher par eux-même ?
Michel Nassif : Et quand bien même, ce n’est pas notre faute ! On n’est pas plus… « méchants » que les autres ! Il faudrait qu’on travaille moins bien en tant que label ? Que nos groupes refusent les Transmusicales par respect des autres groupes ?
Benoit : Ils travaillent, ils répètent, il y a de l’intérêt qui leur tombe dessus. Si tu regardes la musique en France, cette attention des médias est là parce que ça vient combler un vide.
Mais justement, est-ce que cette soif ne naît pas du rédacteur lui même, qui n’a pas envie de creuser un peu la terre pour chercher de l’eau ?
Michel : Le public, avec Internet, décide. Aujourd’hui, la presse s’adapte à la soif du public. Tu as un groupe qui fait de la musique. Tu as un petit label comme Entreprise qui vient les chercher et qui les produit pour leur faire sortir un premier disque. Voilà. L’intérêt vient d’abord du public.
Le Do It Yourself, c’est un mythe.
Ce qui est particulièrement intéressant dans ce que tu dis là, c’est quand tu parles de « petits labels comme Entreprise ». Il y avait à la Villette Sonique 50 labels dont l’économie, très différente de la vôtre, est nettement plus précaire. D’autre part, vous parliez dans certaines interviews du label PIAS comme le gros truc « menaçant ».
Benoit : Ils ont un rapport plus dur avec les médias.
N’avez-vous pas justement l’impression de représenter le PIAS de notre époque ?
Benoit : On n’est pas un label DIY. On est producteurs, on ne fait pas de home studio. Il y a eu beaucoup de mauvais disques ces dernières années à cause du manque de temps passé dessus. Pour faire de la bonne musique il faut de l’argent parce qu’il faut du temps et une bonne production. Passé à écrire, à répéter, à enregistrer. Du temps de studio. De l’argent pour des musiciens additionnels parfois. On sait qu’aujourd’hui, l’argent manque souvent cruellement. Avec Entreprise, on veut se permettre de faire ce travail pour faire des bons disques.
Michel : Le DIY c’est un mythe. Un artiste qui met tout sur internet, ok. Mais on n’est pas moins DIY que n’importe quel autre label français. On l’a démarré avec nos sous ! Le DIY, c’est juste une posture, un peu comme ce truc du Garage.
Vos groupes se revendiquent de genres musicaux qui sortent normalement sur des labels qui ont une autre économie aujourd’hui, non ? Ils y sont donc comparables…
Michel : On signe des groupes qui participent, à leur manière, à un renouveau du rock en France.
Benoit : On pourrait sûrement parler de la qualité des groupes aussi. La musique, avec internet, c’est un dégueulis de trucs moyens, oubliés au bout de six mois. Ça ne sert à rien. Dans le futur, il ne restera de tout ça que 10 ou 15 disques. Notre vocation, c’est d’être dans ceux là. On va donc trouver les meilleurs.
N’importe quel patron de label tuerait père et mère pour défendre un de ses groupes...
Michel : Les labels dont tu parles, Pan European, Born Bad…
Mais ce ne sont pas ceux là dont je parle ! Je pense davantage à Cranes Records, Croque Macadam, parmi des dizaines d’autres…
Michel : Ces gens là, on les croise, on parle de musique, on a parfois été sur les même groupes au même moment. Je vois mal la différence entre eux et nous. Peut-être qu’on a des artistes, quelles qu’en soient les raisons, qui sont plus visibles. On n’a jamais été opportunistes. On a monté Entreprise en rencontrant La Femme. Tout le monde s’en foutait au départ. D’ailleurs, quand on signe un groupe, on hallucine, parce que ça fait 6 mois, un an ou même deux qu’ils sont là, sortent des trucs sur le web, essaient de faire des concerts, et personne n’en parle.
On a beaucoup décrit La Femme comme un groupe qui s’est fait lui même. C’est faux. On a investi beaucoup d’argent.
C’est l’illustration parfaite de ce que je dis dans mon papier, non ? La signature, ici chez Entreprise, et un dispositif promotionnel conséquent, ça change les choses…
Michel : Mais ça aurait pu être sur un label comme Croque Macadam !
La différence entre les deux structures et la question que ça pose, c’est le sens d’un budget conséquent, subventionnable, pour monter une économie de singe qui ne s’équilibrera qu’avec la béquille de la subvention ou de la synchro. Est-ce sain ? Est-ce sensé ?
Benoit : C’est une question qu’on se pose chaque jour. En mettant cet argent dans la production, on acquiert les droits pendant vingt ans. Le pari, c’est de se dire que les groupes qu’on signe sont les meilleurs de leur époque. Qu’on les écoutera encore en 2035. C’est un risque colossal, pris sur le long terme. C’est d’ailleurs ce qui fait aujourd’hui la force des vieux labels. Monter un catalogue, c’est l’objectif..
Michel : Ce sont des questions qu’on s’est beaucoup posés à la fin de Third Side, pendant la crise du disque. Comment continuer ? En parallèle, on avait envie de faire les choses différemment, notamment sur le plan artistique. Tout s’est cristallisé avec le projet de la série Podium et la rencontre avec La Femme. On poussait déjà nos groupes à chanter en français mais ils y étaient réticents. On sort ce 4 titres de La Femme, on a vu l’exposition, les retombées. Le groupe tourne deux ans sur la foi de ce EP, signe chez Universal… On s’est rendu compte qu’il y avait une façon de travailler, en amont et en aval du disque, qui permettait de retrouver du sens artistique et commercial.
Benoit : Les titres de la Femme qu’on a sorti étaient déjà sortis sur Beko. On les a ré-enregistrés, on les a ressortis, et ça avait une autre gueule. On a pris aussi des attachés de presse en France, aux États-Unis… On a fait notre travail de label.
Michel : Tiens, on parlait de mythologies : On a beaucoup décrit La Femme comme un groupe qui s’est fait lui même. C’est faux. On a investi beaucoup d’argent.
Benoit : L’histoire était plus belle comme ça, alors ça nous va. Et ça ne retire rien à la qualité du groupe. On en revient à la qualité des morceaux. Ils ont changé l’histoire récente de la musique. Tout le monde les cite. Notamment sur le fait de chanter en Français.
Pour illustrer, sur Entreprise, j’aurais pu prendre…
Benoit : Évite de prendre un groupe de chez nous, non ?
J’aurais pu parler de Regal avant et après leur signature chez Born Bad, de la différence d’exposition de Forever Pavot entre ses 45 tours et son album. Sauf que non, parce Regal sont les patrons d’Azbin Records, Forever Pavot est un mec de l’Electric Mami, très lié à Aquaserge. C’est une prise d’ampleur bien plus organique que Grand Blanc qui est arrivé comme ça, de nulle part.
Benoit : On peut aussi dire qu’ils ont été pistonnés, cooptés.
Oui, mais cooptés par une scène, un public, un activisme et une pré-existence en tant que musicien. Grand Blanc sont cités parce que, comme vous le dites vous même, ils tâtonnent, ne sont pas encore sûrs de leur truc, manquent de solidité. Je pense qu’au contraire, Regal et JC Satan ont eu le temps d’user leur sets aux quatre coins de l’Europe avant d’arriver sur Born Bad.
Michel : Eux aussi voulaient sûrement des coups de main, il y a 3 ou 5 ans. Eux aussi ont tâtonné. Un groupe va pas se dire : « Ah non, c’est trop tôt ».
On nous reproche de prendre des risques financiers.
L’article est un reproche que je fais à la presse, de s’intéresser à la cold wave quand on la lui amène par un attaché de presse et de ne pas faire tout simplement son métier.
Michel : On en revient toujours au même truc ! La Femme, il y avait d’autres groupes, avant, pendant, après, qui faisaient une musique proche. Mais La Femme étaient les meilleurs et ont eu plus de visibilité. C’est comme ça. J’ai vu dans les commentaires des articles des choses de l’ordre du fantasmes. « Oui, c’est vrai, il y a des groupes, ça fait 20 ans qu’ils tournent, ils méritent plus de succès que Grand Blanc ». Ben… On a jamais construit le succès de nos groupes sur le dos de qui que ce soit. Pareil, il faut arrêter de fantasmer sur les subventions : tu ne touches qu’à hauteur de tes investissements. On nous reproche de prendre des risques financiers.
Benoit : De fait, on ne peut se permettre que d’aller chercher que des groupes qu’on juge exceptionnels.
N’importe quel mec qui fait des disques pense la même chose.
Michel : Il y a aussi ce fantasme que dans la musique indé, il faut laisser les musiciens tranquilles. Que comme ils sont brillants, ils vont faire des choses super, que c’est merveilleux et voilà…
Les gens disent qu’ils n’ont plus foi en la presse. Ils pensent qu’elle est complètement corrompue, aux ordres… Ce qui n’est pas toujours faux. Ils ont dit, dans la même idée, aux labels : « Arrêtez de produire de la merde ».
C’est le credo, un peu, d’Animal Factory en France. Laisser au maximum la Direction Artistique aux groupes.
Michel : On n’est pas fondamentalement différents d’Animal Factory.
Si ce n’est que ses groupes sont tous issus d’un terreau bordelais…
Michel : Si je me fais l’avocat du diable, je dis qu’Animal Factory, dans ce cas, ce n’est que du copinage… Ce sont des reproches qu’on fait aux labels basés à Paris, mais qu’on ne fait jamais aux labels de province. Je force le trait, mais il y a un gros complexe qui commence à vraiment nous énerver. Il n’y aurait pas de problème si on ne nous reprochait pas d’être parisien. Je vais pas déménager pour faire plaisir ; et pourtant, j’aimerais bien être au bord de la mer. Pour en revenir à ce truc du budget, il y a un fantasme du laisser faire, renforcé par internet. L’inutilité du label, ce genre de choses, avec Radiohead qui sort son album « tout seul » après avoir été financé par une major pendant des années avant, d’ailleurs, d’y revenir. Ce cliché du label qui s’en met plein les fouilles et tout ça, c’est de l’ordre du fantasme. Et on hallucine d’être mis dans ce panier, sous prétexte d’arriver, à la force du poignet et avec nos finances personnelles, à faire parler de nos groupes. Il y a des fantasmes autour de l’industrie du disque. Quand je vois ton article et notamment les commentaires, je me dis que ces fantasmes ont la peau dure.
Au même titre que label indépendant, c’est une appellation vaporeuse.
Michel : Quand on a appelé notre label Entreprise, c’était un peu un pied de nez. On a présenté un truc qui n’avait aucun sens commercialement, et on l’a appelé comme ça. Mais il y avait une vraie volonté de trouver une logique pour amplifier le talent de nos artistes. Entreprise, ça se réfère à des choses comme la Motown, le côté très réfléchi, conçu presque comme une chaîne de montage. Mais tu peux critiquer ça tant que tu veux, les disques de la Motown sont merveilleux. Notre cuisine à nous importe peu, seul le résultat compte : faire des disques chanmé.
Benoit : Cette recherche de modèles économiques, c’est exactement comme la crise de la presse, c’est au cœur des problématiques. Comment gagner de l’argent avec la musique, quel sens ça a aujourd’hui ? Quand un artiste travaille avec nous, on lui amène plus que ce qu’il va faire tout seul. En production, en relation presse… On ne cherche pas que les bonnes critiques, on laisse passer les mauvaises…
Heureusement !
Benoit : Oui, mais ce n’est pas vraiment la norme. Les gens disent qu’ils n’ont plus foi en la presse. Ils pensent qu’elle est complètement corrompue, aux ordres… Ce qui n’est pas toujours faux. Ils ont dit, dans la même idée, aux labels : « Arrêtez de produire de la merde ». Ce qui était vrai. Quand les gens, avec Internet, ont pu choisir, ça a tout changé. Entreprise cherche à sortir des disques entièrement bons. L’artistique n’est pas distinguable de l’économique.
Le public n’est pas dupe. Il a souvent bien meilleur goût que les médias.
Je citais les Inrocks, qui ne traitent généralement pas de ce qu’ils considèrent être des « petites sorties ». Est-ce que sans le dispositif mis en place, un groupe comme Grand Blanc aurait pris une telle ampleur ?
Michel : Mais c’est un problème qui a existé de tous temps !
Oui, mais le problème n’est-il pas 10 000 fois plus grave aujourd’hui, à une époque où les gens ouvrent leur page Word pour tenir des blogs qu’ils ont lancé sans ambition pécuniaire ?
Michel : Au début, tout le monde se disait : « trop bien les blogs, tout le monde va pouvoir parler de la musique comme il veut »….
Mais c’est plutôt l’inverse ! C’est souvent pire qu’un mauvais magazine !
Michel : C’est bien pire, oui ! C’est pour ça qu’on essaie de faire une bonne bio : trois quart des articles que tu vas avoir, c’est une copie de ta bio. Du coup, on s’est mis à écrire les bios comme des articles puisqu’ils étaient postés tels quel. Comme ils ne font pas d’effort, on fait l’effort à la place des journalistes. Mais on ne nourrit pas ça. On ne va pas ne pas se battre pour nos artistes ! Après, je pense aussi que chacun est à sa place : entre le blog de l’étudiant et le quotidien national, on ne peut pas reprocher aux Inrocks de ne pas parler de la même chose que le petit blog dans son coin.
Benoit : Le problème, justement, c’est qu’ils parlent de la même chose.
Exactement.
Michel : C’est pour ça que les médias sont en train de crever. Je ne sais pas qui, encore, achète les Inrocks. Mais en même temps, je me dis pas : « Ah, c’est nul, ils parlent encore des mêmes ». Non, ils foutent en couv’ les gens qu’il faut foutre en couv’. Le public n’est pas dupe. Il a souvent bien meilleur goût que les médias. Et surtout des goûts plus sincères.
***
Mon portable n’a plus de batterie : l’interview enregistrée se termine sur cet accord. Avant de reprendre de plus belle sur d’autres débats autour de la musique aujourd’hui, que je n’aurais su retranscrire de mémoire sans nuire à l’intégrité du propos attendue d’un droit de réponse. Nous ne sommes pas vraiment tombés d’accord – y avait-il un accord sur lequel tomber ? – mais sachez que croiser en sortant l’un des larrons de Gone With The Weed, préparant certainement une quelconque manigance sonore avec son camarade de Dame Blanche avait quoi qu’il en soit quelque chose de réconfortant.
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