Il faut que tout change pour que rien ne change. Le retour de la guerre froide, l’horizon nucléaire, la colonisation de Mars, les gaz d’échappement, la poubelle planétaire, l’hyperpuissance de la culture mainstream, les taxis volants, Bernard Tapie icône pop… 2024 ressemble à s’y méprendre au remake des années 80. Ajoutez à ce mauvais film un fil d’actualité délirant et une surveillance de tous les instants, et vous avez la vision d’un monde qui glisse tout doucement vers son infernale auto-destruction orwellienne, caricaturale, névrotique. La vache… Tout fonctionne, au final, comme si les années 80 avaient programmé l’époque dans laquelle nous vivons. Totalement nouvelle, pas vraiment différente. Une boucle analogique.

En attendant la fin du monde, qu’est-ce qu’il nous reste ? La musique peut-être. Saint-Germain-en-Laye un soir de décembre. Une interview de Kas Product. Un concert de Kas Product. C’est déjà le signe qu’il faut que tout change. Pour que rien ne change. 

Vous montez sur scène dans deux heures. On ne dirait pas. 

Pierre Corneau (ancien bassiste de Marc Seberg) : En général quand je n’ai pas le trac, ça peut être cata pendant le concert.  

Mona : Moi, j’ai jamais le trac. Parce que la première fois que je suis montée sur scène au lycée j’ai tellement flippé que j’ai merdé les trois premiers accords. Je me suis dit : plus jamais ça. 

Tu faisais quoi avant de faire de la musique ? 

Mona : Je séchais les cours. J’ai aussi fait un peu de bal.  

Pierre : Ah ouais ? Tu chantais quoi ? 

Mona : Du disco ! On partait dans des patelins perdus dans les Vosges. On était reçu par le maire à la foire du plus gros mangeurs d’escargots. On revenait l’année suivante, le mec était mort… 

Spatsz, lui, était infirmier psychiatrique. 

Mona : Oui. Je crois que c’est sa mère qui l’avait fait embaucher. Elle y faisait des séjours.

Pierre : Tu veux dire, en tant que patiente ? 

Mona : Oui. Oh il y a prescription maintenant ! Du coup à certaines soirées, Spatsz faisait sauter des médicaments. Tournée de pilules ! 

« La première fois où Spatsz m’a vu, il m’a traité de schizo ». (Mona Soyoc)

Sur les premiers Kas Product, il y a ces mises en scène un peu schizophréniques. 

Mona : J’avais une tante schizophrène. Et puis la première fois que Spatsz m’a vu, il m’a traité de schizo. Non mais on est tous un peu schizophrène, non ? 

Pierre : Mais qui es-tu Mona ? Quelle Mona nous parle ? 

Il faut être un peu schizo pour faire de la musique ? 

Mona : Il faut être un peu schizo pour faire de la politique. 

Pierre : Les chanteurs et chanteuses le sont un peu oui. 

Mona : Je ne te permets pas ! 

Pierre : Une jolie folie, je veux dire !

Mona : Chaque morceau est comme une petite vie, des petites histoires, des parties de soi. C’est toute la complexité humaine !

Thomas Bouetel (claviers): Pour écouter un morceau 18 fois de suite, il faut être un peu taré. 

Ça sentait le fait divers à Nancy dans les années 80 ? 

Mona : C’était un choc culturel, c’est sûr ! J’avais pas mal bougé avant mais l’arrivée à Nancy nous a tous traumatisés. Dans les années 80 il y avait encore le spectre de la guerre. Dans les villages alentour, il y avait des impacts de balles sur les murs. 

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Raconte-nous les débuts de Kas Product. 

Mona : Au départ je composais des morceaux à la guitare. J’avais envie de faire de la musique. Un jour, un copain me propose d’aller voir un pote à lui. Là j’arrive chez Spatsz et je vois qu’il a un synthé, ce qui était très rare à l’époque ça coûtait hyper cher, un Korg  800DV, le premier duophonique. On a commencé à jouer, j’ai improvisé un truc au chant et il s’est foutu de ma gueule ! Ça m’a donné envie de relever le défi. Au départ on était quatre, y’avait un mec au saxophone, un autre aux percus. Puis l’héroïne s’est vissée sur la ville et donc très vite ils ne sont plus venus. Et on s’est retrouvé à deux. 

« Notre premier album, on est venu à Paris pour le proposer et on s’est fait jeter de partout ». (Mona Soyoc)

Puis vous faites ce concert dans le hall des Beaux Arts… Vous aviez conscience de faire quelque chose de nouveau ? 

Mona : Oui totalement. On avait fait une sorte de performance. Entre les morceaux j’avais enregistré des petites saynètes sur un magnéto à bande, on entendait des gens s’engueuler, des bruits de pas, ce genre de choses. Les gens avaient peur d’entrer… pourtant on leur offrait le 45 tours. 

Peur ? 

Mona : Oui. Je ne sais pas pourquoi. Le son des machines, nos looks peut-être…  

Pierre : Ils ne s’attendaient pas à ça. 

Mona : Il n’y avait pas internet à l’époque. Pour se tenir informé, on lisait Best ou Rock and Folk. À Nancy, à part le festival de théâtre, il n’y avait pas grand chose à l’époque. 

Très vite, vous signez sur RCA. 

Mona : La première année on a fait deux 45 tours sur Punk Records. La deuxième année on a décidé de faire un album, quitte à le sortir nous-mêmes. On est venu à Paris le proposer, on s’est fait jeter de partout. Et puis finalement on est tombé sur un mec dans la rue qui nous a dit qu’il y avait un gars qui s’appelait Francis Fotorino qui bossait chez RCA qui nous cherchait. Il avait entendu Take me tonight au Paradisio à Rennes et il voulait nous faire signer, ce qui n’était pas évident. Lui il y croyait en tout cas. Ensuite Hervé Bordier, l’un des fondateurs des Transmusicales à Rennes, nous a proposé de faire la première partie de Marquis de Sade. On n’avait pas de voiture mais on s’est débrouillé pour en trouver une. 

KAS PRODUCT Original press photography Photo NB BW (Nancy, Mona Soyoc) (2) | eBay

Qu’est-ce que ça a changé de signer sur une major ? 

Mona : On a tout de suite eu une exposition plus grande. C’était l’époque des radios libres. C’était délire les radios libres ! Ca jouait du Kas Product partout, sans payer les droits bien sûr. On a fait des tournées comme ça, chose qu’on aurait pas pu faire en indépendant. 

(c) Diana Vasyanovych
(c) Diana Vasyanovych

Est-ce qu’il était plus facile de faire de la musique dans les années 80 ? 

Mona : C’était sans doute plus facile de zoner en faisant de la musique, on pouvait en vivoter. Aujourd’hui il faut avoir une énorme productivité pour se maintenir à flot. 

Pierre :  Tout était plus lent par contre. À l’époque, il fallait s’acheter un instrument, répéter plusieurs mois, etc. Aujourd’hui avec un ordi tu produis très vite un truc incroyable. 

Thomas : Mais il y a moins de lieux où tu peux t’exercer. Il y a 20 ans tu pouvais jouer dans n’importe quel PMU, il y avait beaucoup moins de réglementations.On te filait 500 francs de la main à la main et c’était réglé. Aujourd’hui si tu veux jouer quelque part il faut déjà tourner un peu. Il y a moins de lieux pour expérimenter. Sans parler du mode de rémunération des plateformes qui est très inéquitable. Aujourd’hui il est plus facile de changer de compte bancaire que de se désabonner de Spotify. Ça en dit long sur la mainmise de ces nouveaux outils. 

Est-ce que vous vous considérez comme un groupe intello ? 

Mona : Intello ? Mmmh… on n’est pas vraiment conceptualiste. Je me sens plutôt instinctive. À l’époque on avait l’idée de mélanger l’art et la musique, oui. Maintenant je sais pas… C’est dans l’instant, je vois un train, il faut que je le prenne. Intello, intello… le grand intellectuel ici c’est Thomas. 

Vous sortez un nouvel album au printemps, il va ressembler à quoi ? 

Thomas : On vient de l’enregistrer, c’est pas encore mixé. 

Mona : On cherche encore quelqu’un pour le sortir d’ailleurs. 

Pierre : On a un peu délaissé le côté mécanique des machines. On a de vrais sons de batteries programmés par Thomas qui s’éloignent des boîtes à rythme analogiques. Ça change pas mal la couleur. On voulait faire quelque chose de plus organique. Mona chante en français sur certains titres, aussi. 

(c) Diana Vasyanovych
(c) Diana Vasyanovych

C’est pas un peu casse gueule de sortir ça, 40 ans après les débuts ?

Mona : On ne peut pas faire deux fois la même chose. 

Pierre : Thomas par exemple n’a pas connu le Kas Product des années 80… et c’est très bien comme ça. 

Mona :  J’ai trouvé deux compagnons assez dingues pour me suivre dans mon délire. Il s’est passé une drôle d’alchimie entre nous d’ailleurs. Chacun a un rôle très différent.

Pierre : Il y a une locomotive quand même. Mona a une telle énergie, c’est difficile de ne pas la suivre. 

Mona : Je fais claquer mon fouet… shlack !

Thomas : Ce qui est dingue c’est que la première idée est souvent déjà très aboutie ! 

Mona : Ouais, enfin, il nous arrive de tout jeter à la poubelle. Hahaha ! En tout cas, nous on aime cet album, c’est ça qui est important. 

(c) Diana Vasyanovych
(c) Diana Vasyanovych

Mona, quand on s’est appelé pour préparer l’interview, tu m’as dit attacher une importance particulière à l’image. 

Mona : J’essaie d’avoir toujours un œil sur l’image oui. Par goût pour l’esthétisme d’abord. Dans les années 80 il y avait par exemple ce souci de se réinventer vestimentairement. On récupérait les fringues, on les teignait en noir, il n’y avait pas de Zara ou je ne sais quoi. Et puis aussi quand on prend une photo de toi que tu vois la gueule que t’as dessus après, bon… trop tard, c’est publié ! 

Sur le premier 45 tours il y a un titre qui s’appelle Mind, sur le mind control. Comment voyais-tu 2024 à l’époque ? 

Mona : Très jeune, je vivais déjà dans un monde orwellien.  Pour moi, on allait vivre dans un monde totalement moderne. J’imaginais qu’on aurait l’antigravité, que la pollution ne serait plus qu’un mauvais souvenir, qu’on aurait atteint d’autres galaxies, j’imaginais une société beaucoup plus évoluée. Je me dis encore aujourd’hui mais, putain, quand est-ce qu’ils nous sortent les nouvelles technologies qui nous empêcheraient de bouffer de la pharmacie, du gazole ? Ça fait trop longtemps qu’on attend le futur. 

Les années 80 étaient… disons, plus folles ? 

Pierre : Plus insouciantes, peut-être. Bon, on était plus jeune aussi. 

Mona : Aujourd’hui tout est politiquement correct. Avant on cassait tout, c’était punk. Quand on disait « no future » ça voulait dire qu’on ne voulait pas du futur qu’on voulait nous imposer. Il faut dire qu’à l’époque on avait le droit d’être irrévérencieux, c’était ça le code de langage du punk : être irrévérencieux. Et tout ce qui était du côté de l’autorité était sujet à suspicion. 

Pourtant rien n’a changé. La fin du monde par exemple. 

Mona : Oui c’est vrai. Elle planait déjà comme ça sur l’époque. C’était la guerre froide, la guerre nucléaire rôdait. Alors je peux vous dire une chose, c’est que la fin du monde elle ne vient pas ! Mais vous pouvez vous filer la frousse si vous voulez. Quand on comprend que la peur est inutile, il ne faut absolument pas perdre son temps avec ce genre de choses. On diffusait déjà des reportages à la télé dans les années 60 où on conseillait aux gens de se planquer sous les tables en prévision de la guerre nucléaire… 

Pierre : J’ai l’impression que chaque époque connaît sa propre fin du monde.  

Mona : Il faut que ça cesse ! Moi je suis venue pour m’amuser. J’ai d’autres projets. 

Thomas : Tu vas te présenter aux présidentielles ? 

Mona : Votez pour vous-mêmes déjà. 

Épilogue : Shooting photo. Clic clac. On cherche la sortie des backstage. 22h le concert démarre pied au plancher. Mona débarque sur le bar où l’on venait de descendre une pinte. C’est glam et cold à la fois. Moyenne d’âge du public ? On la taira par respect pour la cold wave. So young but so old. Reste une question : comment se fait-il qu’un groupe qui a plus de 40 ans d’existence sonne plus moderne que, mettons, 99,5 % de la production musicale actuelle ? Suffit d’écouter des titres comme TMT, Take me tonight, Never come back, Loony Bin, qui n’ont pas pris une ride, pour se rendre à l’évidence : certaines choses traversent le temps mieux que d’autres et demeurent résolument modernes. Parce qu’elles ne sont pas marketées, qu’elles ne répondent ni à une demande, ni à une cible, ni à une tendance, qu’elles n’ont jamais forcé sur le cool et qu’au final n’ont jamais cherché à l’être, on pourrait tout aussi bien entendre ça sans un night-club de province en 1984 que dans une teuf à Berlin en 2024. Ou à Saint Germain-en-Laye un soir de décembre. Une nuit froide comme une lame. 

5 commentaires

  1. Supernault

    I want to reach out and touch the sky
    I want to touch the sun, but I don’t need to fly
    I’m gonna climb up every mountain of the moon
    And find the dish that ran away with the spoon
    I’ve crossed the oceans, turned every bend
    I found the plastic at the gold at rainbow’s end
    I’ve been through magic and through life’s reality
    I’ve lived a thousand years and it never bothered me
    Got no religion, don’t need no friends
    Got all I want and I don’t need to pretend
    Don’t try to reach me, ’cause I’ll tear up your mind
    I’ve seen the future and I’ve left it behind

    Paroliers : Tony Iommi / Terence Michael Butler / John Osbourne / W T Ward

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