Sept ans que la pile électrique de Saint-Denis se taisait. Un bail. Et un paysage hip-hop qui, entre le tsunami auto-tune et un rap Youtube omniprésent, a bien changé. Entre deux parties de poker, sa nouvelle passion, Kool Shen nous explique le pourquoi du comment de son retour.

Surnommé « la caisse claire », Bruno Lopes revient sans tambour ni trompettes mais avec « Sur le fil du rasoir », troisième album solo qui plaira aux amateurs d’un genre parfois mal compris des amoureux de guitares stridentes ou de synthés analogiques : le rap. Sans tambour ni trompettes, c’est vite dit. Car pour promouvoir cette sortie que personne n’attendait, Kool Shen a quand même quadrillé les médias.

Surprise : on peut kiffer ce disque. Même si tout n’est pas parfait, et que le choix d’un single est parfois une catastrophe. Ma rime est le plus mauvais titre de l’album, alors pourquoi le mettre en avant ? Mystère. Sans doute un coup de Sepp Blatter. Pour le reste, c’est du lourd. D’entrée de jeu avec Déclassé, Kool Shen sort le grand jeu et démine toute critique sur son retour. La France est internationale, Over, Classic, Ghetto youth…Pour qui goûte son flow, « Sur le fil du rasoir » reste au niveau des déjà excellents « Dernier round » et « Crise de conscience ». J’ai kiffé, mon frère. Grave (Oui, je sais, je parle parfois comme un ado du 20ème siècle). Rien de plus normal, puisque je suis dans le cœur de cible. Pour les moins de 25 ans, Kool Shen ne représente pas grand chose. Au plus une icône vaguement oubliée d’un mouvement hip-hop old-school qui s’est fait manger tout cru par l’électro-rap et l’auto-tune depuis une quinzaine d’années. Côté musique, les boucles de soul ont laissé la place à des beats électro ultra ralentis. Niveau textes, le storytelling et le rap conscient s’est fait massacrer par le nouveau mot-clef : la punchline.

https://youtu.be/dnpu0J-M-Yc

Pour les autres, Kool Shen reste une putain d’icône générationnelle. Et monsieur NTM. Celui qui prenait le moins de place mais dont on savait qu’il était celui qui évitait au groupe de partir en couilles trop rapidement. NTM. Un duo hip-hop qui en quatre « petits » albums studio à mis le hip-hop national au centre du game de l’industrie du disque. 25 piges plus tard, le rap est devenu le genre dominant, partout dans le pays, même dans les Hauts-de-France. Un genre qui ne laisse que des miettes aux autres. En cas de doute, consultez n’importe quelle vidéo de rap sur Youtube et constater les centaines de milliers de vues systématiques. Sans même causer d’un phénomène comme PNL, n’importe quel rappeur de banlieue « fait plus de vues » qu’un rockeur confirmé (Ouais, je sais, le concept de rockeur confirmé, ça me gêne aussi).

Difficile d’imaginer Quick sans Flupke, Magnum sans Higgins, Matt Ward sans Zooey Deschanel ou Kanye sans Kim. Et pourtant…Kool Shen n’échappe pas à la règle. Le fidèle Milou de ce rappeur aux fausses allures de Tintin se nomme Joey Starr. Un monsieur qui aboie souvent et qui peut faire peur. Si tu ne le remets pas, allume ta télévision, ce truc qui servait encore un peu avant internet. Il est là, dans le jury de La Nouvelle star sur D8. Loin de NTM, donc. Il n’est plus l’heure de niquer ta mère mais d’expliquer ce qu’elle doit écouter en faisant ses courses chez Carrefour le samedi après-midi. Les temps changent. Car NTM, c’était ces deux là. Indissociables. Et incorruptibles. Du genre à interdire à leur maison de disques de mettre le pied en studio avant que l’album soit terminé. Difficile d’imaginer qu’à part quelques clashs ou battles foirées pour IV My People dans les années 2000, et quelques concerts de reformation en 2008 pour engranger de la easy money, ces deux là ne se croisent plus guère. Musicalement parlant en tout cas. Quand on demande à Kool Shen s’il n’a pas eu envie de remettre le couvert avec son ex acolyte sur ce nouvel LP, il répond qu’il l’a déjà fait sur son album précédent et que ce qui compte dans la vie, c’est de faire ce qu’on n’a pas déjà réalisé. Parlons donc d’autres choses avec ce jeune quinquagénaire.

GONZAÏ : Salut Kool Shen. T’as fait une petite fête avec Gradur pour fêter ton demi-siècle le 9 février dernier ?

KOOL SHEN : Avec Gradur ? Pourquoi avec Gradur ? Comme ça, au pif ? Nan, j’étais avec ma femme qui m’a fait une belle surprise. Elle a invité tous mes amis. J’étais pas au courant et je me suis retrouvé à fêter ça avec une centaine de personnes. Des potes des quatre coins de la France.

Peux-tu nous parler un peu de ce nouvel album ? Il est dans la lignée de « Dernier round » et « Crise de conscience », non ? Rien de vraiment neuf.

J’ai toujours eu l’impression de parler des mêmes thèmes dans mes albums. J’aurais bien voulu faire autre chose mais quand je regarde un peu par la fenêtre, j’ai l’impression de voir toujours la même chose en pire. Dans mes albums et ceux de NTM, t’as 20 % d’egotrip parce qu’on est des rappeurs, 40 % d’introspectif et 40 % de sociétal. Voilà, en gros. Ca, c’est pour le fond.   L’intérêt de revenir sept ans après mon album précédent tient au fait que la musique a énormément changé entre temps. Il y a beaucoup plus de sons électro dans le hip-hop, des BPM très ralentis par rapport à ce qu’on pouvait faire il y a quelques années. Donc l’intérêt, sans perdre ce que je sais faire, c’était aussi de revenir avec quelque chose de différent de ce que je faisais avant, revenir avec des prods plus actuelles. Faire son retour dans le game en actualisant mon flow. Le challenge était aussi dans cet exercice-là.

Cette montée de l’électro dans le hip-hop, tu l’avais senti arriver ? Dans ce nouvel LP, tu conserves pas mal de touches assez soul, ce qui était l’une des marques de fabrique de NTM.

C’était nécessaire de garder cette touche là. Il y a une empreinte que j’ai, que je kiffe, que j’ai aussi envie de garder. Pas pour ne pas décevoir les auditeurs de base, mais surtout parce que j’aime faire ce que je sais faire et ce que je faisais avec NTM.

Franchement, qu’est ce qui t’a donné envie de revenir après sept ans d’absence alors que tu pourrais siroter des Pina Colada au soleil toute l’année ?

Sept ans, c’est très long c’est vrai. Pendant cinq ans, j’ai rien écrit, j’avais pas envie. Parce que j’ai eu la chance d’avoir d’autres passions, et de ne pas devoir me lever le matin en me demandant « qu’est ce que je vais foutre maintenant que j’écris plus ? ». Je suis tombé dans le cinéma et le poker. L’envie de réécrire est liée à un petit concours de circonstances. Busta Flex m’a appelé il y a deux ans en me disant qu’il avait un morceau (Soldat) qu’il voulait remixer avec tous les mecs du label IV My people. Je suis retourné en studio, c’était juste pour une petite partie du track mais je faisais pas trop le fier parce que j’avais rien écrit depuis des lustres. Le fait de refaire un morceau en studio, de sentir cette vibe, d’être avec des potes, ça m’a plu. Je suis rentré chez moi, j’ai appelé mon pote Jeff Le Nerf. Comme il est dans le circuit, je lui ai demandé de voir si des producteurs pouvaient m’envoyer quelques sons. Il bossait à ce moment là avec El Gaouli qui m’a envoyé une dizaine de prods. J’en ai pris deux ou trois, j’ai commencé à écrire, et une fois que je me suis retrouvé avec trois quatre morceaux j’ai appelé la maison de disques en leur disant que j’allais refaire un album. Ca les a bien chauffé.

« Avec IV My People, on s’est pris la crise du disque en pleine tronche. »

Avec Décalé, tu annonces la couleur d’entrée de jeu. Tu nous dis le torse bombé que tu reviens pour le plaisir et pas pour l’argent puisque tu gagnes ta vie avec le poker. Mais tes années n’ont pas toujours été aussi fastes, je me rappelle notamment que ta marque de fringues (2High) et ton label IV My People se sont cassés la gueule.

Tu me parles de 2006, là. Dix piges. Avec IV My People, on s’est pris la crise du disque en pleine tronche. On n’arrivait plus à vendre suffisamment de disques pour payer tout le monde. Donc tu fermes. On a revendu la boîte à Universal. Et 2High, ça devenait compliqué sans le support de IV My people. En plus j’avais des associés, dont un qui n’était pas super honnête.

Il s’est barré avec la caisse ?

Un peu. Avec une partie en tous les cas.

On n’est pas vraiment sorti de cette crise du disque. Tu vois ça comment ?

C’est très différent. On est passé dans une nouvelle ère avec Spotify et Deezer. On peut tout écouter à volonté sans pour autant acheter les disques. C’est une autre façon de consommer. Je crois que c’est en train de se réguler peu à peu, et le nombre de clics sur ces plateformes devrait finir par donner une rémunération suffisante aux artistes. C’est un monde en mutation, comme on était passé de la cassette au CD, ou du vinyle au CD. Là on est dans une période où on cherche encore le modèle qui fonctionnera, donc ça morfle un peu. Mais à long terme, on devrait s’y retrouver.

Tu penses qu’on peut encore récupérer les ados qui sont partis sur un modèle complètement gratuit ? Comment tu faisais, toi, ado ?

Je volais les disques, c’était plus simple. Tu me parles de gratuité totale mais il faut quand même un abonnement donc c’est juste une autre façon de consommer. Et reste un modèle à trouver.

Au fait, pourquoi y-a-il autant de featuring dans le hip-hop ?

Pour une fois, y’en a pas mal sur mon album, alors que d’habitude, à peine deux. Les collaborations, c’est dans la culture du hip-hop même si chez certains, ça peut être un cache-misère. C’est aussi une façon de faire des rencontres et, parfois, de faire des morceaux intéressants.

Parfois, c’est pas toujours. T’as pas écouté le duo Booba/Christine and the queens, si?

Si. Très sympa.

On n’en dira pas plus ?

Non.

Revenons deux secondes à tes débuts avec NTM. Une fois signé chez une major, étiez-vous un peu coaché sur la manière de communiquer auprès des médias notamment ?

Non, mais ils auraient peut-être dû. Ils auraient surtout dû nous apprendre ce qu’était une maison de disques, parce que pendant quatre ans, on leur disait clairement « ce serait bien que personne ne mette les pieds dans le studio, et on vous filera le disque une fois qu’on l’aura masterisé ». On avait une liberté totale à 500 %. Mais aujourd’hui, c’est pareil. Et heureusement pour moi à 50 piges.

Les enjeux sont peut-être aussi moins importants. Tu vends moins que NTM.

Ouais, mais même… C’est une preuve d’intelligence. Si tu signes un artiste que tu estimes compétent pour faire un album, aller lui casser les couilles pour lui dire ce qu’il faut faire, c’est de la connerie. C’est un peu un mythe, hein. Je sais pas comment ça se passe dans la pop, mais dans le hip-hop, on est libre. Je le vois peut-être un peu avec des jeunes artistes de pop. Quand l’artiste chante très bien mais ne compose pas et n’écrit pas, la maison de disques a un rôle de relais pour trouver des bons auteurs, des bons titres. C’est pas « inintelligent » de faire ça. Dans le hip-hop, les mecs écrivent tout et savent sur quelles prods ils veulent poser. Donc la maison de disque, elle intervient forcément moins.

Comment choisis-tu les prods sur lesquelles tu vas poser ton flow ?

Au feeling. Je me fais envoyer des choses. Sur l’album, il y a des rencontres et d’autres avec qui je voulais bosser. Mani Deiz, qui a produit Debout, je ne le connaissais que de nom. El Gaoli et Richie Beat, idem. Et puis il y a aussi Therapy, Kore…Des mecs avec qui j’avais envie de bosser. Rien de scientifique là-dedans, mais pour faire 13 titres j’ai dû en écouter 400 ou 500. Tout le monde t’en envoie au moins 20 et tu pioches dedans.

« Il y a des mecs, je ne comprends même pas ce qu’ils disent tellement il y a d’auto-tune. »

Qu’est ce que tu fais de ton temps libre. T’écoutes de la musique ?

Peu.

Tu deviens peut-être plus cinéphile avec le temps ?

Même pas. Je joue au poker. Ca me prend pas mal de temps. C’est passionnant, faut être cartésien et matheux pour réussir là-dedans. Je pourrais t’en parler deux heures mais on est pas là pour ça.

Le rap 2016 utilise à fond l’auto-tune. Ca te parle ?

Ca peut me parler, je ne suis pas anti auto-tune. Faut pas qu’il y en ait partout par contre. Il y a des mecs, je ne comprends même pas ce qu’ils disent tellement il y a d’auto-tune.

Quand t’as commencé, les morceaux étaient basés sur des story. Ca racontait quelque chose. Aujourd’hui, une grosse frange du rap ne sort plus que des punchlines. Ca doit un peu te peiner, non ?

Il y a encore des rappeurs qui racontent des choses, mais c’est peut-être pas les plus médiatisés. Les punchs, elles peuvent passer d’un morceau à l’autre. Dans la 7, la 9, la 11. Peu importe, c’est de l’interchangeable. C’est un style, quoi. Ca peut m’empêcher d’entrer dans la discographie d’un artiste. Je peux aimer le rap pour la forme, même celui avec que des punchs et aucun liant entre les morceaux, pas de thème. Mais je vais avoir du mal à te dire que le mec est super fort. Par contre, je suis pas du tout dans le délire du « C’était mieux avant ». Ca fait bien 10 ans qu’il n’y a plus de morceaux avec des samples de soul et des rythmes binaires. Maintenant le rap est teinté d’électro. Et c’est normal puisque les gamins n’ont entendu que ça depuis une dizaine d’années.

Cette absence de culture « historique » dans le rap est quand même assez étonnante.

C’est pas le rock. Je connais des enfants de potes à moi qui sont dans le rock, et leur gamin connaît Led Zep, etc. Il a 14 ans, il joue de la batterie, et aime le rock. Il connaît aussi le hip-hop. Souvent les gens qui viennent du rock ont une petite ouverture d’esprit qui est beaucoup plus rare dans le rap. C’est vrai que c’est un peu dommage que les jeunes qui écoutent du hip-hop ne soient pas très intéressés par ce qu’il s’est passé avant.

T’as pas imaginé un featuring avec quelqu’un comme Kaaris ?

Non, mais ça aurait pu se faire. Kaaris est du 9-3. Après il faut trouver un terrain d’entente sur ce qu’on aurait raconter. Il y a des morceaux de Kaaris dans lesquels je ne peux pas me retrouver personnellement, même si artistiquement, j’apprécie beaucoup son flow. Mais on aurait sûrement pu trouver un terrain d’entente je pense. Il est suffisamment intelligent pour se dire qu’on va peut-être pas dire ça et pas ça dans le titre.

A ce propos, qu’as tu pensé de la relaxe d’Orelsan sur le morceau Sale pute et de la réaction des féministes?

Franchement, j’étais même pas au courant de cette histoire, on vient de me l’apprendre. De quoi parle ce morceau ? (Je lui explique le contexte du morceau. Un ado qui part retrouver sa copine et tombe sur elle en train d’embrasser un autre mec. Dégoûté, il rentre chez lui et balance des insanités sur elle). Franchement, je vois pas ce qu’on peut lui reprocher si on prend en compte ce contexte. Si Orelsan s’était pointé en disant « les meufs, c’est toutes des putes », je comprends qu’on aurait pu s’offusquer, on n’est pas si con. Personnellement ça m’est jamais arrivé d’être trompé mais si ça m’arrivait je pense que j’aurais quand même cette punch de dire « Bon sang, c’est quand même une grosse pute ». Non ? Les féministes m’étaient tombées dessus sur mon morceau Salope.com, un morceau de mon disque précédent. L’album était même pas encore sorti. Le morceau ne parlait même pas de meufs, mais des mecs qui viennent faire des commentaires à la con sur le net. Pour te dire le level des meufs.

Kool Shen // Sur le fil du rasoir // Def Jam France

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