D’habitude quand un groupe brille trop vite, toute la profession (fans y compris) l’attend au tournant sur l’album suivant, guettant le moindre faux pas et désirant même la bonne grosse plantade que personne, pas même la blogosphère, n’oserait soulever pour être le seul à se faire buzzer à coups de « Le roi est nu ! ». Sombre mélange de pulsion Rastignac et de résidus de lutte des classes, d’envie de fustiger le spectacle et de le rejoindre, comme me l’avait dit un jour Alain Dister, le processus de fantasme/contre fantasme de la presse rock est regrettable.
Et, je suis embêté car n’étant qu’un homme, un faisceau d’humeurs variables, avant d’être un rock critic de marmbre et d’airain tout cela est venu me faire du pied à l’heure de parler de Music for Men, le nouveau Gossip. Résultat : au départ je voulais le descendre. Puis je me suis ravisé.
Je sais. A force de ne pas me borner à vous dire si tel disque est bon ou pas (dernière exemple en date : Schuller), vous allez finir par passer votre chemin, vous dire que je suis décidément peu fiable et que je crains car je n’ai pas d’avis. Mais que voulez-vous, comme peu de choses dans la vie, peu de disques sont tout noir ou blanc et je m’intéresse souvent aux disques qui posent problème, à ceux, ambigus, où se joue un truc à dénouer et qui, en somme, engagent plutôt l’art bâtard de la Parlhot que celui, dépassé, de la prescription. Et puis en 2009 quel critique peut encore avoir intérêt à jouer les prescripteurs alors qu’en un clic chacun peut écouter gratuitement tout ce qu’il désire ?
J’ai saisi toute la nature de ce problème la dernière fois que je suis allé au théâtre lorsque, après m’avoir conduit à mon siège, le placeur s’est figé auprès de moi. Sincèrement je ne voyais rien qui justifia que je lui donne de l’argent. Je ne l’avais pas sonné et j’aurais pu trouver ma place seul. Je me suis senti piégé. Le service était rendu et le type était là, me communiquant par le lieu et sa tenue le poids d’une tradition révolue. Concrètement, à moins d’être aveugle, il ne servait à rien. Ainsi en était-il de la presse rock et de ses scribes. A cette différence que moi je n’avais ni costume ni théâtre pour piéger quiconque. Il n’empêche, j’ai encore et toujours envie de vous parler de musique. Venons-en donc au nouveau Gossip : Music for Men.
Contrairement à ce qu’on entend dire, ce n’est pas le deuxième album de Beth Ditto (chant), Brace Paine (guitare, basse) et Hannah Blilie. Ceux qui disent ça le font dans le but de réécrire l’histoire sous un jour bigger than life et c’est MAL. Antony Hegarty n’est pas né avec I Am a Bird Now, un des albums phares de 2005 et Gossip n’est pas né avec Standing in the Way of Control, un des albums phares de 2006. Comme le gros gay à voix d’ange, la grosse lesbienne à voix black a galéré avant que son groupe n’explose et qu’elle se fasse élire « personnalité la plus cool du rock ». Standing in the Way of Control était leur troisième album studio. (le trio s’est formé en 99 à Olympia, dans l’État de Washington.) Et leur deuxième album, Movement.
Dire cela change tout. Car contrairement à ce qu’on pourrait penser, aujourd’hui si Gossip tente le (heavy) cross-over indie/mainstream avec ce Music for Men signé chez Sony et produit par Rick Rubin (Beasty Boys, Red Hot, Johnny Cash…) ce n’est ni précipité, ni prétentieux. C’est juste que c’est le moment. Maintenant ou jamais. A leur âge, vu leur tempérament et le carton de leur précédent disque, la starisation de Beth, le succès de leur tournée et leur participation au True Colour Tour de Cyndi Lauper avec, entre autres, de Debbie Harry, Rufus Wainwright et The Dresden Dolls, ils ne pouvaient que tenter ce pari fou : s’assumer en potentiel King of pop. Que faire d’autre ? Que faire d’autre, avant l’oubli, quand on argent, audace et talent ? Dans ce monde en perpétuelle fragmentation, la pop a plus que jamais besoin de fédérer, comme elle savait encore le faire, grâce à certains, dans les années 80.
Alors bien sûr, ce disque déroute. Il n’y a que sur Dimestore Diamond, Heavy Cross, « Spare Me From The World et 8th Wonder que la voix, la gratte et la batterie drivent l’affaire comme avant. 4 morceaux dont 3 d’ouverture et un de clôture. Et encore, si l’allant est rock, le son y est moins vintage, brûlant. Rubin a épilé. Tout est plus froid, pensé, clinique. Machine à faire bouger son corps en rythme. On trouve même quelques pincées de synthé. Ok, c’est efficace. Diablement même. Ok, le single Heavy Cross accroche d’emblée. Mais bon on pourrait presque chanter « Standing… » sur les premières mesures. N’est-ce pas trop pute, pavlovien ? L’impression que Rubin a rétrécie les Gossip, que Beth a muté en Annie Cordy à trop jouer les poules disco, multipliant « Ouhouhou » et « Lalala » pour attirer le chaland.
L’impression que Gossip qu’on connaissait hormonal et hors normal a fait taire le tigre qu’il avait dans le moteur, vendu son âme au diable. On flippe. Ce n’est qu’un début.
Oui, car le reste du disque, son ventre, là où il mise et souhaite prendre le pouvoir, vire carrément pop Fame, Flashdance, testo-Cerrone. Les synthés jaillissent, cheap, et tout un tas de petites percus métronomiques et estivales genre cloches de batucada incitent au déhanchement. Et si aux deux premières écoutes ce parti pris disco eighties semble lasser à mi-disque, dès la troisième, on se surprend à chérir les morceaux les plus synthétiques, la scie sautillante de Love Long Distance, le gimmick de guitare K 2000 de Vertical Rhythm, le refrain hymnique de For Keeps, et à chanter les mérites de tout le disque ! A quelques détails près tout cela éclate comme autant de tubes capables de mettre le monde à ses pieds.
C’est en cela que cette musique est, dans les deux sens du terme, pour les hommes. Car en ayant les couilles de se conformer à ce que l’industrie, ce monde d’hommes, désire, c’est-à-dire des canons de beauté, sans rien perdre ce qui l’anime, elle tient les rennes pour secouer les choses de l’intérieur, et s’adresser à tout le monde. Un titre d’album hautement vicieux comme sa musique auquel répond l’absence de Beth sur le recto de l’objet. Elle a en effet cédé sa place au profil plus straight et passe-partout de sa garçonne de batteuse. La classe. Loin d’être nus ces ex-Next Big Thing sont en passe de devenir des King of Pop. Des rois terroristes. Masqués. Le 5 septembre 2007, en plein dans l’œil de la hype de la récente sortie de Standing in the Way of Control, après avoir poireauté plus d’une heure dans un studio sans âme de la plaine Saint Denis, j’avais 10 minutes chrono pour faire connaissance avec Beth et la confesser sur son statut de nouvelle sensation (forte).
Bonjour Beth, comment vas-tu ?
Bonjour, très bien, merci.
Nous avons dix minutes.
Ah, je sais, désolé, cette journée est folle !
Peux-tu me résumer le parcours de Gossip ?
Nos débuts furent très fun. C’était très agréable, innocent. On n’avait presque pas besoin d’argent, pas ou peu de responsabilités. J’avais 18 ans, Nathan (alias Brace Paine) 19 et notre batteuse de l’époque (Kathy Mendonca) 20. On était tous de la même ville, Searcy, dans l’état de l’Arkansas, et on l’a tous quitté pour Olympia, dans l’état de Washington. C’est là qu’est née le mouvement Riot Girls au début des années 90 et c’est donc là qu’on a créé le groupe, en 1999. Depuis on a continué. On a sorti 4 EPs et 2 albums, le premier en 2001, le second en 2003. On a tourné entre autre avec Sleater-Kinney, John Spencer, The White Stripes, Sonic Youth et Le Tigre. Aujourd’hui j’ai 24 ans, on sort notre 3e album et nous voici en France à Pariiiiis !
Ok. Monter un groupe de rock c’est quelque chose qui te tenais vraiment à coeur?
Non. On habitait tous dans la même maison avec Nathan et Kathy. Nathan était dans un groupe de punk, il faisait des concerts, organisait des soirées et moi j’avais un job alimentaire. Et puis un jour que son groupe finissait de répéter dans le garage, Kathy a commencé à jouer de la batterie avec lui et 5 minutes plus tard ils sont remontés en me disant : « Viens chanter dans notre groupe » et j’ai dit : « OK ». Trois jours plus tard on avait un concert dans le sous-sol d’une maison. C’est comme ça que ça a commencé. Je n’ai donc jamais eu l’intention de faire partie d’un groupe. Pas du tout. C’était complètement inattendu.
Tu es blanche. D’où sors-tu donc cette voix black à la Tina Turner qu’on entend rugir sur les 11 titres de Standing in the Way of Control?
J’ai toujours chanté, notamment du gospel, car je chantais dans une église quand j’étais petite et que j’habitais l’Arkansas. Mais pour moi le gospel qu’on jouait était extrêmement mielleux et daté, c’était genre (elle se met à chanter 🙂 « Amazing Grace, how sweet the sound ». Il n’y avait pas un vrai feeling soul. Ma mère chantait dans cette église. Elle écoutait Black Sabbath et Michael Jackson. Mon père, lui, jouait dans un bar honky-tonk, il écoutait Kool and the Gang, Johnny Cash…
Deux choses assez différentes pour ne pas dire opposées…
Oui ! Mais que de merveilleuses musiques. J’ai grandi avec ça.
Vous n’êtes pas les seuls à nourrir votre rock de soul. En ce moment pas mal d’artistes, d’Amy Winehouse à Cold War Kids en passant par Antony Hegarty,mettent pas mal l’accent sur cet héritage noir. Quel regard portes-tu sur ce phénomène ?
Je pense qu’il est temps que la musique noire revienne au premier plan de la pop. Ce serait d’ailleurs bien qu’une chanteuse noire arrive à avoir du succès avec ce genre de musique. Parce que le truc c’est qu’aucun de ces artistes que tu cites n’est noir. Les gens n’acceptent la soul que lorsqu’elle est chantée par des blancs. Je trouve ça très bizarre. En un sens ça témoigne d’un certain racisme. Regarde, Antony Hegarty chante comme Nina Simone, exactement comme elle, et j’aime ce qu’il fait mais il y a tellement de Nina en lui que ça en devient presque ridicule. Amy Winehouse pareil. Elle sonne juste comme Gladys Knight. Moi je ne sais pas trop comment je sonne, mais je ressemble sûrement à l’une des femmes que j’écoutais enfant. Quand j’étais au lycée, pour moi il n’y avait personne au-dessus d’Aallyah. C’était mon idole. Aujourd’hui, la seule qui me vient à l’esprit et qui est populaire, c’est Mary J. Blige. Il y a Rihanna, bien sûr, mais ça c’est plus de la teenage pop. Non, moi j’attends vraiment qu’une super chanteuse noire déboule et casse la baraque en étant autre chose qu’un produit calibré pour les jeunes.
A part ça les journalistes n’arrêtent pas de te parler de tes rondeurs et de ton homosexualité, en faisant mine que c’est trop cool d’être grosse et lesbienne. Tu n’en as pas marre ?
Non, c’est une bonne chose. Je pense qu’il est temps que les gens trouvent ça cool. Parce ce n’est toujours pas considéré comme cool et ça n’a jamais été cool pour moi par le passé. Honnêtement, je ne sais pas si tu aimes les femmes ou les hommes, mais disons que tu aimes les femmes et que tu as une copine : je pense qu’elle n’aimerait pas que tu lui dises qu’elle est grosse, même si c’est le cas.
Ne crains-tu pas que…
Tout ce bavardage finisse par écraser la musique de Gossip (rires gras) ?
Oui, que ça réduise ton groupe à une tendance ou un phénomène de foire…
(Temps de réflexion, débit mesuré) Si tu écris une bonne chanson, tout ira bien pour toi. Mais si tu fais un disque de merde, alors là tu auras des soucis. Parce que c’est ça qui compte : les chansons. A la fin, la qualité de notre travail parlera pour nous. Toi, tu es blanc, mignon et tu as l’air assez sage, tu pourrais donc écrire les pires merdes du monde, ça passerait comme ça passe pour les belles blondes. Mais si tu fais de vraies bonnes chansons, peu importe à quoi tu ressembles et qui tu es. Je veux dire : si tu n’as pas toi-même la conviction d’avoir la beauté pour toi, tu dois d’autant plus miser sur ton talent. Et peu importe si après ça tu deviens cool parce que tu as l’air d’un freak : tu te dois de faire un putain de bon disque parce que finalement c’est ce qui pèsera le plus dans de le jugement des gens.
Je vois que tu as réfléchi à la question…
Oui. Les médias ont du pouvoir et c’est intéressant de voir les questions qui nous sont posées. Mais j’ai vraiment une forte personnalité, je suis comme ça, un peu folle, un peu la camarade de classe marrante. Ce n’est pas un jeu. Je serai cette même personne que tu as devant toi si personne n’en avait rien à foutre de notre nouveau disque ! D’ailleurs si demain quelqu’un dit que Gossip est la pire merde qu’il a jamais entendu, que la chanteuse est la fille la plus laide qu’il ait jamais vu et que le guitariste ferait mieux de laisser tomber la guitare et bien je m’en foutrai.
L’attaché de presse me chasse. Merci pour ces 10 minutes.
Je suis désolé. Merci à toi, amuse-toi bien.