2006-2014 : six albums au compteur pour Sophie Hunger, et une vie à courir de scène en scène jusqu’à épuisement. Parce que juste le travail, l’indépendance, le métier tu vois. Parce qu’il faut en être et gagner ses journées (« I make a living with my songs » sur The actress).
Comme dit Wikipedia, Sophie Hunger compose elle-même la plupart de ses chansons en anglais, suisse allemand, allemand ou en français. Elle joue de la guitare, du piano et de l’harmonica. Alors, faites pas chier. Proche du gros burnout, elle s’installe en Californie en 2015 pour finalement sortir son décevant « SuperMoon ». Certes, la voix est toujours là avec son registre étendu, ses timbres alternativement graves et chuintants, emballant des mélodies à géométrie variable. Pour autant, c’est d’abord une impression de confusion qui se dégage. « Si vous êtes sympa, vous dites que j’ai tendance à partir dans tous les sens et que c’est bien, c’est créatif. Sinon oui, vous dites que c’est un peu bazardeux ». Love is not the answer comme dit un titre de l’album et c’est ce qui est super avec les (suisse)-allemand(e)s : ils analysent froidement les choses. Coup de bol, en 2016, un truc se débloque. Est-ce ce grand prix suisse de la musique (90 000 euros quand même), sa participation à « Ma vie de courgette » qui va frôler l’Oscar la même année ? Installée à Berlin, elle va composer l’année suivante un album, brillant et éthéré, qui change clairement les règles du jeu. C’est « Molécules » qui sort là, maintenant, et on en parle un peu.
Le premier contact est très formel : vouvoiement, poignées de main fermes… À la fin je vais la bombarder avec mon I-phone juste à côté d’un immense portrait de David Byrne. Elle regardera brièvement l’objectif et puis baissera la tête, se tordra un peu la mâchoire en se triturant les doigts. Bon, quelqu’un qui n’aime pas être photographié (et au final, beaucoup plus jolie en réalité) ne peut pas être complètement mauvais n’est-ce pas ? Elle va demander d’ailleurs si c’est possible de ne pas publier et, bien sûr, bien sûr Sophie ; s’il y a quelque chose qui est à ma portée c’est bien de ne pas publier.
Est-ce que vous me permettez une petite impro en guise d’introduction ?
Sophie Hunger : Allez-y
Toujours, vous aviez pensé être une sorte d’ inventeur(e), Emilie Jeanne Sophie Welti alias Sophie Hunger, vous pensiez faire quelques découvertes notables, un peu comme Einstein qui compulsait le gros manuel des horaires des trains allemands qui était sensés donner l’heure exacte de départs et d’arrivées et qui en a déduit comme on sait une théorie de la relativité restreinte. Sophie Hunger vous n’êtes pas Einstein, mais enfin, vous êtes Suisse allemande (Albert aussi, à partir de 1901). Et puis, comme vous avez la tête sur les épaules et pas trop l’habitude d’être désarçonnée par des évènements imprévus, vous avez imaginé un truc pour inventer quand même.
Sophie Hunger : Je suis inspirée par le travail, le monde des idées. Je n’ai pas trouvé une place là-dedans, les inventions, alors je l’ai imaginé ailleurs. Ça se passe de façon abstraite par exemple, je discute d’un livre avec quelqu’un, et j’entre en connexion ; tout d’un coup il y a une sorte de Home. Un moment de contact. C’est basé sur un truc fictionnel, c’est incroyable. Je peux sentir une familiarité avec les gens qui n’est pas liée à une quelconque matérialité. Avec les musiciens, quand on joue, on a précisément ça.
Comme vous savez, si l’on suit la légende, le rock aurait été inventé dans la région suisse (le chant youtse/Yodel, l’émigration, la country, tout ça) ce qui fait de vous un sacré dinosaure quand on y pense, surtout que vous chantez dans les trois langues comme si vous étiez au cœur de l’idiosyncrasie du rock’n roll, le patois en fait.
Sophie Hunger : c’est beaucoup plus simple ; je fais de la musique parce je peux exagérer les choses ; vous savez ce que ça veut dire « exagérer » ?
Ça vient du latin « entasser », ce que vous faites, c’est peut-être entasser les couches de langues.
Sophie Hunger : Le but, je crois que c’est de faire un truc qui me dépasse, quelque chose de mieux que la vie normale. Une alternative. Avec ces trois langues, je peux le faire, j’arrive à exagérer. À faire de l’excès.
D’ailleurs à un moment vous les dites dans une chanson : « I’ve made my last record, all my contracts are done/I can do whatever I please/Can change my name again if I need » (That man)
Sophie Hunger : L’idée, ce serait d’inventer des mondes qui n’existent pas alors s’il faut changer de nom pour ça, pas de problème.
Et chanter en français ? Ce n’est pas commun, quand on sait que le côté romand de la Suisse parle rarement allemand (enfin un peu, mais le suisse allemand ce n’est pas tout à fait de l’allemand).
Sophie Hunger : j’ai commencé à travailler en France et voilà, souvent les Français parlent surtout le français. J’ai eu la langue dans l’oreille à l’école et puis, la motivation. Le français c’est attractif pour les germanophones, ça nous ouvre sur beaucoup de choses. Mais oui, c’est vrai, ça marche pas dans les deux sens, je ne sais pas pourquoi.
Donc forcément, on en arrive aux reprises en français, je ne parle pas de « la chanson d’Hélène » (Romy Schneider/Michel Piccoli) chantée avec Éric Cantona et franchement sans intérêt mais « Le vent nous portera », magnifique certes, mais est-ce qu’on peut encore la chanter celle-ci ? Et là, bizarrement, ce n’est pas le truc féministe qui l’effleure, elle préfère expliquer qu’elle va en faire une version un peu plus électronique pour le live (oui, virez les cuivres, très bonne idée !). Et pour le reste, ben…
Sophie Hunger : mon problème, c’est que je ne connaissais pas le truc vu que je ne suis pas française je n’avais pas accès à ces histoires (mais quand même, la chanson est au générique de fin de « Ma vie de courgette » ndr).
Mais bref, revenons à l’histoire « alémanique » on va plutôt dire « alpine » c’est plus subtil : des gens qui peuvent survivre à faible température et ont réinventé le monde, entre l’idéal du chalet et l’architecture dépouillée du XXème siècle.
Si vous vivez à Berlin, ce n’est pas un hasard non plus ?
Sophie Hunger : Je n’étais pas trop partie pour écouter des DJ anglais c’est sûr, je cherchais … des traces allemandes, le krautrock pour faire simple. Je ne connaissais pas en fait et, du coup, j’ai ouvert une porte et me suis retrouvée dans un autre monde. Parce qu’il y a beaucoup, « mega beaucoup », ça vient carrément de la musique concrète, c’est donc très allemand et français… Un peu anglais, avec ce qu’a fait la BBC mais bon, la BBC c’est un peu différent.
Grew up in hotels/Where the rooms had an echo/Sound waves reflecting/I only spoke when I had to (That man). Vous chantez donc des choses comme ça.
Sophie Hunger : Ça évoque mon enfance oui clairement… tout le temps à déménager… c’est un « pattern » que je porte en moi, une succession de déménagements.
Du coup il y a ce lien avec le blues, le « nowhere home » …
Sophie Hunger : Je l’ignore, je sais que je n’ai pas de sentiment pour cette chose « zu hause », chez soi… Ça m’échappe un peu …
Et c’est gênant ?
SH : Je ne sais même pas (un rire feutré, un souffle),
Je suis impressionné par la distance qu’elle va mettre avec les choses dont elle parle … et aussi cette façon de dire qu’elle fait du pop-rock, presque de la variété, sans se la péter avec une soi-disant « aura ». On en arrive donc au disque « Molécules » qu’on peut résumer à cette réaction d’une proche de la production : « quand j’ai vu la pochette, j’ai fait wouah ça décolle ! »
Comme vous le chantez, « you gave it your best shot » (Silver Lane)
Sophie Hunger : Je me suis donné des dogmes pour la composition. Juste quatre éléments : drum beat, synthé, voix et guitare acoustique. La guitare fait le lien avec le passé folk, l’ambiance mélodique dont vous parliez. Le reste, je l’ai écrit avec l’ordi et ce n’était pas si évident d’entrer dans l’univers synthétique… Ce n’est pas aussi simple qu’un piano pour moi.
Donc quatre éléments que vous assemblez sans chercher de synthèse. C’est une espèce de linéarité pop, un plan à une seule dimension.
Sophie Hunger : ce que je voulais surtout c’est « no dialectics »
Pardon ?
Sophie Hunger : pas de dialectique, pas Adorno (philosophe, notamment connu pour son engagement contre la musique populaire, voir Philosophie de la nouvelle musique (1948) – ndr)
OK, pas de trucs que l’on confronte les uns aux autres pour créer encore autre chose.
Sophie Hunger : non, pas ça.
Fuck Adorno !
Sophie Hunger : voilà, si vous voulez.
Et puis enfin, ce dernier dogme : seulement des textes en anglais.
Sophie Hunger : L’unité oui … je voulais une seule langue, pour une fois. Je me suis contrainte, je voulais travailler avec Dan Carey qui est anglais (Kate Tempest, Emiliana Torrini, Bat for Lashes) et d’expérience, je ne crois pas que l’on puisse bien travailler avec des gens qui ne comprennent pas la langue… Et puis, de toute façon, c’était sur ma liste depuis longtemps : j’avais besoin de me confronter littéralement à la tradition anglo-saxonne sans dire, laisser dire que oui, je chante en anglais mais, je ne suis pas vraiment… etc.
Donc on sent qu’une page est tournée, ça tient sans doute aussi à cette « vie de courgette », le film d’animation de Claude Barras dont elle a signé la BO et qui est devenue un truc énorme.
Sophie Hunger : Ça a été magnifique, il m’a quasiment laissé carte blanche et moi, j’ai demandé de ne travailler qu’avec lui, personne d’autre. Il m’envoyait des bouts animés ou juste dessinés et j’ai tout de suite adoré (guitare sèche de l’enfance, en lien peut-être avec le manque de parents de la petite Sophie – ndr). On s’est vu deux fois et puis deux ans après, ça a explosé de partout, des prix, plein de prix. On a travaillé vite et j’en ai tiré une leçon : quand les projets traînent c’est souvent qu’il y a quelque chose qui cloche. Les belles réalisations sont très faciles à produire et c’est ce genre de collaboration que je recherche en dehors de mon travail personnel : des gens qui ont une vision de ce qu’ils veulent faire. Pour moi c’est alors possible de me mettre au service, vous voyez. Lorsque j’ai confiance, je donne tout.
Le travail donc, le Dieu travail !!! Je me souviens de ce qu’elle avait déclaré à un journaliste alors qu’elle commençait à être un peu plus sympa avec la presse. « Je ne me suis pas vraiment consacrée à ma vie sentimentale, je n’ai pas trop eu le temps ». Tu m’étonnes ….
Une belle vie de courgette et puis ce prix, toujours en 2016, le grand prix suisse de musique. C’est ironique pour quelqu’un qui n’est pas trop « zu hause » …
Sophie Hunger : c’est un cadeau mais comme tout cadeau, ce n’est jamais gratuit (elle sourit)
On va évoquer Thomas Bernhard qu’elle adore et notamment son livre délirant sur les prix justement « Mes prix littéraires » (publié en 2009), bel exercice de détestation. Je vous passe les détails mais on a bien ri.
Sophie Hunger : ah oui ! Mais moi j’ai été gentille …
Mais ça signifie quoi pour vous ce prix suisse ?
Sophie Hunger : (sourit) en allemand on dit : Der Teufel scheißt immer auf den größten Haufen : le diable chie toujours sur le plus grand tas (en gros, si tu as déjà la poisse, le diable en rajoute encore).
Ah oui … Mais qu’est-ce que vous voulez dire ?
Sophie Hunger : ahaha, rien de plus à ajouter. J’adore cette phrase, elle a tout ce qu’il faut.
Sophie Hunger// Molécules // Two Gentlemen/Caroline International
En concert à Paris le 15 octobre à la Cigale.