7 avril 2009, dans les hauteurs du 20ème arrondissement de Paris, Chris Bear a raté son avion me dit-on : c’est donc un tête-à-tête-pensante que je m’offre avec Daniel Rossen, auteur-compositeur-guitariste-chanteur de Grizzly Bear. Leur deuxième album « Yellow House » m’était tombé dans les oreilles un peu par hasard en 2006, pour devenir immédiatement l’un de mes disques préférés de l’année, et au-delà.
Cette faculté à mettre en sons l’atmosphère nostalgique mais moderne d’une vieille maison dont l’histoire, les histoires, flottent en poussières séculaires dans les raies de lumière qui filtrent du dehors m’avait plus que charmée -me rappelant l’état similaire dans lequel peuvent vous mettre certains disques de Sparklehorse (It’s A Wonderful Life), Hood (The Cycle Of Days Ands Seasons) ou encore Four Tet (Rounds). Et c’est sans parler de la formidable inventivité dont Grizzly Bear sait faire preuve. C’est donc curieuse et même un peu fébrile que j’attendais de savoir dans quelles ambiances leur nouvel album Veckatimest allait m’emmener, et force est de constater qu’il en est tellement riche qu’il me serait encore bien difficile aujourd’hui de tirer quelque conclusion que ce soit à son propos. Pas de chronique donc, encore moins de critique, mais des questions à profusion, que j’allais donc pouvoir poser. Et oui, je me présente, je suis une journaliste old-school égarée chez Gonzaï, et pense que je tirerai plus de choses intéressantes des questions que je poserai que des réponses que je pourrais prétendre apporter.
Yellow House faisait référence à la maison dans laquelle vous l’aviez composé, Veckatimest au patelin près duquel vous l’avez partiellement enregistré : en ce qui concerne les titres de vos albums, êtes-vous de vraies feignasses ou est-il réellement important pour vous de faire allusion à l’environnement dans lequel ils ont été conçus ?
Daniel Rossen : Bon, on est un peu feignasse sur les bords, il faut l’avouer, mais ce qui est un choix par défaut au début devient réellement pertinent en fin de compte. Il est important pour nous de faire référence à l’environnement dans lequel on a fait notre album, parce que l’endroit pèse beaucoup sur le résultat. C’est bête à dire mais selon que tu es dans un studio en ville ou dans une bicoque à la campagne, tu n’es pas conditionné par les mêmes rythmes, les mêmes lumières, les mêmes odeurs – et très important, les mêmes sons. Ton inspiration fluctue énormément selon ce qui t’entoure. Pour Veckatimest, en fait, on a enregistré dans différents endroits, c’est peut-être pour cela qu’il y a ces ambiances différentes dont tu me parles. Par exemple, on a eu la chance de pouvoir enregistrer dans une église, près de la maison où on s’était reclus, dans les Catskill Mountains. Ça appelle une certaine ampleur de son, une certaine emphase dans le ton. Ne serait-ce, aussi, que parce que tu peux jouer fort, dans une église ! Il y a d’autres chansons, enregistrées dans une maison à Cape Cod, où tu entendrais presque le craquement du bois dans la cheminée, elles sont logiquement plus intimistes, comme celles que l’on a pu faire dans une vieille demeure, à New York. Veckatimest est plus dynamique que Yellow House. Pour ma part, quand on s’y est attelé, je revenais d’une période de travail avec Department Of Eagles : je n’avais presque rien, pas d’ébauche de chanson à proprement parler, quand on s’est mis au travail. J’étais juste plein d’une certaine énergie musicale. Il a donc été facile pour moi de me laisser influencer, dans la composition, par les endroits où l’on s’est retrouvé, puisque j’ai commencé à écrire là-bas, quasi-vierge de toute idée préconçue. On n’a pas décidé spécialement de faire un album-concept dont le propos serait de mettre en musique les différentes maisons dans lesquelles on s’est installé, ça s’est plutôt naturellement passé comme ça.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour aboutir ce troisième album ?
En tout ça nous a pris environ cinq mois : deux mois pour enregistrer, et trois longs mois pour mixer. Le travail du son est fondamental pour nous, presque plus important que celui de la composition et de l’écriture, surtout que l’on construit nos morceaux de manière collaborative, au cours de jams. Pour le premier album, les chansons couvraient une période de dix ans… Cela peut être très satisfaisant de sortir un album qui représente autant de temps, mais pour Veckatimest, on recherchait vraiment quelque chose de plus vivace, de plus rapide. Certains de ses morceaux ont été bons du premier coup, une prise live et c’était dans la boîte. De plus, on voulait être plus optimiste dans le propos, moins soumis à des humeurs lancinantes. C’est facile, en fait, de se laisser aller à ses mauvaises humeurs, de faire du mélancolique, du sombre… C’est beaucoup plus délicat, paradoxalement, d’arriver à créer quelque chose à partir d’un certain bonheur –et encore plus à partir d’un bonheur certain, oui.
Et s’agissait-il, en cherchant à faire une musique plus « positive », de contrebalancer vos œuvres précédentes, ou est-ce que cela correspondait plus simplement à votre réalité au quotidien ?
Chacun d’entre nous a son propre parcours personnel, on ne peut pas être unanime dans ce qu’on a à raconter si on cherche à être autobiographique… Bien sûr ce qu’on propose a fort à voir avec l’évolution personnelle de chacun d’entre nous, mais dans le cadre d’un groupe, il faut parvenir à tirer une certaine cohérence d’une multitude de vécus. Le groupe a beaucoup tourné, il y a toujours quelque chose d’effrayant à l’idée de faire un nouveau disque. A trente ans, je pense que je peux me demander : « pendant combien de temps encore est-ce que je vais faire ça ? ». Est-ce que j’en aurai toujours l’envie, l’énergie, le talent ? Est-ce que je devrais pas me concentrer sur autre chose ? Comment savoir si ma démarche relève de l’habitude ou d’un vrai truc à proposer ? »
Pour arriver à débrouiller ces doutes artistiques, est-ce que tu as quelqu’un en tête ? Une sorte de guide ?
Oui, il y a quelqu’un qui joue un peu les guides, malgré lui : c’est Van Dyke Parks, surtout dans ce qu’il a fait en tant qu’arrangeur. (Il a travaillé avec les Beach Boys, les Byrds, ou plus près de nous Joanna Newsom, NDLR). Il n’a jamais eu un grand succès dans sa carrière personnelle, mais il a toujours semblé, à en croire ses propos rapportés en interviews, sincèrement heureux d’avoir fait du bon boulot pour les autres. J’ai vraiment beaucoup d’admiration pour ce type, et ce genre de types en général…
Si tu devais faire appel à un arrangeur/réalisateur, parmi deux guitaristes que tu as souvent cités, ferais-tu plutôt appel à Johnny Greenwood (Radiohead), ou à David Sitek (TV On The Radio) ?
Dave est un putain de bon producteur, je peux te dire… mais je crois que je choisirais plutôt Johnny Greenwood. Ceci-dit, si je suis honnête, et malgré l’estime que je leur porte, je dois t’avouer que je ne ferais appel à aucun des deux ! Dans Grizzly Bear, on est beaucoup trop attaché à notre fonctionnement : tout arranger, produire, et réaliser nous-mêmes est vraiment quelque chose de crucial. Il me paraît vraiment improbable que l’on puisse confier nos chansons à quelqu’un d’extérieur au groupe, à l’avenir. Il faudrait que ce soit autre chose que du Grizzly Bear.
Après un album un peu tristoune, un autre plus optimiste, que nous préparez-vous?
Un album amer et cynique ! Non, je déconne, je me sens trop euphorique pour pouvoir tomber là-dedans, enfin j’espère… Mais bon, on a encore quelques mois de tournée devant nous avant de se remettre au travail… alors on ne sait jamais ce qui peut suivre.
Vous avez fait plusieurs sessions avec La Blogothèque, est-ce que l’exercice vous en a inspiré d’autres, similaires ?
Non, il n’y a qu’avec eux qu’on a fait des choses de ce genre (concerts à emporter, soirées de poche, NDLR). Avant de faire la première session avec eux, je n’avais vraiment aucune idée de ce dont il allait s’agir ! Chryde (le rédac’ chef, NDLR) avait cette touche tellement française, une folie légère un peu années 60, tout en étant complètement speed, il a un côté personnage de cartoon je trouve… Rien que ça m’a donné envie d’y aller, sans trop me préoccuper de ce que ça allait donner. On n’a pas renouvelé l’exercice par ailleurs parce que ça nous met quand même dans une drôle de position : pas évident d’accepter de jouer nos chansons à nu quand tu sais le nombre de choses qu’on leur ajoute en studio, le nombre de sons différents qu’on cherche à leur donner, le travail de fourmi que ça représente.
Est-ce parce que vous manquez de confiance en la trame de vos chansons, ce qu’elles donnent en simple guitare-voix par exemple, que vous les ajourez autant ? Est-ce que vous les planquez derrière la production par peur qu’on ne se rende compte qu’elles ne tiennent pas la route ?
Ça, c’est un débat qui pourrait durer des heures… Sincèrement, ta question a lieu d’être et je n’ai pas encore trouvé la réponse. Je ne suis pas sûr de la trouver un jour, au demeurant… Je pense que certaines de nos chansons valent le coup en elles-mêmes, qu’elles passent bien l’épreuve de la nudité. Little Brother (sur Yellow House, NDLR) par exemple, n’a pas du tout la même gueule quand elle est jouée live que dans sa version studio. Si on se laissait aller à être réellement critique envers ce qu’on fait, on en arriverait à détester certaines de nos chansons, honnêtement. Ne serait-ce que par ennui ou lassitude. Quand tu tournes, tu dois partir en acceptant l’idée que tu auras la sensation désagréable de te répéter inutilement sur certaines chansons, mais que d’autres te procureront une joie toujours renouvelée sur scène, et ce sans que tu puisses t’expliquer le pourquoi du comment. C’est ainsi, c’est complètement subjectif, voire irrationnel, et il vaut mieux en prendre ton parti pour ne pas devenir fou.
En ce qui vous concerne, pour ne pas généraliser à tous les groupes, la lassitude sur scène est-elle le prix à payer pour le plaisir pris en studio ?
En quelque sorte, oui. Il n’y a aucun prix à payer quand on est en studio : c’est une bénédiction totale. En tournée, déjà, tu dois accepter d’être coupé du monde pendant des semaines, sinon des mois. Ce n’est pas super sain, hein… Cela-dit, je ne peux pas me plaindre, jouer sur scène est quand même un privilège !
Ha non, désolée, pas cette rengaine… C’est quoi cette manie qu’ont les artistes à ne pas vouloir se plaindre, à presque s’excuser de la chance qu’ils pensent avoir ?
Ouais, bon, tu n’as pas tort… Ecoute, chacun a ses batailles dans la vie, plus ou moins grandes, on va dire. Mais franchement, sans être politiquement correct, il faut avouer qu’en tant que musicien, ou plutôt en tant que personne qui vit de sa musique, tu ne rencontres pas de problème qui soit difficile au point que tu sois en droit de te plaindre. Tu n’as qu’à avancer, quand tu es un artiste, tu peux être impudent. C’est quand même quelque chose de merveilleux. Peut-être que si j’ai relativisé ma petite complainte, c’est parce que dans l’ensemble, on peut dire qu’on a eu beaucoup d’aide et de chance avec Grizzly Bear. On a vécu quatre bonnes années, jusqu’aujourd’hui.
Mais l’aide qu’on t’apporte, ou la chance que tu rencontres, si tu préfères le dire ainsi, c’est parfois mérité, aussi, non ?
Je ne peux pas dire si on le « mérite » ou pas. Même rétrospectivement. Notre progression a été constante, chaque étape a été un truc qui arrivait au bon moment. Et franchement, peu importe le talent que tu as, si tu n’as pas un coup de chance, ou un accès facilité, tu n’as pas de réussite. C’est profondément injuste, mais c’est ainsi, implacable.
Grizzly Bear // Veckatimest // Warp (Discograph)
Sortie le 25 mai 2009