À faire un petit relevé de la critique musicale, Kaytranada ne semble recueillir que des suffrages positifs. Album du mois chez Trax, soutenu par Noisey et Pitchfork, parrainé par Nova et Brain : le jeune Canadien d’origine haïtienne, révélé sur Soundcloud avec un remix de Janet Jackson fait à cinq heures du matin dans sa chambre d’ado, a bonne presse. Sage [1], doué, productif, branché. Bref : il est hip. Méfiance, donc. Mais, même si Gonzaï se pique de pratiquer régulièrement le non-alignement (quitte à en agacer certains), on ne sacrifiera pas ‘99.9%’ – c’est le nom du premier album de Kaytranada – sur cet autel. Le disque est excellent.
Même s’il est à parier que les vendeurs assermentés en gilet vert ne prêteront guère attention à cette distinction, à ces byzantinismes de Von Linné de la pop-music et qu’ils rangeront l’album sur les étals rap/hip-hop [2] – ce en quoi ils n’auront pas forcément tort – avant d’aller ré-étiqueter des cafetières dans le rayon d’à-côté [3], Kaytranada appartient au courant dit future beats, sous-embranchement malaxant hip-hop, house, nu-soul et IDM pour générer une musique souple et ondée, aux basses prononcées. Ces quinze morceaux funktronica auraient pu sortir chez Warp. Mais on n’aurait sans doute pas eu droit, alors, à une telle pochette, post-3 Feet High & Rising, œuvre de Ricardo Cavolo ; un portrait au feutre dont on ne peut que noter le foisonnement figuratif : une auréole solaire, des yeux par six, une vierge aux mains ensanglantées vêtue d’une robe aux motifs feuilles-de-cannabis pour remplacer le nez de l’artiste, des vagues sur le sourcil, un sphinx tête de mort sur la joue et un couteau brisé sous la gorge. Autant dire que la sobriété n’est pas vraiment de mise…
CROSSOVER, THE RAINBOW
Ça n’empêche pas Kaytranada, dont la réputation de beatmaker a déjà été largement installée par ses collaborations antérieures (pour The Internet, Azealia Banks ou Vic Mensa), de coudoyer avec des sonorités avant-gardistes, tout en étant distribué auprès d’un très grand public – l’album sort sur le mastodonte indé XL Recordings, maison qui compte parmi ses protégés des poids lourds comme Adele ou Radiohead [4]. Au fil de ses productions pointues, parfois insaisissables, dans la lignée (revendiquée) de Madlib et J Dilla, on distingue dans la tambouille de Kaytranada pas mal d’autres ingrédients : Roy Ayers, A Tribe Called Quest, le Moog du « Tuesday Heartbreak » de Stevie Wonder, un SebastiAn qui saurait mixer les aiguës, Chicago circa 87, Flying Lotus ou Frank Ocean. Combinés par le maître des lieux, tout ceci donne un disque délié, dansant ; une sacrée limonade pouvant parler aussi bien aux potheads qu’aux clubbers ou aux straight ; aux Blacks en sweatshirt Adidas old-school comme aux blancs becs dans mon genre ; aux mecs, aux meufs, aux gays, aux hétéros, de jour, de nuit ; aussi bien pour chiller comme pour entreprendre de faire zig-zig dans le pot de miel ; aux über-branchés comme aux lycéennes accros à Snapchat ou aux quidams dans leur Renault Clio d’occasion. En un mot : ‘99.9%’ est un album crossover – le créneau qu’a pu occuper, il y a deux-trois ans, un Major Lazer, vis-à-vis duquel Kaytranada constitue une très avantageuse alternative.
Sinon, on ne va pas vous faire le relevé exhaustif des featurings, on n’est pas chez Jean-Michel Jarre ici et puis on a déjà suffisamment égratigné cette marotte marketing pour ne pas plonger la tête la première dedans. Ce n’est pas parce que la critique, ou ce qu’il en reste (R.I.P. Magic), a depuis longtemps été réduite au rang d’officieuse sous-traitance externalisée, dépendance de la mécanique publicitaire et marigot à catch quotes promotionnelles, qu’on n’a pas sa petite fierté.
BOUILLON DE NOUVEAU
De toute façon, critique ou pas, Kaytranada va écouler son disque par transpalettes entières. Et ce sera mérité. Car il y a dedans des morceaux amènes et surprenants, élastiques, recherchant toujours le déséquilibre et le déhanchement, comme un gamin qui s’amuserait à marcher sur la bordure du trottoir. Meilleur exemple de cette capacité à provoquer l’inattendu : le single Lite Spots qui démarre sur une intro acrobatique, se remet sur pied en une bizarrerie biomécanique avant de déclencher un groove astucieux et louvoyant, oblique, déviant le boom-bap classique vers des émanations free jazz et une musique de club rétro-post-quelque-chose, venant en tout cas d’un ailleurs. À la fois séduit et désorienté, je me suis demandé lors de ma première écoute – et ça faisait longtemps que ce ne m’était pas arrivé – ce que j’écoutais ; ce qui, en ce cas, est plutôt bon signe : il y avait là, à mes oreilles du moins, quelque chose de nouveau. Ça a dû faire pareil aux petits britpopeux de 92 quand ils sont tombés pour la première fois sur This House is Condemned. Intello et dansant, arty et grand public, expérimental et cool, périphérique (le sample de Gal Costa) et global : voilà un nectar premier choix pour tous les enfants spirituels de Bizot, du moins ceux qui n’ont pas encore des arantèles par centaines au niveau des portugaises. Le tout s’accompagne d’un clip qui : 1/ se révèle moins afro-futuriste que simplement en prise avec la subjectivisation croissante de la persona robotique (les gynoïdes japonaises, Wall-E, Her, etc.) ; 2/ pourrait consister un lointain clin d’œil au Rock It de Herbie Hancock, sauf que, là, les robots ne sont pas un subterfuge pour faire passer le morceau sur une MTV réservée aux visages pâles.
Autre single envoyé en éclaireur par le Montréalais, Glowed Up est lui aussi un morceau étrange. Ça se joue en deux actes : dans le premier, des basses sourdes et des synthés flottants qui me feraient presque penser au Domotic du ‘Démon des Hautes Plaines’. Nous voilà plongés dans la perception léthargique d’une fête, les yeux mi-clos, à travers une brume violette et crépusculaire dont il n’est pas besoin de se forer le crâne à la mèche de 16 pour subodorer l’influence du purple drank. Mais ce brouillard se dissipe pour la seconde partie de morceau, davantage soul, avec des kicks plus marqués, qu’on dirait dérivée du premier Gorillaz. Paradoxalement, cette gueule de bois du lendemain est la phase la plus nette du morceau. Je ne crois pas qu’il faille voir un sous-texte substantiel dans ce contraste formel, du genre « seules les conséquences et la redescente sont des certitudes douloureuses, le reste n’est qu’ivresse passagère ». Mais c’est à vous de voir.
CE SENTIMENT DE L’ETE
Quoi qu’il en soit, l’album – moins désarçonnant sur le reste de sa tracklist – sent les vacances, l’huile solaire et le cool par tous ses pores. Une galette laid back à garder au frais, pour ces soirées qui résonnent encore d’un soleil sous EPO, aux amours frôlées en admirant les jolies lignes de basse, à fleur de tempo. À n’en pas douter, Kaytranada sera de beaucoup de playlists estivales. Prince est passé par la case frigo mortuaire ? (United States of) Whatever. Car, depuis les rives du Saint-Laurent, 99.9% prend le relais, distribuant sans mégoter, de pépite en pépite, des love symbols, à l’instar du fantastique instrumental Breakdance Lesson N°1 : 4’30 parfaites pour lancer les pool-parties cet été et inciter tout le monde à dodeliner des épaules et du bassin plutôt que de se lancer dans d’approximatives analyses socio-politiques à base de resucées de timelines Facebook. Il y a aussi You’re the One bijou R’n’B au groove soyeux et chaloupé, avec une instru rebondissante à souhait et une voix – celle de Syd Tha Kyd – en forme de caresse nébuleuse qui vient titiller des zones, disons, on ne peut plus sympathiques. Vous voulez encore un morceau, pour la route ? Alors, piste cinq : Drive Me Crazy, dont la production impeccable, qui met à l’amende 96% des productions trap de ces dernières années, est relayée par le flow dévastateur de Vic Mensa, grand espoir du hip-hop US déjà responsable voici deux ans d’une satellisation en règle du When a Fire Starts to Burn de Disclosure.
Je vous laisse explorer le reste, vous êtes assez grands pour ça. Quant à moi, je vais m’empresser de refaire tourner le disque sur la platine et, encore une fois, creuser son sillon en quête d’un reflet que mon oreille n’aurait encore attrapé au vol ; en quête de ce 0,01% qui reste à découvrir. Et même si en 2016, entre deux pages internet, la durée de vie d’un LP semble être plus fugace que celle de Kenny dans un épisode de South Park, cette fascination a le mérite de signaler un album garanti 100% bon pour vos tympans.
Kaytranada // 99.9% // XL Recordings
http://kaytranada.com/
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[1] Trop, peut-être ; l’influence du nom ? Louis Kevin Célestin aurait pu avoir les ailes cassées par ce patronyme, qui dénote davantage un premier de la classe blousé qu’un king of groove. Tel quel, ça donne moins envie de tendre l’oreille vers le ghetto blaster que de signer le dernier devoir de maths du petit génie propret. Sauf qu’en se rebaptisant Kaytranada – contraction de son ancien alias Kaytradamus (lui-même formé à partir de Kevin et de Nostradamus) et de « nada » – l’imaginaire vient tripatouiller une autre poutine. Et c’est tant mieux. [2] À ce propos, le premier qui emploie le terme de « musiques urbaines » comme euphémisme à celui de rap, je lui ferai avaler la discographie intégrale d’Afrika Bambaataa, mixtapes et bootlegs compris. Parce que, hein, le rock, le metal, la house, la techno, ce sont des musiques rurales, peut-être ? Des produits de la ferme ? Des lubies pastorales ? [3] Rectification : après examen dans une Fnac quelconque, 99.9% est en fait classé parmi les « musiques électroniques ». L’occasion de s’interroger, là aussi, sur le flou d’une telle dénomination (oui, je me sens d’humeur tatillonne sur les nomenclatures en ce moment). [4] D’ailleurs, faut-il voir dans la sortie concomitante des albums de Kaytranada et Radiohead un savant calcul de la part d’XL Recordings : à Radiohead le public blanc et quadra (#LesInrocks), à Kaytranada le public noir et hip ? Malin.
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